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Et le lendemain, vous êtes quelqu'un qui cherche Paul Salvador. Votre voiture vous transporte vers l'est de Paris, du côté de la porte Dorée, non loin du bois de Vincennes. Vous vous garez devant l'immeuble neuf qui abrite la société Stocastic Film : six étages de bureaux et de studios, soixante millions de chiffre d'affaires au coin de l'avenue du Général-Dodds et du boulevard Poniatowski. Vous entrez sans vous faire remarquer. Etanche comme un bunker, le hall est meublé de plantes vertes et de luminaires indirects, en son milieu se dresse une haute sculpture abstraite polychrome, totem planté de biais dans un paillasson de gravier. A droite un rang d'exceptionnelles réceptionnistes tout ongles, cils et seins, à gauche rien de particulier. Au fond, les ascenseurs. Oubliez les réceptionnistes, foncez vers l'ascenseur.
Vous traversez le hall, nul ne vous demande rien. Sûrs de leur barbe de trois jours, c'est à peine si de jeunes gens bottés en blouson décidé vous bousculent un petit peu. Sans doute votre œil souhaiterait aussi traîner sur toutes les filles déstructurées qui vont et viennent ici, mais négligez-les également, foncez. Entrez dans la cabine, appuyez sur le chiffre 3.
La porte de l'ascenseur s'ouvre sur un couloir que vous suivez jusqu'au premier bureau ouvert : c'est là. Entrez. Postez-vous tranquillement dans un coin. Attendez. Quoi qu'il advienne, on ne va pas vous remarquer. De toute façon le bureau de Salvador est vide pour le moment. C'est une grande pièce dont les doubles vitrages donnent calmement sur le trafic de l'avenue. Fauteuils et table de conférence, mais aussi grand miroir ovale et canapé ; sur un mur, deux toiles peintes on se demande par qui ; contre un autre, à bas bruit, six téléviseurs empilés diffusent les grilles de la journée. Les murs sont vert wagon, la moquette sable chaud. Pas une archive ne traîne, pas un papier, toutes les données sont digitalisées. Seuls sur la table gisent quelques dossiers, projets en cours que Stocastic remettra sur mesure, clefs en main, aux chaînes de télévision publiques et privées.
Voici que survient Salvador, il n'a pas l'air très occupé. Il fait le tour de son bureau, regarde sans les voir des spectres s'agiter sur les écrans, puis l'avenue par la fenêtre, puis son reflet dans le miroir ovale. Distraitement il compulse quelques dossiers en attendant son assistante. La voici. Allons-y.
95-60-93, en toute saison Donatienne se distingue par le port de vêtements surnaturellement courts et miraculeusement décolletés, quelquefois en même temps si courts et décolletés qu'entre ces adjectifs ne demeure presque plus rien de vrai tissu. Dotée d'une énergie de surgénérateur, Donatienne projette sur la table une enveloppe matelassée de bulles en plastique avant de s'asseoir dans un fauteuil et de s'exprimer d'une voix rapide, acérée mais fragile comme une arête de craie. Il arrive que parler, chez Donatienne, consiste à dérouler une seule interminable phrase sans reprendre souffle, sans point ni virgule ni blanc - performance à laquelle, dans le souvenir de Salvador, seul Roland Kirk est parvenu au saxophone, et peut-être aussi Johnny Griffin dans une moindre mesure - tout en battant, sur un rythme ternaire, l'accoudoir du fauteuil de sa paume droite. Il arrive aussi qu'elle s'exprime plus sobrement.
Salvador décachette l'enveloppe. Elle contient deux quarante-cinq tours enregistrés cinq ou six ans plus tôt, quand le vinyle était encore monnaie courante. Tous deux portent en caractères gras le nom de Gloria Stella, suivi du titre de la face A (Excessif pour l'un, On ne part pas pour l'autre), sur fond de photographie de l'interprète en couleur. Donatienne, cependant, décrit tout le mal qu'elle s'est donné pour se procurer ces deux disques devenus indisponibles. Elle paraît insister - Salvador ne l'écoute qu'à peine - sur l'écart entre l'ampleur de ses recherches et l'intérêt de leur objet. Afin de souligner son propos, elle esquisse un geste dédaigneux de la main gauche en haussant une épaule, laissant glisser sur l'autre épaule une bretelle de son vêtement bref. Comme elle hausse fréquemment les épaules une bretelle de sa robe glisse une fois sur deux, l'autre fois c'est l'autre bretelle, Salvador détourne les yeux deux fois sur deux. Mais voici qu'opportunément le téléphone sonne, qui lui permet de s'occuper ailleurs. J'écoute, prononce-t-il.
A l'autre bout du fil, Jouve a un ton soucieux. La veille au soir, son employé Kastner n'a pas appelé au rapport comme il est tenu quotidiennement de le faire et quelle que soit, fructueuse ou pas, la progression de ses recherches. Ça m'embête un peu, dit-il, c'est la première fois. Ça ne lui ressemble pas. Enfin, je vais voir s'il fait signe ce soir. D'accord, dit Salvador, vous me tenez au courant. Puis, ayant raccroché : allons, dit-il, au travail. Donatienne rouvre le dossier Gloria Stella.
Les projets d'émissions de Salvador en appellent d'habitude à la mémoire collective. Que sont-ils devenus ? Tel est le système, bon vieux système qui a fait ses preuves. On va chercher un nom dont la postérité s'est effacée, dont l'écho s'est éteint. Animateur en retraite, acteur d'un rôle, escroc surdoué, champion de jeu radiophonique, on exhume une ancienne célébrité instantanée puis immédiatement soluble dans l'oubli. Tête d'affiche aussitôt évaporée, amnistiée du souvenir. Quelqu'un dont on se souvient si peu qu'on ne se rappelait même plus l'avoir oublié mais qui est là : rangé comme les autres au fond d'un placard, dans les plus vieux cartons de la mémoire. Ils sont toujours là, ces cartons, tout au fond, bien que certains soient endommagés suite à une fuite au plafond de la mémoire. Les étiquettes collées dessus ne sont plus très lisibles. Les émissions de Salvador consistent à repeindre le plafond, rafraîchir la mémoire et rouvrir les cartons.
Mais cela peut prendre un tour plus intime, plus personnel. Il en est ainsi par exemple avec Du fond du cœur, un bon succès d'audience auprès des préretraités de province, ou avec La plus belle de la plage (« Vous avez connu la plus belle de la plage et vous vous en souvenez. Vous ne vous en souvenez que trop, vous n'osiez pas lui dire un mot. Vous vous rappelez son nom ? Ecrivez-nous. La plus belle fille de votre plage, nous vous la retrouverons »). C'est autre chose avec Gloria Stella dont le cas s'inscrit dans un cadre plus large. En effet, chanteuse populaire puis héroïne de fait divers, à ces deux titres successifs elle a pas mal fait parler d'elle, il y a cinq ou six ans, l'espace de quelques mois.
Rapide carrière : née Gloire Abgrall, précoce mannequin de mode adolescente, elle est entrée dans le monde des variétés sous ce nom de guerre imaginé par Gilbert Flon, son amant puis son agent.
Bilan : ces deux quarante-cinq tours, un projet d'Olympia, quelques tournées en vedette américaine, une troisième place aux meilleures ventes pour Excessif ; photographes, autographes, constitution de fan-club, horizon de cinéma ; tout cela prenant prometteusement forme avant la chute suspecte de Gilbert Flon, d'un quatrième étage dans une cage d'ascenseur.
Dès lors : soupçons, enquête, témoins à charge, inculpation, procès, verdict (cinq ans ; circonstances atténuantes), prison, libération pour bonne conduite, disparition.
De la sorte, ayant occupé tout le terrain dans les mensuels de teenagers, puis dans la presse hebdomadaire du cœur, s'étant fait sa petite place dans les rubriques Arts et spectacles des quotidiens, c'est d'en plus en plus noir sur blanc qu'ensuite on l'a transférée des colonnes Faits divers aux colonnes Justice avant qu'elle sombre dans la profonde colonne Oubli.
Qu'a-t-elle pu devenir en effet ? Plus la moindre nouvelle depuis quatre ans. Elle doit en avoir trente à présent. Le parcours perceptible de Gloire Abgrall s'interrompt net le jour de sa sortie de prison, date à partir de laquelle les parents et alliés qui lui restaient n'ont plus jamais reçu le moindre signe d'elle. Elle s'est évaporée dans la nature comme un petit millier d'autres personnes par an qu'on ne revoit jamais. Cependant Salvador et Donatienne ont bon espoir. En attendant que les hommes de Jouve la repèrent, ils mettent au point la forme de leur projet. Précisent l'ordre des documents de vidéothèque, archives, actualités de l'époque, interviews de proches, points de vue de spécialistes - magistrature, santé mentale et show-business.
Naturellement, Salvador n'est pas le premier à souhaiter retrouver Gloire Abgrall. Nombre de paparazzi s'y sont essayés. Sans autre résultat que, pour l'un d'entre eux revenu de tout, l'empreinte de son corps profondément gravée dans le toit d'une 605 stationnée devant la cathédrale de Rouen (Seine-Maritime), au terme d'une chute de soixante mètres.
Après que leur travail s'est achevé, que Donatienne s'est retirée, Salvador fait une fois de plus le tour de son bureau. Avisant, près de son enveloppe, l'opus enregistré de Gloria Stella, il retire un quarante-cinq tours de sa pochette, il dépose Excessif sur la platine. Debout près de la fenêtre il aperçoit, sur le boulevard, une femme en cuir en train de s'extraire d'un véhicule diesel. La chanson passe, il écoute les paroles, il fait éclater entre ses doigts les petites bulles en plastique de l'enveloppe, l'une après l'autre, comme il traitait déjà, trente ans plus tôt, en famille en vacances, les petites bulles de varech sur les roches submergées de la presqu'île de Giens (Var).