16

La semaine suivante, les insomnies se précisèrent. Rongeant le sommeil de Gloire par les deux bouts, elles retranchaient soir et matin, à parts égales, quelques minutes supplémentaires chaque nuit. Gloire se levait chaque jour plus fatiguée.

Au bar du Club, elle avait fini par rencontrer quelques Européens, résidents ou passagers, surtout des sujets britanniques représentant leur firme, un assureur des joyaux de la couronne, un représentant de parfums, un ingénieur spécialisé dans le frein - dispositif négligé, méconnu sous ces latitudes où l'on aime mieux le klaxon, donc énorme marché potentiel.

Mais elle passait peu de temps au bar. Les soirs, pour différer l'heure d'essayer de dormir, Gloire restait un moment devant la mare près du portail. Après avoir happé tous les animalcules possibles dans la journée, les crapauds digéraient à présent, chantant paisiblement en chœur. Pour exécuter leur petit concert, ils se répartissaient en trois sections, les uns reproduisant des piailleries de volatiles, les autres une sirène de police et les troisièmes un émetteur de morse. Chœur frénétique, simultané, sans un instant de répit, le morse et la police à l'octave, le souffle grave du générateur tenant en même temps lieu de basse continue et de diapason. Par-dessus les chorales batraciennes, depuis les branches d'un arbre à pluie, quelque soliste ailé projetait parfois un bref énoncé mélodique en contrepoint, quelques riffs en tierce. Gloire les écoutait un quart d'heure, puis elle rentrait se coucher.

Quand même on l'invita, parfois elle répondit. Les sujets britanniques organisaient le mardi des soirées passées à danser le cake-walk sur la terrasse en Adidas, en bermuda, en transpirant parmi les tables chargées de bouteilles. Un soir, un seul soir, Gloire se laisserait aller à vider cinq ou six verres d'affilée.

Puis rentrerait totalement ivre au Club. Mettrait un temps fou à retrouver sa clef, puis la serrure et puis, une fois entrée, l'interrupteur de la veilleuse. Elle pousserait un cri bref en croyant distinguer, dans la pénombre, une petite forme oblongue en travers de son lit. Puis elle se reprendrait, se raisonnerait : ma pauvre vieille, tu es encore complètement bourrée. Mais non : au bruit de la porte claquée la petite forme se redressa brusquement, raide comme la justice et les bras croisés, l'air mauvais.

- Tu as vu l'heure ? s'écria Béliard. Tu trouves que c'est une heure pour rentrer ?

- Sinistre con, fit Gloire. Tu m'as fait peur.

- Ça ne fait que commencer, cria Béliard un ton au-dessus. Personnellement je sens du relâchement, ici. Je m'en vais te reprendre en main tout ça, moi.

- Mais que tu es con, répéta Gloire en visant un fauteuil dans l'ombre et s'y effondrant, une main sur les yeux.

- Mesure tes propos, fit Béliard d'une voix sèche quoique moins bien assurée.

- Tu ne crois pas que tu pourrais prévenir ? fit-elle au bout d'un moment, se relevant difficilement pour aller se préparer un dernier verre.

- On ne rigole plus, tenta de menacer Béliard en désignant le verre du doigt, puis en agitant ce doigt. Je vais bien m'occuper de toi, maintenant.

- C'est le monde à l'envers, dit Gloire, une éternité que je ne t'ai plus vu. Jamais là quand j'ai besoin de toi. J'aurais pu crever dix fois.

- Je passe quand je peux, prétendit l'homoncule en baissant sa garde, si tu crois que je n'ai que ça à faire. Tu as vu ma tête ? Le décalage, le voyage, tout. Si tu crois que ça m'amuse, fit-il en extrayant de sa poche un petit miroir, non mais tu as vu la mine que j'ai ?

De fait il était pâle et décoiffé, costume fripé, cravate et lacets défaits. Par surcroît il n'était pas rasé. Je n'en peux plus, moi, marmonna-t-il en se laissant retomber sur le lit. Gloire trempa ses lèvres dans son verre en le regardant couché désarticulé, poupée bon marché.

- Alors, qu'est-ce que tu as fait, dit-elle, tu étais où ? Tu es resté à Sydney ?

- Laisse-moi dormir, bâilla Béliard, je crois qu'il faut que je dorme.

- Tu as bien de la chance, dit-elle. Moi, je ne peux plus fermer l'œil. Si tu savais les nuits que je passe.

- Je vais m'occuper de ça, grogna Béliard. On verra ça demain.

- Tu parles, dit Gloire.

Le lendemain matin, Béliard dormait encore lorsqu'elle partit comme chaque jour faire un petit tour en ville. Parmi les rickshaws postés à l'entrée du Club, elle avait fini par fixer son choix sur un véhicule mieux entretenu que les autres, paraissant l'objet de tous les soins de son pilote. Orné de cônes de camphre en combustion, un petit autel de fleurs et de statuettes surplombait le guidon du véhicule au-dessus duquel, sur le pare-brise, adhéraient quelques décalcomanies de déités. Peints à l'arrière de l'engin près des catadioptres, deux yeux fardés louchaient sur un slogan fédéral prônant la limitation des naissances et, sous la capote rafistolée au chatterton, de part et d'autre de la banquette arrière, deux portraits du même homme représentaient peut-être un acteur, peut-être un politicien, plus vraisemblablement les deux en même temps.

Quant au chauffeur de ce rickshaw, nommé Sanjeev, c'était un jeune homme aimable et rond, chemise et pantalon de toile, linge délavé de coton rose autour du cou. Dès la première course, il avait proposé à Gloire de se mettre à son service exclusif. Ses cheveux étaient ras sauf une longue mèche sur l'occiput, poignée prévue pour le tirer de l'enfer s'il y tombait. Il était aimable et très égal d'humeur, conduisait bien, son compteur était en état de marche et son encens de bonne qualité, Gloire avait répondu pourquoi pas. Seul problème avec lui : son rhume chronique le faisait éternuer sans cesse, et se moucher à tous les feux rouges dans son linge rose qui lui tenait également lieu de serre-tête, écharpe, ceinture, compresse, chiffon, serviette de bain, serviette de table et filet à provisions.

Lorsqu'elle regagna sa chambre après le déjeuner, Gloire était à nouveau d'une pâleur extrême et Béliard parut s'en alarmer. Repose-toi un peu, suggéra-t-il avant de se rendormir lui-même, essaie de faire une petite sieste. Elle essaya, mais le sommeil n'existait plus. Il en fut de même une fois la nuit tombée, puis toutes les nuits d'après, jusqu'à ce qu'un beau matin la trouve complètement épuisée, à peine capable de bouger.

Evidemment inapte à soigner l'insomnie de Gloire, Béliard ne s'occupait que de rattraper son propre sommeil en retard. Elle passait ses journées près de lui endormi, allongée dans sa chambre aux rideaux tirés. Les yeux grand ouverts au plafond, ne pensant plus à rien, comptant indéfiniment les tours du ventilateur.

Ces trois jours elle ne quitterait sa chambre qu'aux heures des repas, laissant inachevés ses petits déjeuners sous ses lunettes noires. Dès qu'elle se levait de table, les corneilles fondaient sur les restes et se répartissaient toasts, sucre, beurre et marmelade chimique avant de se renvoler pour savourer ces choses en paix sur une pale de ventilateur.

Et même un soir, au restaurant du Club, dans une cuiller posée sur sa partie bombée près de son assiette, Gloire sursauta en découvrant une araignée très énervée. L'insecte prisonnier tournait en rond, se débattait au fond de l'ustensile. Un instant de répulsion la saisit avant qu'elle ne vît s'agiter dans cette concavité que le reflet, au-dessus d'elle, d'un autre ventilateur.

Les ventilateurs, de toute évidence, commençaient d'occuper trop de place dans sa vie. Mais ce ne fut qu'au bout d'une semaine, épuisée par les veilles, comme elle se mettait à voir de gros moustiques congelés dans les filaments des ampoules électriques, qu'elle commença de s'inquiéter. Béliard, se déclarant incompétent, baissait les bras. Gloire s'ouvrit aux boys de ses troubles.

Les boys, qui l'avaient à la bonne - jeune femme souriante et réservée, pas trop près de ses roupies, ne s'attardant qu'exceptionnellement au bar le soir, - les boys étaient désolés. Après qu'ils se furent concertés, le mari de l'hospitalisée se dévoua pour en toucher un mot au superintendant. Diagonal, un sourire chavira légèrement la moustache du superintendant qui finit par noter au dos de sa carte l'adresse d'un praticien local exerçant en clinique, 33 rue de la Pagode-Karaneeswarar, au coin d'une artère spécialement négociante.

Béliard, qui n'avait pas quitté la chambre, dormait quant à lui, depuis son retour, pratiquement sans interruption. Gloire le secoua avant de partir :

- Je sors, le prévint-elle, je crois que j'ai trouvé quelqu'un pour mes insomnies.

- On va voir ça, grogna l'homoncule en se retournant.

Puis elle sortit dans la plus haute chaleur d'après-midi. Près du portail, dans l'ombre, les chauffeurs de rickshaw dormaient sur leurs guidons. No problem, dit Sanjeev après avoir déchiffré l'adresse, avant d'actionner le démarreur.

On arriva : serrées les unes contre les autres, abondaient là toute espèce de boutiques : marchands de pompes, de ressorts, de tuyaux, de couleurs, de plâtre et de corde, électriciens, plombiers, coiffeurs. Bref, les mêmes que partout au monde sauf que, n'outrepassant pas six mètres carrés, tous ces établissements se ressemblaient sous leurs toits de palmes tressées, de planches et de paille et sur leur sol de terre battue.

Une fois que Sanjeev l'eut déposée, Gloire eut du mal à repérer l'adresse du docteur : les bâtiments du coin, d'abord, n'étaient pas tellement numérotés, puis le contenu des boutiques ne correspondait pas toujours à leur enseigne. Ainsi, lorsqu'elle finit par trouver une plaque mentionnant la clinique du Dr Gopal, celle-ci se trouvait fixée sur la devanture d'un marchand de musique chez lequel deux hommes au front peint discutaient âprement sans trace autour d'eux de partitions, d'instruments ni d'enregistrements.

Elle hésita : sur le trottoir, à gauche, une échoppe contenait face à face deux machines, l'une à écrire et l'autre à coudre ; à droite, une autre proposait des services de Xerox-télex-fax. En haut, dans le fond, se maintenant à des échafaudages de cordes et de bambous, deux peintres ébauchaient les motifs d'une toile publicitaire dont on distinguait encore mal l'objet : alcool ou cigarettes, téléviseur ou machine à laver. Sanjeev alla s'informer auprès du tenancier de Xerox-télex-fax, qui lui indiqua l'emplacement de la clinique : au fond d'une cour à l'issue d'un passage en coude, en face d'un temple consacré à la déesse de la variole.

Ventilateurs et tapis à bout de souffle, la réception de la clinique était équipée d'outils de communication moderne. Perle incrustée dans l'aile du nez, bague au deuxième orteil de chaque pied, une jeune femme contrôlait sur écran la gestion de la clientèle. Aussitôt informé de la présence de Gloire, parut Gopal qui, lui, ne portait qu'une gigantesque gemme à l'index droit.

Au reste, malgré des manières d'archevêque, le docteur était un peu débraillé. Chemisette à carreaux flottante sur pagne à rayures vertes sommairement noué sur le devant, tongues de Chine populaire aux pieds. Chevelure poivre et sel profusément huilée rebiquant sur sa nuque par vaguelettes, grandes lunettes à monture de marbre et verres si grossissants qu'on ne voyait de ses yeux que deux pupilles et deux iris multipliés par dix.

Gloire ayant exposé son souci, elle et Gopal échangèrent en anglais des questions et réponses de routine - état général, maladies infantiles, antécédents familiaux, nature du symptôme. Gopal montra de l'indulgence pour ce trouble dont aurait, selon lui, raison le produit ayurvédique approprié. Fouillant dans un tiroir de son bureau, il retira une boîte de pilules brunes, en compta quelques-unes qu'il glissa dans un sachet de papier brun, une au coucher pendant dix jours et voilà, mille roupies.

Pendant que Gloire quittait la clinique, et qu'aussitôt Gopal composait sur son téléphone le numéro personnel du superintendant, Sanjeev avait attendu la jeune femme à l'extérieur. Bon docteur ? demanda-t-il.

- Il n'a pas l'air mal, dit Gloire, vous pourriez le consulter pour ce rhume.

- Cher, dit Sanjeev, beaucoup trop cher pour moi.

- Tenez, dit la jeune femme en fouillant dans son sac.

- Merci, dit Sanjeev, c'est beaucoup.

- Ce n'est rien pour moi, dit Gloire.

A peine l'eut-il ramenée au Club cosmopolite, Sanjeev repartait vers la clinique à toute allure lorsqu'elle entra dans sa chambre. Toujours allongé à la même place, Béliard ne dormait cependant plus ; il semblait s'être calmé, rasé, changé, rafraîchi. Il interrogea Gloire sur son emploi du temps.

- Je ne te conseille pas trop de fréquenter ce type, moi, si tu veux mon avis, conseillait-il un peu plus tard tout en faisant s'écouler les pilules brunes dans sa petite main. A ta place je m'en méfierais, de ce type.

Le type, cependant, examinait Sanjeev longuement et minutieusement : hormis ce coryza chronique, d'origine apparemment allergique, le jeune homme semblait jouir d'une excellente santé.

- Je vois ce que c'est, dit-il, je vais te prescrire un petit produit dont tu seras certainement content.

Au fond d'un autre tiroir de son bureau, Gopal s'en fut chercher une fiole emplie de poudre également brune, dont il fit glisser quelques grains dans un papier plié en huit formant un étui plat. Voilà, prescrivit-il, deux ou trois fois par jour par voie nasale et voilà, dix roupies.

Sanjeev revint au Club, s'installa sur la banquette arrière de son véhicule pour inhaler un peu de cette poudre, conformément aux instructions du docteur. De fait, tout de suite il s'en trouva très bien, s'affalant sur son siège en laissant planer son regard vers la fenêtre derrière laquelle Gloire et Béliard s'entretenaient de l'avenir. Et commençaient, au fond, de trouver le temps long.

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