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Pour indélicat, duplice et corrompu que fût sans doute le docteur Gopal, cette fois au moins il n'avait pas menti. Dans l'après-midi du lendemain, une limousine locative Ambassador pourpre, mais dépourvue d'air conditionné, roulait doucement le long de la rue du Cénotaphe en direction du Club cosmopolite.
La rue du Cénotaphe est une petite artère calme, résidentielle quoique poussiéreuse, presque une allée bordée de grands acacias qui jaillissent de buissons embrassés. Tous les cent mètres s'y suivent de vastes villas blanches au toit plat coiffé d'antennes paraboliques, au portail surmonté d'un avis qui met en garde contre un chien, bien qu'on n'aperçoive jamais de chien, et flanqué d'une guérite où somnole un vigile en tenue paramilitaire kaki déboutonnée, ceinturon, badge et béret penché. Ceintes de jardins clos de murs, les villas n'excèdent jamais deux étages agrémentés de terrasses à degrés, de tourelles, de balcons et d'auvents protégés par des stores, des bâches, des canisses ou de modernes variantes de moucharabiehs.
On ne rencontre pas tellement d'habitants de ces demeures. Parfois, au loin, des silhouettes en pyjama clair traversent très vite la rue d'un portail vers un autre portail. Sans doute la domesticité. Sous un patio, derrière des grilles nattées d'arbustes, un vieil homme seul, chauve, myope et moustachu se laisse aller et venir sur une balançoire à faible amplitude. Mais comme vous le regardez il vous regarde et vous baissez les yeux, la température avoisine trente-cinq degrés. Tout est calme, on n'entend presque rien. Une grande lumière blanche use les reliefs et les couleurs des choses, au point de confisquer l'une de leurs trois dimensions. Bref, c'est dimanche.
L'Ambassador était, pour le moment, le seul objet brillant de ce monde pâle. Roulant à faible allure, elle croisait peu de monde sur son passage. Un cycliste transportait un bidon beaucoup trop gros pour sa monture, mais cinq minutes plus tard un autre cycliste transportait deux bidons aussi gros. Trois femmes venues de quartiers moins pourvus liaient en fagots des branches mortes de casuarine. Du ras du sol au bleu du ciel voletaient des papillons, voltigeaient des perruches et s'élançaient des escadrilles de corneilles. Un couple homosexuel de rats palmistes, avant de s'engager sur la chaussée, risquait des coups de museau pusillanimes à gauche, à droite, à gauche, etc.
Deux aigles tournant en rond se reflétaient sur le toit de l'Ambassador dans laquelle trois personnes réfléchissaient, chacune à sa manière, à différents sujets tels que le sexe, par exemple, ou l'argent. L'homme occidental installé à l'arrière y pensait confusément, toujours vêtu de son costume paille froissé. La femme assise à côté de lui - ensemble en coton clair acheté deux jours plus tôt dans un magasin parisien d'habits tropicaux - y songeait plus rêveusement. Seul le chauffeur local, en pantalon de toile et chemisette au plastron souillé, s'interrogeait de façon plus frontale sur les mensurations de cette dame et sur les revenus de ce monsieur.
Le monsieur prononça deux mots brefs dès que la rue du Cénotaphe envisagea de croiser une étroite voie privée qui s'enfonçait, après un coude, sous un manguier. On l'emprunta. On avait une bonne vue, on vit qu'au loin, à hauteur d'un portail, cette voie se trouvait barrée de blocs ralentisseurs en ciment près desquels, parallèle à la barrière dressée, un panneau bilingue informait le public de l'interdiction d'entrer au Club cosmopolite, et de ce que tout intrus serait poursuivi. Suite à deux autres mots brefs, la voiture se gara cinquante mètres en deçà du seuil. Bon, dit Personnettaz, je crois que c'est là, j'y vais. Vous m'attendez ici.
- Je vous demande pardon, fit Donatienne, mais je viens avec vous.
- Non non non non, déclina Personnettaz sur tous les tons, il a toujours été convenu que ces tâches m'incombaient.
- Mais je dois être là, insista Donatienne, je suis là pour ça. A quoi je sers, moi, sinon ?
- N'insistez pas, trancha Personnettaz. Vous n'avez pas la formation, de toute façon.
Pauvre con, murmura Donatienne dès qu'il eut claqué la portière. Puisque c'est comme ça, je vais m'envoyer le chauffeur, tiens. Mais somme toute elle n'en fit rien, s'immergeant dans un guide touristique de la région pendant que le chauffeur, heureusement inconscient de ce qu'il venait de manquer, s'intéressait à la page Spectacles du Sunday Standard.
Sur la foi du plan fourni par ses informateurs, Personnettaz se dirigea vers l'annexe du Club abritant les hôtes de passage. Son matériel pesait un peu trop dans ses poches mais sans les déformer - lampe-torche miniature et trousseau de clefs dans celle de gauche ; à droite, on ne sait jamais, un petit pistolet. Il ne croisa personne sur son chemin jusqu'au seuil de l'annexe, traversa l'entrée vers l'ascenseur ouvert, y pénétra. Pendant moins d'une minute que dura l'ascension, cette fois il se considéra dans le miroir qui occupait le fond de la cabine.
C'est dans les miroirs d'ascenseur qu'on a l'air le plus fatigué. Et peu importe le sens du véhicule : qu'on descende ou qu'on monte, c'est l'image qu'on a de soi qui dégringole toujours. On s'inquiète, on se demande pourquoi, qu'a-t-on fait la veille pour mériter ça. Mais on a tort de s'alarmer, ce n'est qu'un effet de plafonnier. C'est sa lueur verticale et terne qui rend le visage terreux, approfondit les rides et tire les traits, bouffit les poches au-dessous des yeux. Sous éclairage rasant, le miroir démultiplie la mauvaise mine à la vitesse de l'ascenseur. Il s'agit donc, essentiellement, d'une illusion. Mais Personnettaz n'est pas au courant. J'ai vieilli, nom de Dieu, pense-t-il. Je n'aurais pas cru que ça m'arriverait. On peut se demander si la présence de Donatienne ne pousserait pas cet homme, ordinairement peu soucieux de son apparence, à interroger sur ce chapitre un miroir. On peut se demander s'il en est conscient. On peut aussi s'en foutre éperdument.
Il repoussa la grille de l'ascenseur : toujours nulle âme qui vive dans la perspective du couloir, qu'il suivit sur la pointe des pieds jusqu'à l'appartement 32.
Doucement il frappa à la porte, sans réponse, plusieurs fois. Après deux coups d'œil latéraux de rat palmiste, il saisit délicatement la poignée qu'il fit tourner sans bruit. S'attendant à ce qu'elle résistât, il sélectionnait d'avance dans son trousseau le passe qu'il conviendrait d'utiliser. Mais au bout d'un quart de tour à peine la porte s'ouvrit comme d'elle-même. Plongeant une main dans sa poche, Personnettaz la referma, sait-on jamais, sur le petit pistolet.
Traversant d'abord une antichambre opaque, sans autre mobilier que deux patères au mur désaffectées, Personnettaz entra dans un grand salon vide. Rideaux tirés, meubles rangés, nulle trace ne témoignait d'une occupation quelconque. A droite une porte s'ouvrait sans doute sur une chambre : en effet ; vide également. L'homme tourna pensivement sur lui-même : rien, du moins pas un objet personnel en vue. Il inspecta les rayonnages et les tiroirs, les corbeilles à papier sans trouver de boîte d'allumettes ni d'épingles à cheveux, pas plus de facture que de prospectus ou titre de transport froissés comme on en laisse toujours dans les hôtels. Nul mégot dans les cendriers nettoyés. Il ouvrit les nombreux placards sans plus de succès - hormis le dernier dans lequel reposaient, empilées au dernier étage, toutes les étoffes achetées l'après-midi par Gloire quand elle n'avait rien d'autre à faire. Personnettaz les défit l'une après l'autre, sans découvrir le moindre indice entre leurs plis. Rien de rien. L'envie lui prit, sous l'empire du dépit, de lacérer une de ses étoffes et puis l'idée lui vint, sous un empire plus imprécis, d'en rapporter une autre à Donatienne, toutes deux il les repoussa.
Sachant d'avance qu'il n'y trouverait pas même un cheveu, son examen de la salle de bains fut de pure forme, il revint au salon. Le silence y était absolu, quoique grêlé par une rumeur lointaine qui le multipliait encore. A l'évidence, l'appartement avait été vidé avec soin mais depuis très peu de temps, semblait-il, car y flottaient encore certains proches échos de parfums, de paroles, de soupirs et de claquements de talons hauts.
Une toux retentit dans le dos de Personnettaz, qui tourna la tête : un boy outillé d'une wassingue et d'un seau le considérait avec intérêt, posant une question que Personnettaz fit répéter. Le boy souhaitait savoir s'il pouvait nettoyer. Personnettaz trouvait que c'était déjà très bien nettoyé. Mais bien sûr, dit-il quand même, allez-y. Justement je m'en vais.
A l'arrière de l'Ambassador, Donatienne s'était assoupie, sur son volant le chauffeur indigène dormait aussi - double sommeil assez intime qui laisse envisager que la jeune femme, somme toute, avait pu se raviser. Mais cette hypothèse ne traversa pas l'esprit de Personnettaz, qui toucha légèrement l'épaule de Donatienne. Comme elle ouvrait les yeux :
- Bon, lui dit-il, j'ai l'impression que c'est raté.