4

Le matin de ce même jour, la femme qui avait scellé le destin de Jean-Claude Kastner s'éveillait peu avant neuf heures. Elle avait ouvert un œil sur le plafond grisâtre puis, l'ayant reconnu, s'était levée pour enfiler un informe peignoir vert molletonné. Mais aussitôt après, dans le miroir de la salle de bains, c'est son visage qu'elle reconnaissait moins.

Précipiter un homme dans le vide étant de ces choses qui vous feraient oublier de vous démaquiller, c'est un masque rétréci qui lui était apparu dans la glace, pétrifié par la sueur et suffoquant sous le plâtre du fard. Elle avait ravalé son image sans égards, eau froide et savon de Marseille, aussi délicatement qu'on traite une façade au jet sous pression. Ses cheveux étaient loin de faire l'affaire mais elle, qui n'en veut rien savoir, les avait brossés en arrière avec brutalité, donnant au miroir un mauvais sourire en montrant ses dents, qu'ensuite elle brossait non moins violemment. Au point que ses gencives saignèrent, que le manche de la brosse se brisa net entre ses lèvres, et la jeune femme avait juré tout en crachant une mousse rosâtre sur l'émail jaune du lavabo. Puis elle s'était interminablement rincé la bouche avant de se remaquiller à peine plus discrètement que la veille, ayant lié sa chevelure avec un élastique marron. Revenue dans sa chambre, elle choisit vite une blouse bleu ciel imprimée de plumes avec une jupe rouge vif, passant un grand tablier bleu marine par-dessus.

D'un trait, dans la cuisine, Gloire Abgrall vidait ensuite un bol de café. Sur les flancs du bol, des silhouettes de fruits et légumes au pochoir se couraient après sous les ébréchures. Coup d'œil par la fenêtre pour s'informer du temps : tendance gris clair très silencieux. Depuis longtemps les vitres n'avaient plus été faites et l'on ne distinguait pas bien clairement l'extérieur, mais dans la cuisine même on n'y voyait guère mieux comme si l'air non plus n'avait pas été fait. Reposant le bol sur la table, elle regroupait ensuite dans une page de journal quelques déchets alimentaires - croûtons, fanes, épluchures - avant de sortir.

Derrière la maison, le fond de la petite cour était bouché par une remise où stationnait une R5 borgne anciennement blanche et moisissaient quelques pneus déjantés, deux chaises dépaillées, un lampadaire énucléé. Un lave-linge de la première génération, une dernière lessiveuse avant disparition de l'espèce encadraient un clapier dans lequel un lapin, frémissant et charnu, braquait son œil opaque vers le court terme. La jeune femme traversa la cour avec sa nourriture, un petit vent râpeux frôlait ses tempes. Puis, comme elle allait se pencher vers la bête :

- Moi, dit Béliard, je ne désapprouve pas.

Gloire Abgrall tourna la tête et Béliard était là, assis sur son épaule. Tiens, voici qu'il était de retour. Négligemment posé sur l'épaule, jambes ballantes et regard ailleurs, Béliard prenait appui d'une main sur une clavicule, caressant de l'autre son propre menton. Ah, soupira-t-elle, tu es là. Béliard hocha la tête avec satisfaction.

- Et alors quoi ? fit-elle. Désapprouver quoi ?

Béliard croisa ses petites jambes en se fendant d'un rire sec :

- Le type d'hier soir, dit-il, d'autres désapprouveraient. Moi pas. Tu étais dans ton droit, Gloire, tu en as assez vu. On t'en a suffisamment fait voir. Je te le dis comme je pense.

- Je me fous de ce que tu penses, déclara Gloire.

- Je me dois de te le dire, fit observer Béliard d'un ton pincé, cela fait partie de mes attributions. Maintenant, tu en fais ce que tu veux.

Puis il se tut, croisant boudeusement les bras et regardant droit devant lui. Bon, dit la jeune femme, ne fais pas la gueule. Je ne fais absolument pas la gueule, fit Béliard froidement, si tu savais ce que ça peut m'être égal. Allons, dit-elle. Allons, Béliard.

Béliard est un petit brun maigrelet, long d'une trentaine de centimètres et présentant un début de calvitie, une raie sur le côté, une lèvre supérieure et des paupières tombantes, un teint brouillé. Il est vêtu d'un complet de coton brun, cravate violet foncé, petits souliers marron glacé cirés à la salive. Visage veule assez disgracieux quoique expression déterminée. Bras croisés, ses doigts dépassant de manches un peu trop longues pianotent sur ses coudes.

Au mieux, Béliard est une illusion. Au mieux il est une hallucination forgée par l'esprit déréglé de la jeune femme. Au pire il est une espèce d'ange gardien, du moins peut-il s'apparenter à cette congrégation. Envisageons le pire.

S'il en est vraiment un, né trop moche et trop petit pour être officiellement reconnu par une confrérie soucieuse de son physique de cinéma, tout de suite on l'a placé à l'Assistance. A moins qu'on l'ait abandonné sur une aire d'autoroute à l'occasion d'un déplacement, d'une procession, d'un congrès d'anges à l'étranger, cadenassé par son auréole de service à un poteau indicateur. Toujours est-il que très jeune il lui a fallu se débrouiller seul, mettant à profit malgré tout les dons et qualités conférés par sa naissance. Mais ignoré des siens, renié par sa hiérarchie, peut-être même frappé d'interdiction professionnelle, c'est en free-lance qu'il exerce le métier, hors cadre et le plus discrètement possible.

D'ailleurs il n'est pas toujours là, du moins pas toujours physiquement présent : la fréquence et la durée de ses séjours auprès de la jeune femme varient. Parfois il reste absent deux mois, parfois c'est tous les soirs qu'il passe comme au bistrot pour l'apéro, parfois deux heures en plein milieu de la nuit comme chez une fille. Toujours plutôt préoccupé de lui-même, pas trop regardant sur les principes, souvent d'assez mauvaise humeur. Il arrive aussi qu'il observe des horaires de bureau, un petit neuf à cinq de croisière, mais il peut également rester trois semaines terré sur son coin d'épaule, immobile, nerveux, pas bavard, l'air traqué, comme planqué, peut-être objet d'avis de recherche. Bref, il est assez irrégulier. Seule règle générale, il ne se manifeste que lorsque Gloire est seule, ce qui est fréquent depuis quatre ans. Pour le moment, ces derniers temps il n'est pas très assidu. Il ne passe que deux ou trois fois par semaine. Ce n'est pas qu'il fasse grand-chose quand il est là, d'ailleurs, mais enfin il est là.

Pour l'instant il s'éclaircissait la gorge en se tamponnant les lèvres d'un mouchoir en boule. Il paraissait perdu dans ses pensées. Ça t'a fait le même effet ? prononça-t-il d'une voix distraite, sans tourner son regard vers la jeune femme. Qu'est-ce que tu dis, fit-elle sur le même ton, quel effet ?

- Le type d'hier soir, précisa Béliard. Quand tu l'as poussé. Ça t'a fait quel effet ? Rapport aux autres fois, je veux dire.

- Espèce de petit con, souffla Gloire, sale pauvre petit con de merde. On avait dit qu'on ne parlait jamais de ça.

- Je fais mon métier, rappela Béliard.

Comme Gloire se penchait vers le clapier, Béliard pour conserver son équilibre s'était reculé très en arrière de l'épaule, carrément installé sur l'omoplate. Quand elle se redressa brusquement sans prévenir, il manqua basculer cul par-dessus tête mais se rétablit de justesse : ah, grinça-t-il, comme c'est intelligent.

Puis, ayant rétabli son assiette : alors aujourd'hui tu fais quoi ? Tu verras bien, dit Gloire. Je souhaiterais participer un peu aux décisions, déclara Béliard avec force, j'aimerais avoir mon mot à dire. Je suis quand même un peu là pour ça, non ? Elle, s'étant retournée, marchait à présent fermement vers la maison. Mais qu'est-ce que tu fais ? s'inquiéta-t-il. Où tu vas, là ? Je veux pisser, dit abruptement Gloire, et peut-être que je vais chier aussi, je ne sais pas encore. Bon, dit Béliard en détournant les yeux, pinçant et fronçant narines et sourcils, ça va, je me retire un moment. Ça, dit Gloire, c'est une idée. Dès qu'il se fut évaporé, machinalement elle balaya son emplacement du bout des doigts, comme pour s'épousseter bien qu'il n'y traînât jamais rien, Béliard ne laissant pas plus de traces - rognures d'ongle, sueur, débris textiles - qu'il ne pesait, immatériel, sur son épaule.

Il revint s'y poser vers midi, comme Gloire achevait de faire disparaître toute trace du passage de Jean-Claude Kastner. Il l'avait regardée faire en grommelant d'abord sourdement avant de s'enfermer dans un silence méditatif, sans plus délivrer ni avis ni conseil : service minimum. Le jour passait, décrut. En fin d'après-midi Gloire s'était installée sur un pliant, sous le palmier, en vue d'y parcourir des magazines. Garnissant l'hémisphère inférieur de l'arbre, les palmes sèches cliquetaient comme des crécelles ou comme eussent grelotté, du bout du bec, une bande d'oiseaux fiévreux. Pas si facile de lire avec l'autre imbécile assis sur votre épaule et qui, naturellement, lit en même temps que vous. Pas toujours au même rythme, qui plus est : attends un peu, dit-il une fois que Gloire allait tourner une page, deux secondes s'il te plaît. C'est bon, tu peux y aller. Puis, le soir venu : - Bon, dit-il en frissonnant soudain, je ne devrais pas tarder à songer à rentrer.

- C'est juste, fit Gloire en jetant un coup d'œil sur sa montre, il va bien falloir y penser.

Béliard s'ébroua, s'étira puis se mit à bâiller longuement. Soupirant d'aise ayant bâillé, pas trop l'air disposé à bouger, il considérait le soleil couchant en clignotant des yeux comme s'il s'éveillait, faisant intérieurement le point, se remémorant la suite du programme. Ces derniers temps il s'en allait toujours vers la même heure - quant à savoir où il va, jamais ce sujet n'est abordé. S'il n'était pas incorporel, sans doute réclamerait-il un café, un petit verre pour la route. Mais dans son état de substance jamais à ce jour il n'a manifesté les moindres faim ni soif. Allons, murmure-t-il enfin, je me sauve.

Après sa vaporisation, Gloire passe une soirée coutumière. Se sert un verre de vin, du pain avec du beurre - l'un dur car de la veille, l'autre aussi car sortant du frigo. Boîte de chili au bain-marie puis yaourt aux fruits exotiques qu'elle absorbe debout l'un après l'autre, mécaniquement, sans plus de pause que le ruban de spots, jingles et flashes dévidé par la radio. Parfois elle reprend à voix basse, à l'octave, un des refrains de la radio. Vaisselle rapide avant d'éteindre la radio, d'allumer la télévision qu'elle n'arrive pas à regarder.

Impossible de la regarder, comme si Gloire en avait perdu le mode d'emploi. Un téléfilm démarre, qu'elle se contraint à suivre jusqu'à la fin - mais ce n'était que la fin du prégénérique, le téléfilm ne commence vraiment qu'à présent, c'en est décourageant. Elle tente de se concentrer sur l'intrigue mais en vain : sans qu'en elle rien ne les retienne, les images la traversent comme des rayons X, comme un vent électronique indifférencié, monochrome et lisse, tiède et sourd. Gloire trouve la force d'éteindre l'appareil avant l'hypnose.

Silence. Un regard sur le réveil, qui rampe à contrecœur vers vingt-deux heures. A cet instant, dehors, plus aucun animal ne donne signe de vie, plus aucun véhicule sur la route. Silence étourdissant dans lequel se développent, s'amplifient toute espèce de pensées parasites qui sont un mot, un nom, une ritournelle incohérente de mots et de noms, boucle mélodique insane dont l'écho va et vient, se distord et tourne en rond, comme dans un tambour clos, dans l'esprit de Gloire assise en face de rien. Pour interrompre le système elle rallume à fond la radio qu'elle éteint aussitôt, épouvantée. Elle se lève, elle marche quelques mètres avant de se rasseoir ailleurs, c'est tous les soirs pareil. Vingt-deux heures trente et nulle envie d'aller dormir malgré l'éventail, déployé près de son lit, de somnifères multicolores qui ne demandent qu'à se rendre utiles. Gloire se lève brusquement, empoigne le col de son manteau.

Elle file au Manchester qui est à dix minutes de R5, qui est une sorte de night-club rural comme on en trouve parfois en lisière des sous-préfectures, parfois même carrément en rase campagne, on se demande ce qu'ils font là. Sous une paillotte en dur, ce n'est qu'un bar qui ferme un peu tard, jouxtant une petite piste où ne dansent guère, deux matins par semaine, qu'une femme de service avec un balai. Ce soir il n'y a personne au Manchester à part trois jeunes types occupés à faire assez de bruit près du bar. Les jeunes types se ressemblent comme des frères, ils arborent des bombers et de larges bluejeans français, cheveux filasse et chemises à carreaux. Ils sont le produit de croisements d'agriculteurs, d'ouvriers et de pêcheurs et deux sur trois sont demandeurs d'emploi, Gloire ne les connaît pas. Elle commande quelque chose à boire, non loin de ces types qui ont eux-mêmes pas mal bu. Comme l'un d'eux, le plus grand, s'adresse à elle un peu familièrement, les deux autres se gondolent derrière. Nous avons cru comprendre qu'elle n'aime pas beaucoup ça.

De fait elle le prend mal et cela pourrait tourner mal, du moins pour le grand type qui vient de se rapprocher, qui entreprend maintenant de la serrer de près. Chance pour lui, point trop loin, l'air de rien, Béliard qui surveille invisiblement tout cela d'un œil ne va quand même pas laisser Gloire déchaîner sa violence pour un oui ou pour un non. Heure supplémentaire et tarif de nuit, mais qu'importe : l'homoncule décide de s'interposer.

Загрузка...