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Il n'en serait rien. Gloire ne verrait là-bas nul kangourou ni koala ni rien. Juste un soir, dans un caniveau d'Exhibition Street, elle apercevrait une dépouille d'opossum gisant entre le pare-chocs avant d'une Holden Commodore et le pare-chocs arrière d'une Holden Apollo.
Elle avait emprunté le vol Paris-Sydney, via Singapour et Djakarta, qui continue ensuite vers Nouméa. Dans cet avion, libérés de leur devoir militaire, vingt conscrits néo-calédoniens rentraient chez eux. Adieu caserne humide, adieu brutal climat : les jeunes gens célébraient abondamment la quille par exclamations, libations, discours, chants. Dès que rendus à la vie civile, ils avaient troqué leurs effets militaires contre des uniformes de fantaisie d'inspiration rastafarienne : galons et fourragères contre pendentifs et badges représentant l'Afrique, une feuille de chanvre ou Peter Tosh ; calots kaki contre amples bonnets de laine en forme d'omelette à vingt-quatre œufs, tricolores vert-jaune-rouge, tricotés à la main. La joie de revoir leur pays pouvait se traduire par quelques exactions mineures. Ainsi, quand défilait le chariot de boissons poussé par une hôtesse, c'est d'une main qu'ils raflaient toute une gerbe de bourgogne et de bordeaux puis, une fois le chariot passé, c'est de l'autre qu'ils claquaient affectueusement le fessier de l'hôtesse qui se raidissait légèrement sous l'impact, puis se retournait à demi dans un sourire contraint. Calme, calme, intervenaient alors, débonnaires, les deux sous-officiers chargés d'encadrer les démobilisés. Mollo, les gars.
L'un des sous-officiers se trouvait justement assis à côté de Gloire. Natif de Wallis et Futuna, c'était un sergent-chef massif qui débordait de son siège en s'endormant mais qui, à l'état de veille, lui fit un peu de conversation. Sourire paisible et cou de taureau, buveur d'eau, le sergent-chef avait pris part à toutes les expéditions militaires nationales depuis vingt ans : des Comores au Liban, du Niger au Gabon, du golfe Persique à la mer Rouge. De ses missions au Tchad il conservait une impression mêlée, ayant chaque fois dû soutenir des camps antagonistes. L'autre sous-officier, qui plut tout de suite à Gloire, était un beau grand nègre au regard profond que le sergent-chef lui présenta comme boxeur poids lourd de l'armée française. Espoir dans sa catégorie. Gloire lui adressa donc un regard plein d'espoir. Le transfert des renvoyés dans leur foyer requérait de tels calibres, expliqua le sergent-chef, faute de quoi, livrés ivres à eux-mêmes, ils ne manquaient pas de créer des incidents diplomatiques aux escales.
Vint l'heure des plateaux-repas. Gloire mangea ce qu'on lui donna, but ce qu'elle voulut, même après que les lumières se furent éteintes et que la projection du film eut commencé. Les passagers avaient cloué leurs écouteurs dans leurs oreilles, sauf Gloire et quelques autres qui, sans autre bande-son que les moteurs, surveillaient distraitement une revue sur leurs genoux. Deux heures plus tard, tout le monde dormait, même les conscrits s'étaient calmés. Discrètement, Gloire se leva pour se rendre aux toilettes, déposant au passage un regard sobre mais précis sur le beau poids lourd de l'armée française, qui l'y rejoignit vingt secondes plus tard et lui tint compagnie vingt minutes. Plus tard, de Singapour, elle ne visiterait que les boutiques hors taxe de l'aéroport, le temps que des locaux vêtus de vert pomme désinfectent le Boeing, puis à l'escale de Djakarta Gloire endormie ne verrait rien du tout.
L'heure est toujours approximative sur les vols long-courrier, on ne sait jamais trop où on en est parmi les fuseaux horaires. Par contre, vers la porte Dorée, il était dix-sept heures précises quand Jouve, revenant de l'adresse indiquée par son beau-frère, rendit visite à Salvador. Celui-ci n'était pas très attentif, occupé par la mise au point d'un thème central (grandes blondes chaudes et grandes blondes froides) de son projet.
- Un nommé Lagrange, dit Jouve. Il n'a rien voulu dire, il prétend qu'il ne la connaît pas, il me fait le coup du secret professionnel, tout ça. Mais je suis sûr qu'il sait des trucs. Je vais peut-être procéder autrement.
Mais Salvador, pressé de voir Jouve disparaître : c'est bon, lui dit-il, vous faites comme vous voulez. Jouve disparu : tu notes, dit-il à Donatienne. Allons-y.
Certaines grandes blondes incandescentes s'élancent bras ouverts au-devant du monde. Elles parlent vivement, rient légèrement, pensent vite et boivent sec. Elles regardent fièrement le monde, elles lui adressent des sourires terribles et généreux. Parfois le monde se trouble à leur vue, parfois il est intimidé par cette façon sûre, certaine et décolletée de s'élancer vers lui, vers vous, bras grand ouverts en direction des vôtres. Gaieté, redoutable gaieté de ces grandes blondes solaires.
- Tu pourrais noter Kim Novak en marge, par exemple. Qu'est-ce qu'on a comme photos de Kim Novak ?
On possédait plusieurs photogrammes de la scène du clocher dans Vertigo, parmi lesquels un plan vertical de la cage d'escalier (combinaison de travelling arrière et de zoom avant), mais Salvador est lui-même très sensible au vertige, à ce point sensible que le moindre cliché d'à-pic en plongée lui donne la nausée. Non, dit-il, trouve autre chose. On va s'arrêter là pour aujourd'hui. Bon, dit Donatienne, et les froides ? Pardon, fit Salvador. Les grandes blondes froides, précisa-t-elle, tu n'as traité que les chaudes pour le moment. Nous verrons plus tard, dit Salvador. Pas tout en même temps.
Un peu plus tard, arrivée à destination, nous verrions Gloire installée dans un hôtel vers Darling Harbour où, par un télex de Lagrange, lui était réservée une chambre avec terrasse donnant au loin sur la baie de Sydney. Pour atténuer le malaise du décalage, elle y avait d'abord dormi quinze heures de rang puis, dès son réveil, elle s'était installée sur la terrasse, y passant le plus clair de son temps dans un transatlantique en compagnie de Béliard.
Celui-ci, qui ne s'était plus manifesté depuis la transformation de Gloire, était reparu dès qu'elle s'était retrouvée seule dans cette chambre. L'inspectant de la tête aux pieds : ah, s'était-il exclamé, décidément je t'aime mieux comme ça. Les premiers jours, en chemisette et bermuda, installé de tout son long sur le repose-pied du transat, l'homoncule paraissait en pleine forme. Chaussé de lunettes noires à sa mesure, il se coupait les ongles en sifflotant, considérant la baie que sillonnaient de gros ferries métalliques foncés bringuebalants. Bains de soleil sous écran total.
Car le soleil australien n'est pas un soleil comme les autres. Il vous brûle avant de vous réchauffer, chalumeau vengeur même par temps frais. Et son parcours aussi n'est pas commun : levé d'un bond, calcinant tout sur son passage à toute allure, il fonce se coucher à l'heure pile en dix minutes, sans crépuscule ni quelconque protocole, puis la nuit tombe comme une pierre. En renouvelant les boissons fraîches, les garçons d'étage incitaient Gloire à la prudence, lui conseillaient de se protéger, réglaient l'ouverture de son parasol. On sortait peu. Tout allait bien.
Pourtant, moins d'une semaine après leur arrivée, il parut que Béliard commençait de s'impatienter. Son humeur semblait avoir viré. Il répondait à peine quand Gloire lui adressait la parole, donnait moins souvent son avis sur le temps. Puis un après-midi, lorsqu'il ouvrit la bouche, ce fut pour arguer de ce qu'il en avait un peu marre de ce putain de soleil et proposer qu'on aille faire un petit tour dehors, qu'on laisse un peu tomber cette putain de terrasse. D'accord, dit Gloire. Mais, dehors, la question du soleil se posait tout autant. Béliard toujours invisible aux yeux des mortels, Gloire et lui n'avaient pas fait cent mètres vers le port de plaisance qu'ils s'effondraient dans le premier fauteuil et sous le premier parasol venus, dépendances d'un office de milkshakes. Gloire au bout d'un moment s'y était assoupie. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, Béliard n'était plus là : il semblait qu'il eût profité de l'air libre et du sommeil de la jeune femme pour s'éclipser. Comme s'il avait besoin de ça, s'étonna-t-elle en rentrant à l'hôtel. C'est donc toute seule qu'elle y passerait les jours suivants.