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Elle vient de passer, votre jeune femme, annonce l'infirmier. Oui, elle est repartie. Eh non, elle n'a pas laissé d'adresse, mais j'ai quelqu'un d'ici qui la suit. Je devrais savoir ce soir, je vous rappelle demain. Et pour l'argent, comment on fait ? On verra demain, répond Jouve avant de raccrocher tout en se tournant vers son épouse. Il est quand même réglo, ton frère, quelquefois. Ça n'a pas mal marché, son tuyau. On pourrait l'inviter à dîner, tu ne crois pas ? Surtout pas, lui répond Geneviève. Bon, dit Jouve, en attendant je vais prévenir Personnettaz.
La journée du lendemain a défilé à toute allure. Personnettaz s'est d'abord présenté vers neuf heures chez les Jouve qui venaient d'achever leur petit déjeuner. Madame Jouve avait l'air moins rêveuse, moins nerveuse, plus détendue qu'à l'accoutumée. Vous n'êtes pas venu avec la jeune femme de l'autre jour ? lui a-t-elle demandé en lui versant un fond de cafetière. Personnettaz a pincé les lèvres au lieu de répondre. Elle est drôlement jolie, dites donc, a souri Geneviève Jouve, vous en avez de la chance. Personnettaz a voulu se composer un visage détaché, n'est parvenu qu'à s'empourprer en renversant le quart de son café dans la soucoupe. Madame Jouve a battu des paupières à ce spectacle. Chance pour Personnettaz, détournant l'attention, l'infirmier sympathique a rappelé juste alors : il a donné l'adresse de Gloire, Jouve a noté l'adresse. Puis il a redemandé, à propos de l'argent, Jouve a promis l'argent.
- Et qu'est-ce que je fais, maintenant ? a demandé Personnettaz.
- Vous en référez d'abord au client, a dit Jouve. Notez qu'il faut lui signaler le petit supplément de crédits, pour l'infirmier.
- Ça n'entre pas dans mes attributions, a objecté Personnettaz. Je veux bien passer les tenir au courant, mais les questions d'argent, c'est vous qui les réglez.
- D'accord, a convenu Jouve. En tout cas, vous partez dès que possible. Vous y allez seul ?
- Je ne sais pas encore, a dit Personnettaz en évitant de croiser le regard attendri de madame Jouve. Je suppose. Je ne sais pas.
A dix heures cinq, Personnettaz a pris congé des époux Jouve et s'est dirigé vers le siège de Stocastic où, depuis neuf heures et demie, sur la question des grandes femmes blondes, Salvador a décidé de changer de méthodologie. De tout reprendre à zéro. De procéder par ordre. Et d'abord, qu'appelle-t-on blondeur ? Les encyclopédies françaises, qui s'accordent à la définir comme la couleur moyenne entre châtain clair et doré, ne mentionnent ensuite que deux ou trois nuances, le vénitien, le cendré, que sais-je. Les américaines établissent une typologie plus fine, distinguant le blond sable du blond cuivre et le blond platine du blond miel, sans oublier le blond sale (dirty blond). D'autres encore. Bien. Poursuivons.
Mais à dix heures trente-cinq Personnettaz est venu interrompre la réflexion de Salvador. Lequel se trouvait seul, Donatienne n'étant pas encore là. Ça y est, lui a fait savoir Personnettaz, on l'a repérée. Cette fois, c'est sûr. Eh bien allez-y, Personnettaz, a distraitement dit Salvador, allez-y. Je crains un peu que ce ne soit pas facile, a objecté Personnettaz, vous avez vu comme elle n'est pas commode. C'est quand même un monde, a remarqué Salvador, pourquoi elle est sauvage comme ça ? On ne lui veut pas de mal à cette fille, pourquoi elle réagit comme ça ? Ça, dit Personnettaz, je ne sais pas.
Mais il le sait, du moins pense-t-il avoir sa petite idée. Salvador et son assistante ont l'air de s'étonner du comportement de Gloire, trouvent la brusquerie de ses réactions bien disproportionnée à la candeur de leur projet. Personnettaz, confusément, trouve ça plutôt normal. Il n'est pas sûr que traîner quelqu'un à la télévision soit un mouvement tellement innocent. Cependant il n'en laisse rien transparaître. Eh bien, suggère Salvador, reprenez Donatienne si vous êtes inquiet, demandez-lui de vous accompagner. A deux, c'est mieux. Oui, dit Personnettaz, peut-être. Il hésite, il n'aime pas hésiter. S'il a toujours un peu de mal avec Donatienne, il voit aussi qu'elle prend trop de place dans son esprit.
Or voici qu'elle arrive dans les midi moins le quart, on la met au courant. Alors, dit-elle, on y va ? Eh bien ma foi, s'entend répondre Personnettaz, eh bien oui. On va y aller. Ils s'entretiennent encore quelques minutes, puis ils s'en vont à midi dix dans le véhicule de Donatienne.
Mais entre la circulation profuse sur l'autostrade, le temps de manger quelque chose en route et celui de chercher le chemin d'après les indications de l'infirmier, il n'était pas moins de trois heures quand ils ont localisé le manoir. Ils ont garé le véhicule dans une encoignure de murets, vue discrètement imprenable sur l'entrée de la propriété. Quand Donatienne a tiré de son sac un paquet de cigarettes, Personnettaz a descendu d'un tiers la vitre de son côté.
Ils ont eu de la chance, ils n'ont pas attendu trop longtemps. Au bout d'une petite heure, Gloire est apparue seule au volant de l'Opel de Lagrange. On l'a reconnue, on l'a suivie de loin pendant qu'elle s'engageait sur la route de Honfleur. Personnettaz conduisait très délicatement, maniant le levier de vitesses et le volant du bout des doigts, évitant le moindre craquement mécanique comme si tout geste brusque risquait de compromettre la situation, bref roulant sur des œufs. Quand même, pense-t-il, on l'a cherchée au bout du monde, on l'a ratée et la voilà. A deux pas.
Il faisait encore très beau temps, presque aussi beau que la veille : à quatre heures cinq Gloire s'est installée à la terrasse d'un bar, sur le port, où elle a commandé une bière. Elle pouvait avoir l'air d'attendre quelque chose ou quelqu'un. Assis à une terrasse contiguë, Donatienne qui buvait une orangeade et Personnettaz un quart Vichy ne l'ont pas quittée du coin de l'œil. Ils ont feint de s'entretenir comme font les figurants au cinéma, censés parler entre eux dans le fond du champ, inaudibles : leurs lèvres s'agitent dans le vide et leurs dialogues sont en yaourt. De toute façon Personnettaz a toujours beaucoup de mal à parler sereinement avec Donatienne - et de cela cet homme souffre et s'en veut.
Non content de ne pas savoir s'y prendre avec Donatienne, il ne savait pas trop non plus comment procéder avec Gloire. Il hésitait encore. Que faire au juste. Lui parler. La convaincre qu'on ne lui veut aucun mal. S'emparer d'elle en force. En douceur. L'expérience avait assez montré que toute surveillance, toute tentative d'approche ou de contact aboutissaient à de violentes réactions. On allait voir, on tâcherait de faire au mieux.
Gloire s'est levée à cinq heures moins vingt-cinq. Il a fallu la suivre à pied, elle s'est dirigée vers le modeste phare crayeux qui se dresse non loin du port, vers Trouville, sur une petite avancée bordant une falaise de modestes dimensions. Il convient de mentionner que Gloire - qui s'est aperçue déjà, la veille, qu'une ambulance poussive sans gyrophare les avait suivis depuis Rouen - a naturellement repéré le cabriolet non identifié qui venait de la pister à nouveau vers Honfleur. Elle a fait comme si de rien n'était.
La petite porte à la base du phare - pas plus petite qu'une autre, d'ailleurs, mais elle semble écrasée par illusion d'optique, - Gloire va la pousser à cinq heures moins cinq avant de la refermer sur elle. Aux yeux de ses persécuteurs, ce phare est le piège idéal pour la coincer enfin : Donatienne derrière lui, Personnettaz va y entrer à son tour. Il gravira les cent vingt marches de l'escalier à vis. Il débouchera sur l'étroite plate-forme circulaire, en plein air, qui surplombe le port. Il aura le temps d'apercevoir les vagues, plus ou moins parallèles, venant battre doucement le littoral comme des lignes écrites s'échouent contre une marge. Coups de vent nerveux, passage de mouettes dans l'atmosphère plus vive qu'au ras du sol et soleil rétracté, trop froid pour aveugler. Donatienne à son tour paraîtra quelques secondes plus tard. Et c'est donc à cinq heures précises que Gloire, surgissant d'un léger renfoncement, surprendra Personnettaz par-derrière et, comme elle sait si bien le faire, le balancera par-dessus la rambarde avec vigueur. On l'a dit, ce n'est pas un grand phare, on dirait presque un jouet, un élément de décor pour film à petit budget. Tomber de là n'est pas se tuer à coup sûr mais, si par chance on en réchappe, quand même on peut se faire très mal et rester diminué.
Tout s'est exactement produit comme on vient de le prévoir, à ceci près qu'au tout dernier moment - 17 h 00' 03", - alors que Personnettaz basculait dans le vide, Béliard a décidé d'intervenir. Lui qui n'apparaît jamais dans l'ordre social visible vient de se résoudre à mettre publiquement en œuvre ses superpouvoirs. Surgi de nulle part, Béliard s'est élancé vers Donatienne, l'a saisie par la taille et l'a projetée, à son tour, vers Personnettaz. La jeune femme n'a pas eu le temps d'avoir peur. Comme les parachutistes valsent en plein vol en plein ciel, elle a rejoint Personnettaz à travers l'air, l'a solidement empoigné par les épaules avant de le ramener, toujours téléguidée par l'homoncule, vers la plate-forme du phare. Tout cela très vite, en quelques secondes, personne n'a rien compris - comme après une absence épileptique personne ne souhaite vraiment comprendre ce qui vient de se passer. Personnettaz, l'œil égaré, s'est rajusté, puis se reprenant s'est présenté : Jean-Charles Personnettaz, enchanté. Gloire Abgrall, a dit Gloire. Ils se sont regardés sans amour mais sans hostilité, tout le monde avait l'air assez fatigué. Personne n'a vu Béliard s'éclipser en douceur, frappant ses paumes en aller-retour l'une contre l'autre et bombant le torse, et lissant à deux mains sa coiffure, et voilà le travail.