21

Le lendemain de la soirée chez Moopanar, celui-ci téléphona au Supreme pour prévenir Gloire qu'il lui avait trouvé un autre hôtel, mieux assorti à sa personne. Une voiture passerait avant midi la prendre avec ses affaires. Ça se précise, commenta Béliard.

L'obscurité glaciale du restaurant, les chasseurs costumés en dompteurs et les liftiers en icoglans dénotaient assez le prestige de ce nouvel établissement. Au dernier étage d'un building blanc dressé sur Marine Drive, la nouvelle chambre de Gloire était six fois plus vaste qu'au Supreme, décorée dans les bistres et dotée du confort moderne - réfrigérateur, téléviseur, conditionneur et baignoire à deux places. Un petit balcon par-dessus le vide supportait une chaise longue et la baie donnait sur la baie.

Gloire y reprit vite ses bonnes habitudes. Levée tard, elle passait les fins de matinée sur le balcon, l'œil mi-clos sur l'immense plage peu fréquentée, parsemée d'attractions décrépites, toboggans et tourniquets rouillés. La mer malpropre était lointaine, le sable n'était que poussière. Des passants le foulaient isolément, sans but balnéaire, parfois derrière un char à bœufs. Parfois on distinguait un cheval dans le fond, galopant dans la frange d'écume. Etendu comme d'habitude sur le repose-pied du transatlantique et vêtu de son seul bermuda, Béliard prenait le soleil près de Gloire. Fais quand même attention, lui avait-il conseillé, ne les laisse pas te prendre trop en charge. Il ne faudrait pas qu'ils aient barre sur toi. Insiste pour payer l'hôtel.

Moopanar, cependant, se faisait très discret. Il appelait brièvement de temps en temps pour s'assurer que Gloire ne manquait de rien, sans rien imposer ni même proposer - sinon d'honorer de sa présence les soirées qu'il continuait d'organiser sur sa terrasse deux ou trois fois par semaine. Un peu toujours pareil, ces soirées, Gloire finit par n'y passer qu'une fois sur deux. Un jour elle avait accepté de suivre Moopanar, en compagnie de Rachel, au champ de courses où l'un de ses chevaux nommé Telepathy se voyait coté à quatre contre un ; le surlendemain, ils avaient assisté à un match de polo dans lequel s'affrontaient d'autres sujets de son élevage.

Mais dans l'immédiat, donc : soleil. Puis, vers deux heures, Rachel frappait légèrement à la porte. File, disait alors Gloire à Béliard qui s'éclipsait de mauvaise grâce, avec un œil boudeur de scoptophile dépossédé. Parfois il se levait tout seul dès qu'on avait frappé, sans attendre que Gloire lui enjoignît de détaler mais n'en faisant pas moins la gueule. Les jeunes femmes se reposaient un moment dans la chambre avant d'aller déjeuner longuement au restaurant de l'hôtel - cubes de volaille et de poisson macérés, yaourt au bhang. Puis, une fois la grande chaleur passée, elles retournaient comme avant traîner en ville, du côté de Chor Bazar ou de Banganga Tank, s'attardant près des réservoirs à l'ombre des immeubles. Des singes, des hommes et des enfants jouaient sur les toits-terrasses. Les hommes guidaient, en agitant des linges, les mouvements de pigeons groupés en pelotons dans le ciel, les enfants gouvernaient ceux de leurs cerfs-volants, les singes se poursuivaient à l'à-pic des façades, jamais on ne voyait jouer aucune femme.

La nuit venue, elles dînaient au Yacht Club, où quelquefois Biplab les rejoignait avant de repartir prendre son service chez Moopanar. Ensuite, presque aussi gaies qu'au premier soir, elles passaient vider quelques verres au bar du Taj toujours plein d'étrangers, rencontraient là d'autres jeunes femmes - dont une assura, certain soir, répondre au nom de Porsche Duvall - mais aussi des hommes, des garçons. Les hommes étaient plus frontaux, plus ombrageux que les garçons avec lesquels on pouvait négocier plus souplement, bien que les amis et les ennemis des femmes fussent, chez les uns comme chez les autres, également représentés. Bref, nul autre souci, vie facile, paix royale. Gloire n'avait même plus à redouter les menées de Personnettaz et des autres, Gopal ayant assez brouillé les pistes pour qu'ils aient actuellement perdu sa trace.

Cependant il arrivait qu'elle ne trouvât plus sa juste mesure, ne s'entendît plus elle-même dans le concert incessant des klaxons et corneilles de Bombay - comme cela se produisait, quoique à l'envers, quand ses pensées se détachaient trop violemment, dans le calme oppressant du Club cosmopolite. Il arrivait aussi qu'elle se demandât si elle allait rester là indéfiniment, s'il ne serait pas temps pour elle de rentrer. Sur ce point Rachel ne savait que répondre, Béliard était sans opinion, moi-même je ne sais pas trop. Toujours est-il qu'au bout de vingt jours de ce régime, un matin, Moopanar se présenta chez Gloire à l'improviste : Béliard n'eut que le temps de bondir dans un placard.

Moopanar prétendit d'abord que, passant dans le coin, l'idée lui était venue de cette petite visite, histoire de s'assurer que tout allait bien. Il traversa la chambre, il contempla quelques instants la baie puis, se retournant vers Gloire :

- Pourriez-vous me rendre un petit service ?

- Nous y voilà, se dit Béliard essoufflé, l'oreille collée dans l'obscurité contre la porte du placard.

- Quel genre de service ? fit Gloire.

- C'est tout simple, dit Moopanar, je dois expédier quelque chose dans votre pays. Il s'agirait seulement d'accompagner cette chose. Veiller à ce que tout se passe bien. Etre là, quoi.

- Ça se précise, répéta Béliard à voix basse.

Gloire ne répondit pas tout de suite. Ce pouvait être l'occasion de rentrer, comme ces jours-ci elle y songeait - mais, connaissant maintenant les activités de Moopanar, ce pouvait être au prix du pire, d'on ne savait quels pains de plastic, d'uranium ou d'opium glissés dans son intimité.

- N'allez pas vous imaginer des choses, lut Moopanar dans ses pensées. Rien de compliqué, rien de risqué. Vous n'aurez qu'à prendre un avion. Je prends en charge tous les frais, vous n'avez rien à faire, quelqu'un vous attendra là-bas pour s'occuper de tout.

- Bon, dit Gloire, admettons. Et ce serait quoi, cette chose à convoyer ?

- Des chevaux, dit Moopanar.

- Ah bon, dit Gloire, des chevaux ?

- Oui, dit Moopanar, des chevaux.

- Evidemment, dit Gloire, si c'est des chevaux.

- Des chevaux, répéta Moopanar, vous voyez bien. Juste des chevaux.

D'un continent vers l'autre, c'est en avion-cargo qu'on transporte les chevaux. D'ordinaire un vétérinaire les escorte, armé d'une seringue géante en cas de problème, mais, assura Moopanar, il n'y aurait pas de problème donc pas de vétérinaire, Gloire pourrait partir seule avec les animaux. Après-demain. D'accord ? D'accord, dit-elle.

Aéroport de Bombay-Saha, donc, le surlendemain. Plein soleil, vent de nord-est modéré. Outre les six chevaux de Moopanar - d'une vieille lignée d'Asie centrale, - l'avion-cargo transporterait l'arbre de turbine d'un barrage hydraulique, renvoyé en France pour échange standard. Tout le volume étant vidé, réduit à l'état de soute immense, seule une cabine dépourvue de hublots était aménagée pour les convoyeurs derrière le poste de pilotage. Six fauteuils la meublaient de front, avec un four à micro-ondes et une armoire de surgelés. Une porte permettait d'accéder au cockpit, une autre donnait sur un escalier de fer descendant vers la soute. Un steward dépourvu d'uniforme assurerait un service restreint. Gloire embrassa Rachel, on décolla.

Trois hommes en civil escortaient l'arbre de turbine, jeunes techniciens spécialisés dans la manutention des choses énormes. Trois jeunes gens en pleine forme et très bavards entre eux, mais trop intimidés pour oser adresser la parole à Gloire qui, distraitement, les écouta aborder mille sujets. Mais il semblait que sur chacun d'entre eux leur conversation, d'abord très animée, se fatiguât assez vite avant de patiner franchement : passé de premiers échanges légers et vifs, dansants, elle s'enlisait bientôt dans quelque ornière. Ils descendaient alors pour la désembourber, s'aidant de leurs pelles américaines et recourant à des branchages puis, dès qu'elle s'était dégagée, aérienne à nouveau, bondissant sur un autre sujet, de justesse ils sautaient à bord de la conversation avant qu'elle repartît sans eux.

Gloire suivit un moment leur échange avant de s'assoupir un peu. Quand elle rouvrit les yeux, les techniciens dormaient. Comme d'habitude en avion, Béliard n'était pas abordable ni même visible : personne à qui parler, rien à regarder par les hublots absents, rien à lire, Gloire commença de trouver le temps long. Par chance le copilote parut bientôt, passant chercher de quoi boire dans le frigorifique. La voyant si désoccupée, le copilote lui proposa de venir prendre un verre avec les autres dans le cockpit : saisissant une bouteille, il s'effaça pour la laisser passer.

Ambiance également calme dans la cabine de pilotage. Le commandant de bord dormait dans son fauteuil et le mécanicien feuilletait des magazines spécialisés. Bonsoir, messieurs, dit Gloire. Le commandant sourit en ouvrant un œil bleu : saillants étaient ses maxillaires et blanche sa brosse. C'est moi qui ai le tire-bouchon, rappela le mécanicien. Ayant installé la jeune femme dans un fauteuil derrière le staff, le copilote reprit sa place devant les cadrans de manœuvre automatique. Le commandant se redressa dans son fauteuil - dont le dossier se doublait d'un rideau de perles ergonomique, de ce modèle auquel recourent les chauffeurs de taxi fragiles des lombaires - puis se retourna vers Gloire. On survolait alors l'Arabie Séoudite.

Aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, donc, trois heures plus tard. Fraîcheur, crachin. Gloire descendit du Boeing en même temps que l'équipage, qui gagna ses quartiers réservés pour se doucher et se changer avant de rentrer à la maison pendant qu'elle passerait seule la douane avec les papiers des chevaux. Elle franchit calmement toutes les formalités, les documents semblaient en règle, on tamponna tout ce qu'on put tamponner. On lui indiqua où elle pourrait récupérer son chargement. Elle devrait pour cela sortir de l'aéroport et rejoindre un bâtiment technique. Moopanar l'avait bien prévenue que quelqu'un l'attendrait à Paris pour s'occuper de tout, mais, si ce quelqu'un faisait défaut, que faire dans la vie seule avec six chevaux ? Nous verrions bien.

Nous vîmes. A peine passé la porte opaque en compagnie des voyageurs débarqués d'autres vols, parmi les parents et alliés venus les attendre nous aperçûmes un visage dont la mobilité se détachait sur tous les autres. Toujours dévoré de tics faciaux, mais sur un mode plus grave que d'habitude : Lagrange. Tiens, dit Gloire, qu'est-ce que tu fais là ? Je t'expliquerai, dit Lagrange. Il avait l'air de très mauvaise humeur. Tu as l'air de très mauvaise humeur, observa Gloire. En effet, reconnut Lagrange, je suis de très mauvaise humeur.

Un acolyte l'accompagnait, que Gloire n'avait jamais rencontré. Gabarit de jockey, vêtements sombres, assez d'espace entre les incisives pour y loger une molaire et répondant au nom de Zbigniew, il coordonnait les trois vans dans lesquels embarqueraient les animaux. On attendit ceux-ci, qui parurent au loin. Ils frissonnaient, ruaient mollement, paraissaient très peu vifs alors que Lagrange donnait en revanche des signes de nervosité croissante au cours de leur transfert. Nul intérêt particulier ne parut éveiller pourtant les fonctionnaires de la douane. En ordre comme les autres, les derniers papiers furent tamponnés.

Ensuite on passe généralement les chiens, les chats, les singes aux rayons X, sans ménagement on balance leur caisse sur le tapis à bagages, au milieu des valises inanimées. Mais on n'a pas d'appareil assez gros pour y passer les chevaux qui défilèrent, au pas, de l'avion jusque dans les fourgons. Gloire ne les avait pas vus à l'embarquement de Bombay, ni n'était descendue les visiter dans la soute. Plutôt abrutis, cernés, ballonnés, ils faisaient tout ce qu'on leur disait, ils n'évoquaient le steeple-chase et le polo que lointainement. Ayant verrouillé les hayons, l'acolyte revint vers Lagrange en claquant dans ses mains : c'est réglé, dit-il. Braves bêtes. Allez, dit Lagrange, vas-y, roule. On se voit jeudi. Nous, on va prendre un taxi.

On regarda s'éloigner les vans, on se dirigea vers les taxis.

- Alors, fit entendre Lagrange, comment c'est allé avec Moopanar ?

Gloire s'arrêtant pile, Lagrange fit encore deux pas puis se retourna.

- Quoi, fit-il. Allez, viens.

- Attends un peu, dit-elle, tu connais ce type ? Tu travailles avec ces gens ?

- Viens, dit Lagrange. Je t'expliquerai.

On rejoignit la file d'attente pour les taxis. Dans l'immédiat, ces véhicules manquaient. Le temps qu'on trouve enfin le seul disponible et qu'on y embarque, surgit en courant le commandant de bord en tenue civile repassée de frais. Frappant à leur vitre, le commandant leur demanda s'ils acceptaient de le prendre avec eux. Bien sûr, dit Gloire pendant que Lagrange se détournait sans répondre. Le commandant s'assit à côté du chauffeur en geignant de satisfaction. C'est bien aimable à vous, dit-il. Vous n'aurez qu'à me jeter place d'Italie.

Le chauffeur était un chauffeur de taxi français classique en noir et blanc, mégot de maïs, accent de Gonesse et casquette à carreaux. Ah, sympathisa le commandant, vous aussi vous l'avez, le dossier à boules. Je vais vous dire, dit le chauffeur, ça m'a sauvé. C'est fou, dit le commandant, c'est fou ce que ça détend. C'est un truc chinois, je crois, dit le chauffeur, non ? Je ne sais pas au juste, dit le commandant, peut-être scandinave. Mais alors qu'est-ce que ça décontracte, qu'est-ce que ça décontracte. Moi, dit le chauffeur, avant je me payais un de ces mal au dos. Moi de même, abonda le commandant. Mais je crois que nous voici place d'Italie.

Alors, dit Gloire dès qu'il fut descendu, qu'est-ce que tu fais dans cette histoire ? Je t'expliquerai, dit Lagrange, dis-moi d'abord où tu as envie d'aller. N'importe où, répondit Gloire, pourvu que j'aie la paix. Qu'est-ce que tu penserais de la campagne ? suggéra Lagrange. Très bien, dit Gloire. Parfait, dit Lagrange.

Загрузка...