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Son roman émouvant posé sur ses genoux, madame Jouve est assise très droite au bord de son canapé, seule devant son téléviseur qui ne diffuse, à cette heure-ci de l'après-midi, que des séries produites outre-Atlantique et outre-Rhin. Interprétées par des comédiennes siliconées aux coiffures sculptées dans la masse, laquées et thermodurcies, ce sont des séries également émouvantes. De la sorte, selon qu'elle suit l'action du livre ou sur l'écran, madame Jouve ôte ou remet ses lunettes derrière lesquelles ou pas, de toute façon, coulent ses larmes. Elle attend le retour de son époux, elle n'a pas fait le ménage à fond, les restes de son déjeuner gisent épars sur la table ; sur le lit, dans la chambre adjacente, les draps sont encore froissés.

Cliquetis de clefs dans l'antichambre et Jouve paraît, son cartable au bout de son bras. Entré dans le salon, les yeux rougis de son épouse lui font détourner puis lever au ciel les siens. Tu n'imagines pas ma journée, prétend-il avant d'énumérer la succession d'obstacles et de rencontres supposés lui avoir mangé son temps. Je ne te demande rien, lui répond son épouse d'une voix noyée. Mais moi je te dis les choses, Geneviève, fait Jouve avec douceur, c'est tout. Je tiens à te dire toutes les choses.

Il ouvre son cartable et fouille dedans, à la recherche de rien de spécial. Il se tient pour insoupçonnable. Nul parfum ne se dégage de sa personne, son col n'est pas taché de rouge ni ses cheveux trop fraîchement repeignés, Jouve est assez organisé. Même s'il arrive qu'une trop pure absence d'indices dénote une encore pire culpabilité. La preuve :

- Tu n'es bon qu'à baiser les autres, observe douloureusement madame Jouve.

- Eh, oh, Geneviève, objecte Jouve, d'abord je ne baise pas que les autres, hein.

Puis, se tournant vers la porte entrouverte de la chambre : tu aurais peut-être pu nettoyer un peu, tu ne crois pas ? Mettre un petit peu d'ordre. Non ?

- Je sais bien que je suis comme je suis, reconnaît madame Jouve, je comprends qu'elles doivent être plus marrantes.

- Enfin, Geneviève, proteste Jouve, qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?

Elle se détourne lorsqu'il amorce un petit geste affectueux, mais allez attraper des épaules que l'on hausse. Prenant sur elle, changeant de sujet, Geneviève Jouve s'apprête à lui annoncer la visite de Personnettaz quand on sonne à la porte et justement c'est lui, suivi par Donatienne vêtue plus court-cambré que jamais. Si cette façon de s'habiller ne met pas très à l'aise Personnettaz, par contre l'œil subreptice de Jouve paraît intéressé.

Pendant que Geneviève Jouve parle avec Donatienne, Personnettaz prend Jouve en aparté. Car il n'est pas concevable qu'un cas simple comme celui de Gloire ne puisse être aisément résolu. Il n'est pas vraisemblable qu'on ne dispose plus d'aucune piste. Qu'on lui trouve juste un seul petit indice et Personnettaz se fait fort de reprendre l'affaire, puis de la régler dans les meilleurs délais. Personnettaz n'aime pas avoir piétiné dans cette opération, ni le sentiment d'incompétence qu'il en retire, ni l'oisiveté forcée qui en découle. Il paraît en faire une affaire personnelle.

Jouve l'écoute en ayant l'air de réfléchir, mais ses yeux continuent de se porter furtivement sur Donatienne. En douceur ils dépouillent la jeune femme de sa légère enveloppe textile. Bon, je vais voir, dit-il enfin, je vais voir ce que je peux faire.

Cependant, madame Jouve et Donatienne échangent des points de vue féminins sur des sujets féminins mais pas seulement, pas seulement. Se retournant vers elles, Personnettaz observe que Donatienne paraît très bien s'entendre avec Geneviève Jouve. Personnettaz connaît depuis longtemps la femme de son employeur, il s'entend mieux avec elle qu'avec lui. Qu'elle prenne plaisir au commerce de la jeune femme lui paraît soudain constituer un accord, un garant, une caution. Dans le registre sentimental, Personnettaz a maladivement besoin de la caution d'un tiers. Il porte sur Donatienne, pour la première fois, un regard différent, mais juste un instant. Puis il jette un coup d'œil sur sa montre et Jouve, par contagion, regarde aussi la sienne et, dans un mouvement d'ensemble, Donatienne et Geneviève consultent également la leur. Tous en effet portent des montres ; tous, le plus tôt possible, à l'occasion d'un examen, d'un anniversaire ou d'une fête civile ou religieuse, ont été menottés au temps ; tous observent à quelques secondes près le même phénomène de bientôt quatre heures vingt. Personnettaz dit qu'on s'en va. On s'en va.

- Tu as vu comment elle s'habille ? demande Geneviève après qu'ils sont partis.

- Ah non, fait Jouve, je n'ai pas remarqué.

- Tu parles comme tu n'as pas remarqué, dit Geneviève, enfin, passons. Je sais ce que c'est, moi, quand elles s'habillent comme ça.

- Ah bon, fait Jouve intéressé. Et alors, qu'est-ce que c'est ?

- De deux choses l'une, énonce Geneviève. Soit elles veulent plaire à un homme, soit elles sont complètement désespérées. Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu repars ?

- Je retourne voir ton frère, dit Jouve. Et crois-moi que ce n'est pas de gaieté de cœur.

Mais cette fois-ci, Jouve appelle un taxi qui remonte le boulevard de Sébastopol, vire devant la gare de l'Est et franchit le canal Saint-Martin avant de contourner les Buttes-Chaumont vers le commissariat du quartier Amérique. A la réception de l'antenne de police, le seul client est un Africain porteur d'un costume et d'un porte-documents taillés, ton sur ton, dans la même fibre synthétique. Cet Africain, qui souhaite se procurer les formulaires appropriés à une démarche de regroupement familial - c'est ça, dit le fonctionnaire de garde, pour faire venir toute la smala, - se fait remballer vite fait. Jouve monte directement vers le bureau de son beau-frère.

Celui-ci grimace disgracieusement en voyant Jouve paraître. Qu'est-ce encore, lui dit-il, que tu me veux. Rien, dit Jouve, la même histoire que la dernière fois. Je ne marche plus, dit Clauze, je n'ai pas de raison de te rendre service. Bon, dit Jouve en ouvrant son cartable, écoute. Je suis fatigué de cette brouille. Je te propose quelque chose dans l'intérêt de la famille. Réconcilions-nous, tu veux ? J'ai ici le récépissé. Le voici. Je te le rends.

Le récépissé consiste en trois feuilles de papier pelure vert tilleul agrafées dans un angle et dactylographiées. Clauze s'en saisit et l'inspecte. Ça me fait drôle de revoir ça, dit-il en secouant la tête avec un mauvais sourire, ça faisait un moment. Je comprends bien, dit Jouve en souriant également, je comprends. Clauze feuillette attentivement le document.

- Mais attends un peu, dit-il, est-ce qu'il n'en manquerait pas une partie ?

- Non, fait ingénument Jouve, tu crois ? Pourtant c'est tout ce que j'ai trouvé dans mes archives.

- Tu essaies de me couillonner, dit Clauze avec amertume. Tu envisages de me faire un enfant dans le dos.

- Pas du tout, s'écrie Jouve, pas du tout.

- Il manque tout ce qui concernait la viande, précise Clauze en agitant le document vers lui.

- Je ne vois pas ce dont tu veux parler, dit Jouve. Mais bon, si tu le prends comme ça, je le reprends.

Et d'un geste vif il le récupère.

- Attends, dit Clauze, non, laisse-le-moi. C'est quand même toujours ça.

- Ah, dit Jouve, non. Si tu ne me fais pas confiance, maintenant c'est donnant donnant. Je te le laisse si tu me trouves autre chose sur la fille.

Pendant quelques secondes, Clauze adresse à Jouve un regard sans amour puis : attends-moi un instant, dit-il enfin. En attendant le retour de son beau-frère, par la fenêtre, Jouve regarde battre mollement la même branche de platane que l'autre jour. La même et l'autre : elle bourgeonne à présent. Dix-sept heures.

Clauze reparaît plus vite que la dernière fois, un nouveau document dans la main. Trois lignes manuscrites, sur une feuille d'agenda, déclinent l'adresse d'une institution gériatrique dans la Seine-Maritime. Tiens, dit-il, j'ai pu trouver ça. Rends-moi les papiers, maintenant. Bien sûr, dit Jouve, tiens. J'embrasse Geneviève de ta part, je suppose. C'est ça, dit Clauze en se levant pour ouvrir la porte, tu l'embrasses. Tu l'embrasses bien fort et puis tu vas crever. Robert, s'exclame plaintivement Jouve, Robert, mais pourquoi tu me dis toujours ça ?

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