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Donatienne reparut, mourant de soif, dans l'après-midi du lendemain. Le temps avait changé (pluie fine) et Donatienne aussi s'était changée. Cela n'était pas tout de suite perceptible mais, son imperméable tombé, ce qu'elle portait se révéla plus exigu que la veille encore, si court et décolleté que ces adjectifs tendaient cette fois à se confondre, envisageaient de s'installer et vivre à deux dans la même entrée du premier dictionnaire venu.

Salvador dispose, dans un coin de son bureau, d'un petit réfrigérateur contenant ce qu'il faut mais il ne possède, question verres, que des gobelets du genre pique-nique jetables. Et le bruit des cubes de glace dans le plastique est mat, bon marché, sans écho, sans l'allégresse des verres en verre où le glaçon tinte et scintille fièrement, section rythmique du gin-tonic. Tant pis, se résigna Donatienne, Jouve a téléphoné ? Salvador fit signe que non. Appelle-le, conseilla Donatienne. Salvador appela Jouve, mais c'était occupé. Je rappellerai, dit-il.

Déployé devant lui, chemises et sous-chemises éparpillées, s'étalait son projet principal. Les grandes femmes blondes au cinéma, dans les beaux-arts en général et, sous un angle plus vaste, dans la vie. Leur histoire, leur nature, leurs rôles. Leurs spécialités et leur variété. Toute leur importance en cinq fois cinquante-deux minutes. S'il s'agissait, pour l'essentiel, d'un travail de montage à partir d'œuvres existantes, le cinquième volet serait consacré à un cas particulier. On avait cherché l'exemple vivant d'une grande blonde bizarre, on avait fini par se mettre d'accord sur le cas de Gloire Abgrall.

Après qu'on eut envisagé toutes les approches classiques de ce sujet, Gloire incarnait en effet par son parcours, sa vie, son œuvre, un cas d'espèce à l'intérieur du cadre. Elle pouvait représenter l'anomalie, la bizarrerie, l'exemple oblique. Une façon comme une autre d'illustrer la thèse de Salvador selon laquelle les grandes blondes constitueraient un groupe à part, ni mieux ni pire mais spécial, gouverné par des lois spécifiques, régi par un programme particulier : irréductible catégorie d'humanité. Bref, les grandes blondes contre le reste du monde. Conviction claire, postulat évident dans l'esprit de Salvador, mais un peu difficile à démontrer. Chaque jour, de nouveaux arguments se présentaient à son esprit, chaque jour il s'efforçait de les mettre en forme, d'établir le système général de tout cela. Devant Donatienne, une fois de plus, il s'efforça de préciser sa pensée.

D'accord, fit Donatienne, je vois que ça n'a pas trop avancé. Tu ne veux pas rappeler Jouve ? Il rappela : toujours occupé. Allons-y, suggéra Donatienne, on n'a qu'à y aller. Je conduirai.

On rejoignit la porte d'Ivry pour gagner la rive gauche de la Seine et la suivre en direction de l'Ouest. En voiture avec Donatienne, c'est la vie qui devient décapotable. Comme la veille, elle ne pouvait plus s'arrêter de parler, son discours ininterrompu tenant lieu d'autoradio. D'ailleurs, comme une fois passé le Pont-Neuf on empruntait quelques tunnels, cette série de brefs souterrains froids qui longent le fleuve, à l'entrée de chaque tunnel sa voix s'affaiblissait progressivement, son propos se suspendait jusqu'à ce qu'on en fût sorti - phénomène bien connu par les autoradios. Puis son débit se rétablissait dès le retour au jour mais sans reprendre au point où il s'était interrompu, s'étant poursuivi sous terre en apnée, sans doute à l'état de monologue intérieur. Il revenait ensuite à Salvador de recoller les morceaux, reconstituer la part manquante enfouie.

Dix ponts plus loin, du côté de Bir-Hakeim, on prit à gauche vers le quinzième arrondissement : un boulevard, une avenue puis un lacis de petites rues calmes jusqu'au domicile de Jouve, derrière le Kinopanorama. Une de ces petites rues calmes et distinguées qui savent se tenir, dont aucun des immeubles tirés à quatre épingles, ravalés de frais, n'élève inconsidérément la voix. Parking, digicode, interphone, ascenseur, sonnette, œilleton (deux secondes obscurci) puis verrou.

Puis Jouve, l'air assez fatigué. Ah, dit-il, c'est vous. Voix lente et motricité circonspecte, arrière-plan peut-être anisé. Ses yeux veillaient tant bien que mal au-dessus de leurs lourdes poches, prêts à retourner s'y coucher. Toujours pas de nouvelles de mon bonhomme, prévint-il aussitôt. Mais entrez, entrez. On se transporta dans le salon : papier peint géométrique et vase rose chair contenant une fleur en pot, quelques tableaux aux murs (scène de noce en Charente, portrait en pied d'un macareux), net arrière-plan d'Airwick eucalyptus. A l'entrée de Salvador et Donatienne, madame Jouve en larmes se leva de son coin de canapé pour couper le magnétoscope et salua rapidement avant de se retirer. Salvador l'avait déjà rencontrée, Donatienne entrée après lui n'aperçut qu'une silhouette mince et translucide, hypersensible, hypotendue.

- Elle a regardé la télé toute la journée, s'excusa Jouve. C'est qu'elle est assez émotive sur le feuilleton. Vous prendrez bien quelque chose.

Leur ayant montré deux fauteuils, il se laissa tomber sur l'autre extrémité du canapé, face au téléviseur qu'il désigna d'une brève motion de son menton. Pas toujours les mêmes goûts, soupira-t-il. En effet, de part et d'autre du canapé reposaient deux télécommandes : pendant que Jouve dosait le Ricard, Donatienne se représenta les duels zappés, chaque soir, devant le poste.

- Quand même ça m'étonne un peu, rappela Jouve. Ça ne ressemble pas à Kastner. On va encore attendre un jour ou deux.

- C'est qu'il ne faudrait pas trop que ça traîne, s'inquiétait Salvador. Vous n'auriez pas quelqu'un de plus compétent ?

Jouve se mit à fixer son verre tout en réfléchissant. Son regard se dirigeait toujours très lentement vers les choses puis y adhérait, s'y accrochait, semblait ensuite avoir du mal à s'en décoller.

- Et Personnettaz ? suggéra Salvador. On ne pourrait pas voir avec lui ? Il était vraiment bien, lui.

Jouve continua d'examiner son verre avant d'en détacher ses yeux dans un effort, dans un petit crissement de sparadrap qu'on arrache, pour les ramener vers Salvador.

- Ça m'ennuie un peu de le déranger pour ça, fit-il enfin. Je vais d'abord mettre un autre type sur l'affaire. Boccara, peut-être, je vais l'appeler tout à l'heure. Personnettaz, on pourra toujours essayer de voir ensuite avec lui.

La nuit tombait quand on sortit de chez Jouve. Après qu'on eut pris quelque chose au restaurant de la gare des Invalides, Donatienne retourna chez elle mais Salvador pas. Un taxi le ramena vers la porte Dorée. Plus personne à cette heure-ci chez Stocastic : à la place des réceptionnistes, sous un spot anémié, seul un jeune veilleur de nuit frottait ses paupières sur un polycopié de droit international. Eclairez-vous donc mieux, Lestiboudois, fit Salvador d'une voix paternelle, prenez une lampe. Vous allez vous tuer les yeux, là.

Repassé au bureau dans l'idée de travailler un peu, Salvador renoncerait assez vite à ce projet. A peine se verserait-il un fond de verre qu'il but en se déshabillant, une gorgée, un vêtement, une gorgée, un vêtement, procédant de sorte que le verre et lui-même se retrouvent, au même instant, respectivement vide et nu. Cela fait, il retira d'un placard une couverture qu'il étendit sur le canapé avant de se glisser dessous en compagnie d'un ouvrage intitulé How to disappear completely and never be found (Doug Richmond, Citadel Press, New York, 1994). Mais à peine avait-il ouvert ce livre qu'il le refermait, pressait l'interrupteur, et six secondes plus tard il dormait.

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