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Aux grands yeux bleus de Boccara, le temps semblait également long. Rien à faire dans la vie, ces jours-ci, que monter la rue des Martyrs et la descendre en attendant les consignes de Personnettaz.

Pour le moment, il la redescendait. Sous ses semelles crissaient, craquaient les fragments de verre Securit brisé, parfois fumé, répandus par petites plages sur les trottoirs et dans les caniveaux, au flanc des véhicules fraîchement vidés de leur autoradio. Il s'arrêta devant une officine de tatouage en vitrine de laquelle se trouvaient exposés toute espèce de modèles. Outre les motifs mineurs pour timorés - petites fleurs et petits animaux, - de plus vastes sujets réservés aux vrais amateurs représentaient des scènes entières, reines de la nuit, héros de la jungle ou léopards body-buildés. D'abord tenté, Boccara finit par renoncer. De toute façon sa montre lui fit savoir qu'il était temps, de la première cabine venue, d'appeler comme tous les jours Personnettaz.

Celui-ci, sans le concours du jeune homme, semblait avoir retrouvé la piste de Gloire : on repartait demain. Cette fois encore c'est assez loin, dit-il, moins loin que l'autre fois mais quand même encore assez.

- Attendez un peu, dit Boccara, on part où au juste ? (Ses yeux s'arrondirent). Pardon ? (Il inspira vivement). Non mais attendez, ça ne va pas du tout, ça. Il y a plein de sales maladies qui traînent, par là-bas. Comment je vais trouver le temps de faire les vaccins ?

- Ne t'inquiète pas, fit Personnettaz, je me suis renseigné. On n'a plus besoin de vaccins obligatoires.

- Et le palud ? fit valoir Boccara. C'est tout un traitement préventif, le palud. Avec tous les moustiques et puis l'humidité, la pluie. Il pleut considérablement, là-bas. Je le sais.

- Je me suis renseigné, répéta l'autre avec lassitude, la mousson est passée. Par contre il doit faire plutôt chaud.

- Ah bon, réfléchit Boccara, donc des vêtements légers, du coton. Je vais quand même tâcher de me faire prêter une moustiquaire. Et puis la pluie, quand même, on ne sait jamais. Je prends mon K-Way.

- C'est ça, dit Personnettaz, prends ton K-Way.

Vu les quelques avions que nous avons déjà pris, que peut-être nous prendrons encore, inutile de décrire celui dans lequel ils montèrent le lendemain. Il ne présente d'ailleurs nul signe particulier. Vol Air India, 747 de base, sans autre spécialité que le choix végétarien ou pas des repas, le sari corail des hôtesses, la moquette à ramages et la musique d'ascenseur assortie.

Non, rien de spécial à première vue sauf qu'au débarquement à Delhi Personnettaz aperçut d'assez loin un phénomène inhabituel. Comme il patientait derrière Boccara dans la file d'attente du contrôle douanier, il avisa soudain qu'une petite concentration de personnes se massait immédiatement au-delà de la guérite. Groupe souriant de toutes ses dents quoique d'allure officielle, composé d'uniformes de l'aviation civile et de complets administratifs, environné de fleurs et coiffé d'une banderole incompréhensible, quelques mots en hindi séchant ensemble sur un fil. Personnettaz grinça des dents lorsque les regards vifs, les grands sourires lui parurent d'abord s'adresser à lui. Puis comme on se rapprochait il devint manifeste que ce n'était pas sa personne qu'ils visaient, mais Boccara sur qui tout cela convergeait. Lequel Boccara, n'étant pas très en forme, mal de l'air, une main sur l'abdomen et l'autre sur ses lèvres, avançait sans avoir rien remarqué.

De fait, sitôt que le jeune homme eut franchi le contrôle, simultanément éclatèrent des flashes de photographes et des salves d'applaudissements, accompagnés d'une brève fanfare. Un petit homme enthousiaste à moustaches et complet foncé vint serrer chaleureusement la main de Boccara, son autre main cherchant ses lunettes dans sa poche et, dans une autre poche avec une troisième main, un bout de papier qu'il déplia puis qu'il entreprit de lire. Boccara qui ne maîtrise pas bien la langue anglaise se retourna, l'œil éperdu.

- Qu'est-ce qu'il raconte ?

Personnettaz, accablé, roulait nerveusement son passeport en boule comme un dernier paquet de cigarettes vidé.

- Il dit que tu es le millionième passager sur ce vol, traduisit-il. Il dit qu'ils ont l'intention de fêter ça.

- Et alors ?

- Alors on ne va plus se voir d'ici un moment, je crois.

De fait, après ses félicitations, le petit homme énuméra les divers avantages, cadeaux et croisières dont Boccara devenait l'heureux bénéficiaire. Lorsqu'on passa le premier collier de fleurs au cou de son assistant, Personnettaz leva les yeux au ciel. Lui non plus, seul côté couloir dans l'avion du retour, ne serait pas d'humeur à décrire ce vol.

Paris. Froid de canard, temps de chien. Tout le monde emmitouflé d'une humeur de chien. Même Donatienne, inhabituellement couverte, pas l'air commode, a gardé son manteau au bureau.

- Je piétine un peu sur les grandes blondes, fait observer Salvador.

- Nous piétinons partout, dit-elle, depuis le début.

- Plus d'angle, je n'ai plus d'angle, dit Salvador. Les mensurations font-elles un angle ? Qu'est-ce que tu penses de Jayne Mansfield ? Et qu'est-ce que tu penserais de l'angle extraterrestre ? Tu vois, quelque chose dans le genre : vous avez toujours cru que c'étaient de petits hommes verts. Eh non, ce sont de grandes filles blondes.

Donatienne aimant mieux se taire, c'est dans le silence que deux coups sont frappés contre la porte qui s'ouvre, aussitôt après, sur Personnettaz. L'homme a les traits tirés, l'œil trop brillant, la bouche amère. L'homme a l'air fatigué. L'homme s'est psychologiquement préparé à ne pas jeter un seul regard sur Donatienne, mais il ne peut s'en empêcher en douce. Sa vision périphérique lui signale un manteau. L'homme s'en trouve confusément rassuré. Tiens, Personnettaz, dit Salvador. Je vous croyais loin.

- J'ai perdu Boccara, dit Personnettaz.

Salvador le regarde sans comprendre, rétablissant le silence qu'aussitôt vrille dans le suraigu le rire de Donatienne. Sur elle, Personnettaz, en exposant les faits, s'oblige à ne pas poser le regard du tueur qu'il n'est pas, ayant échoué à l'examen pour ça.

- Vous ne pouviez pas continuer à chercher seul ? demande Salvador.

- Ce n'est pas dans mes habitudes, dit Personnettaz, je ne travaille qu'avec un assistant. Je veux bien continuer, mais il faut qu'on me trouve un autre assistant.

- Ça n'entre pas vraiment dans mes compétences, dit Salvador, je ne vois personne ici qui pourrait. Tu n'aurais pas une idée, toi ?

- Bien sûr que si, dit Donatienne.

- Vous voyez, dit Salvador, c'est ça qui est bien avec elle, elle a toujours de bonnes idées. Tu penses à qui ?

- Moi, résume Donatienne.

- Mon dieu quelle bonne idée, dit Salvador.

- Attendez un instant, dit Personnettaz, s'il vous plaît. Je préférerais pas.

- Je vais voir les horaires, organise d'ores et déjà Donatienne, Odile va voir pour les billets, Gérard va voir pour le visa, ça va plus vite avec Gérard.

- S'il vous plaît, répète Personnettaz. Ecoutez-moi deux secondes.

Or on ne l'écoute plus. Or sa vie va changer, il le voit, il le sait, il va le regretter. Boccara l'énervait souvent mais Boccara va lui manquer. Boccara pour qui c'est sûrement la belle vie, volant en première classe de palace en palace, copain comme cochon avec l'équipage, trinquant avec les pilotes à tour de bras, la stéréo à fond, coinçant l'hôtesse dans les toilettes et se faisant des lignes, pendant les vols de nuit, dans le coin cuisine en compagnie du steward, quand tout dort.

A ce propos, rue de la Pagode-Karaneeswarar, Sanjeev vient d'entrer dans le cabinet du docteur Gopal :

- Alors tu vas mieux ? demande celui-ci, tu es content de ton traitement ?

- Beaucoup mieux, répond Sanjeev. Très content.

Il paraît en effet content d'aller mieux, ses yeux rosissent de plaisir, ses pupilles s'étrécissent de joie. Son regard est fixement satisfait.

- Vraiment beaucoup mieux, insiste-t-il. J'en voudrais bien encore, de ce médicament.

- Ce n'est pas un problème, dit le docteur, je crois en effet que c'est ce qui te convient. Nous sommes en bonne voie de guérison, nous allons en conséquence modifier la posologie. Augmenter un petit peu les doses. Donc je vais te donner dix grammes de ce médicament.

- Dix grammes n'est pas beaucoup, croit se rappeler Sanjeev.

- Regarde, lui dit le docteur en expédiant le bout de ses doigts dans son tiroir.

Il en retire un étui de papier plié de la même façon que l'autre jour, mais cinq ou six fois plus volumineux. Dix grammes sont beaucoup plus que ce que Sanjeev croyait, Sanjeev est enchanté.

- Et puis tu vas cesser la voie nasale, prescrit le docteur, je te montrerai comment l'injecter, c'est tout simple.

- Si vous le dites, docteur, dit Sanjeev, comment vous remercier ?

- Rien du tout, dit le docteur, ne me remercie pas. Comme tu vas le voir, c'est toujours dix roupies, je ne te demande rien en échange. Si, tiens, peut-être, un tout petit peu de ton sang, tu vois que c'est peu de chose. Tu n'y vois pas d'inconvénient ?

- Tant que vous voulez, s'égare Sanjeev.

- Cela doit rester entre nous, précise Gopal. C'est du sang, tu vois, c'est un peu comme un pacte.

- Bien sûr, hoche gravement Sanjeev.

- Donc ce n'est rien du tout, je vais t'en prendre juste un petit litre. Pas d'objections ?

- No problem, dit Sanjeev.

- Et puis tu reviens quand tu veux, tu sais, dit Gopal. Relève un peu ta manche.

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