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- A tes souhaits, dit Personnettaz.

- Je suis en train d'attraper froid, moi, fit observer Boccara tout en se pressant les ailes du nez.

- On perd un temps fou, remarqua Personnettaz. C'est contrariant.

- Mais nom de Dieu, cria Boccara, qu'est-ce que ça résiste. Ça m'a l'air complètement coincé.

- Il nous faudrait du dégrippant, dit Personnettaz, ou peut-être un peu d'huile. Ou de l'antigel, peut-être. On n'aurait rien de ce genre, dans le coffre ?

Pour toute réponse Boccara grimaça d'un cran supplémentaire, haussant une épaule déjà presque démise par l'effort. Autant qu'il pouvait, Boccara pesait sur la manivelle mais les écrous semblaient soudés aux pas de vis, rivés aux tiges filetées. La fine pluie froide se mêlait à sa sueur tiède, cocktail thermique et sapide qui brouillait son regard, coulait sur ses yeux vers ses lèvres : tout conspirait contre son projet de changer cette roue arrière droite.

Manivelle en main, Boccara se tenait agenouillé devant son pneu crevé, dont la jante laissait déborder de flasques sections de flancs. Sur ses paumes obscurcies de cambouis dès qu'il s'était saisi du cric naissaient aussi maintenant quelques ampoules. De tout son poids le jeune homme forçait sur son outil, se redressant parfois pour tâcher de décoincer le système à grands coups de pied, vainement : se détachant alors de l'écrou, la manivelle bondissait bruyamment dans le décor où Boccara partait la récupérer en jurant, éparpillant les accessoires gisant à ses côtés.

Personnettaz et lui se trouvaient au bord d'une grande route rapide à six voies - deux fois trois séparées par une médiane ensemencée de plantes comateuses et bordée de garde-fous tuméfiés, - coupés du monde par un grillage entre les mailles duquel voletaient des lambeaux de matière plastique, d'étoffe et de papier souillés, froissés, agglutinés au pied des poteaux. Au-delà de cette frontière, le monde ne se décidait pas entre l'état de friche et celui de chantier. Pas d'être humain en vue à pied.

Plus tôt qu'à l'accoutumée, sous une lumière de fer, les usagers de la voie rapide avaient branché leurs phares dont les faisceaux obscurcissaient encore l'état du jour. Miaulements des véhicules et chuchotis de leurs pneumatiques sur le revêtement dérapant, rafales intermittentes et froid dans le dos. C'était mardi, midi moins dix.

Debout derrière Boccara, maintenant un léger parapluie à système, Personnettaz s'efforçait d'abriter le jeune homme et lui-même - tâche compromise par le diamètre insuffisant du parapluie, secoué par la bourrasque et parfois retroussé, ne protégeant le plus souvent qu'une petite zone aléatoire entre eux, qui se trempaient. Tu veux que j'essaie ? proposait de temps en temps Personnettaz. Laissez tomber, répondait Boccara.

A moins qu'une âme sensible leur eût porté main forte, leurs efforts conjugués durent aboutir puisque deux heures plus tard ils roulaient à nouveau, pleins phares à fond sur la voie de gauche. Les doigts de Boccara laissaient un peu partout des traces noirâtres dans l'habitacle, peu perceptibles sur les sièges et le volant mais bien distinctes sur son col de chemise, son front, ses joues, ses paupières et son nez plus clairs.

Retour de mission sans avoir rien trouvé que la maison désertée de Gloire, les deux hommes se taisaient : Boccara boudait, Personnettaz ne sera jamais très bavard. On mit la radio pour les informations, qui en étaient à la météo. Le responsable de cette rubrique s'en tenait à quantifier le temps pourri visible derrière les vitres. Paraissant s'exposer en première ligne aux intempéries mêmes qu'il dénonçait, sa voix fébrile et prise garantissait le bien-fondé de ses propos.

Perclus de fatigue, Boccara frissonnait aussi dans son costume froissé. Sale goût dans la bouche comme s'il émergeait, poisseux, fripé, d'une longue nuit blanche en plein milieu de journée. D'abord abattu par l'étroitesse du monde, il voulut reprendre courage trente kilomètres avant Paris. Bien que Personnettaz l'effarouchât, mais peut-être pour exorciser sa gêne, il baissa le volume de la radio puis :

- Et les filles, alors, dit-il avec un sourire sans joie, vous avez souvent l'occasion, dans le travail ?

Mais il se garda d'insister. L'autre, immobile et muet comme la plupart du temps, regardait fixement devant lui d'un air contrarié, ou soucieux, ou souffrant, difficile à dire : de très mauvaise humeur ou simplement désespéré. On sentait ses pensées négatives sans trop pouvoir en supposer la teneur. N'osant développer sa question plus avant, Boccara crut pouvoir essayer de le distraire toujours sur ce même thème. Pour draguer, par exemple, lui-même, Boccara, comment s'y prenait-il ?

- Simple, se répondit-il, simple. Je m'assieds tout seul à une terrasse, je commande un demi et je fais la gueule. Et ça ne rate pas. Dans la demi-heure il y en a toujours une qui arrive et qui s'installe. Et allez.

Sans émettre aucun commentaire, Personnettaz lui avait jeté un rapide coup d'œil, bref regard composite au sein duquel l'envie, le scepticisme et la réprobation se regardaient eux-mêmes en chiens de faïence. Puis il avait rétabli le volume de l'autoradio : Chostakovitch : Boccara ne s'était point appesanti. On avait écouté Chostakovitch, ce n'est pas si mal, Chostakovitch, il y a des quatuors très très bien. Puis une fois dans Paris, du côté de l'Opéra, Personnettaz fit stopper la voiture devant une cabine téléphonique. Attends-moi là, dit-il en ouvrant la portière, je vais prévenir le client. Vers quatorze heures et quelques le ciel s'était calmé, les commerces rouvraient, le coin s'avérait profus en vendeuses revenant de leur déjeuner basses calories, leur litre et demi de Contrex sous le bras : Boccara modifia l'inclinaison de son siège pour les regarder, plus confortablement, regagner leur poste de travail.

Mais Salvador, qui vient de se faire livrer un club sandwich avec une bière dans son bureau, n'avait pas la tête à répondre quand le téléphone sonna. Sous ses yeux, le dossier des grandes blondes était ouvert sur le point délicat des blondes artificielles. Bon, fit-il rapidement, oui, alors c'est raté ? Je ne sais pas, moi, voyez avec Jouve. Il raccrocha très vite pour éviter de perdre le fil, tâcher d'approfondir le point, pensant à voix haute. Notant sous sa dictée de l'autre côté du bureau, Donatienne projetait en même temps sur un écran mural des photos de Stéphane Audran, d'Angie Dickinson et de Monica Vitti pour stimuler la réflexion de Salvador. Qui dut observer une pause, déconcentré par le coup de fil. Puis : - Toute blonde un jour ou l'autre, reprit-il, encourt le soupçon d'être fausse. Toutes s'exposent à ce doute, toutes prennent le risque qu'on les suspecte d'être artificielles. Or la fausse blonde est quelquefois plus pertinente, plus représentative qu'une vraie, qu'est-ce que tu en penses ?

Mais Donatienne, ce jour, n'avait pas le cœur à penser, ni même à parler sur son rythme habituel.

- Il faut voir, dit-elle, tu peux développer ?

- Je crois, dit Salvador. J'y reviendrai. Poursuivons. La fausse blonde est donc une catégorie spécifique, un style à part. Ce que n'est pas la fausse brune. La fausse brune est d'ailleurs improbable, on ne lui voit pas de raison d'être. Elle ne crée pas l'événement comme peut faire une fausse blonde, qui a choisi sa couleur dans ce seul objectif. Donc la teinture ne scandalise qu'à sens unique, tu me suis ?

- Si tu veux, bâilla Donatienne. Continue.

J'en ai vu passer une, annonça Boccara quand Personnettaz rentra dans l'auto, vous auriez vu ses dents quand elle souriait, comme ça brillait. Alors des dents d'un blanc, je vous jure, une vraie salle de bains. Allez, roule, dit Personnettaz. Excusez-moi, dit Boccara. Ensuite ils avaient pris, via Saint-Lazare, vers le quartier Europe où la lumière, souvent, rappelle celle de l'Europe de l'Est, où dans les rues plus dégagées qu'ailleurs, par des perspectives plus obtuses, un fond d'air frais demeure toujours même par temps chaud, où les bruits sonnent comme s'ils venaient d'un peu plus loin. Quelques-unes de ces rues, les plus introverties, conservent toute l'année un petit air de vacances ou de pénurie : par exemple, devant le bureau de Jouve, il y avait plein de place pour se garer.

Symétriquement à ce bureau, un autre bureau plus vaste abritait le siège d'une association de femmes toutes plus belles les unes que les autres. Quand Personnettaz et Boccara entrèrent dans le hall, il paraissait qu'une assemblée générale s'y tînt, Boccara passa le nez par la porte entrouverte. Allez, avance, dit Personnettaz. Excusez-moi, dit Boccara. Jouve les attendait pour le debriefing. Ils l'informèrent de leur échec. Ça ne m'étonne pas, dit-il, elle a sûrement filé. Enfin, tant pis. On va essayer autre chose. Il faudrait visiter un local, je vais vous expliquer, mais il faudrait que ce soit assez discret si vous voyez ce que je. Oui, fit Personnettaz, je vois ce que vous. Un peu plus tard, munis de l'adresse de Lagrange, l'assemblée générale de femmes splendides battait son plein quand ils s'en furent, dans un climat d'émeute on se proposait fiévreusement de passer au vote. Qu'est-ce qu'on fait, demanda Boccara, on y va tout de suite ? Pourquoi, fit Personnettaz, tu as autre chose à faire ?

Le même un peu plus tard encore, rue de Tilsitt :

- Tu veux que j'essaie ?

- Laissez tomber, dit Boccara.

Debout derrière lui depuis un bon moment déjà, une lampe-torche à la main, Personnettaz tâchait d'éclairer le mieux possible Boccara tout à son affaire. N'y parvenait qu'imparfaitement. Sous l'effet de cette longue immobilité, il advenait que son poignet faiblît, que le faisceau dérivât vers un espace intermédiaire entre eux, qui n'y voyaient plus rien. Boccara protestait alors, Personnettaz redressait la lampe-torche à deux mains. Il était minuit dix, déjà mercredi.

Toujours pas mal humide, dehors. Sur les hautes fenêtres du bureau de Lagrange, la pluie de plus en plus fine, presque à l'état de brouillard, venait par intermittences battre doucement les vitres, comme de légères vagues froissent du sable. De la rue de Tilsitt montait un bruit de trafic espacé mais soutenu, minuit place de l'Etoile, au-delà le halo plus étouffé des boulevards alentour, sirène d'ambulance par-ci, klaxon par-là. Rien d'autre à faire qu'écouter ça, rien à voir au-delà du faisceau de la lampe-torche. Par la porte accédant au bureau, un peu de lueur des réverbères passait de justesse, accentuant à peine les reliefs des meubles sans rien éclairer.

Ils s'étaient installés dans la petite annexe du grand bureau de Lagrange, espace clos de cinq mètres carrés sans fenêtre. Fax et classeurs métalliques, photocopieuse et lavabo, coffre-fort d'un modèle ancien : Boccara se tenait agenouillé sur la moquette devant le coffre-fort. Des dossiers étaient posés sur ce coffre, d'où tentaient de fuir quelques papiers pelure, et, posée près de Boccara, une sacoche contenait de petits outils, poinçons et pinces, palpeurs, un plus gros appareil en forme de ventouse ainsi qu'un stéthoscope. Parfois Boccara chaussait le stéthoscope, auscultait le mécanisme en comptant les déclics, en tremblotant un peu. Tremblotant quelquefois au point de rater une manipulation, devoir reprendre ses calculs, mais aussi transpirant au moins autant qu'il tremblotait, ses doigts moites dérapant sur la molette glissante, sans compter l'autre derrière lui qui baisse la lampe juste au mauvais moment : tout semblait encore s'opposer à son projet d'ouvrir ce coffre.

L'autre derrière lui, se penchant au-dessus de son épaule, vit l'état de sueur de son assistant.

- Tu aurais dû prévoir des chiffons, dit-il, tu es sûr que tu n'as pas des chiffons dans ta sacoche ? Tu n'as pas pris des Kleenex pour ton rhume ?

- Non, s'énervait Boccara, non, non. Mais putain mais qu'est-ce que ça glisse. Mais ce n'est pas vrai comme ça dérape, nom de Dieu.

S'interrompant un instant pour souffler, il étouffa un éternuement dans le creux de sa main.

- Calme-toi, dit Personnettaz, tu perds du temps.

- Je sens que ça va me tomber sur les bronches, renifla Boccara, je le vois d'ici. Après c'est des mois que je vais traîner ça. Je n'ai que faire de vos souhaits.

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