À CORPS PERDUS

Etrange instant que celui de cette exhumation. M. Shû et ses deux poussahs assistent à la funèbre opération d’un air détaché. Le beau Chinois blanc polit ses ongles avec une minuscule brosse de peau. Il est assis en biais sur le siège passager de sa Porsche dont la portière est ouverte. Deux coolies manient la pioche et la pelle avec ardeur. Un grand silence aquatique que trouble seul le bruit de leurs instruments enveloppe la nature éteinte. Au ras des rizières, une brume paresseuse qui ne se lèvera que lorsque le soleil reviendra de l’horizon où il est allé vadrouiller la nuit dernière.

A quelque distance, un boqueteau de palmiers dans lesquels se poursuivent silencieusement des singes farceurs.

Le temps passe. Je regrette d’avoir laissé Chilou à l’hôtel avec « notre » égérie. Pas que je sois jalmince, mais je me sens un peu seulâbre avec ces drôles de gens. Me dis qu’au lieu de déterrer, c’est peut-être « ma fosse à moi » qu’ils creusent. En compagnie de tels forbans, tu ne peux former que des pensées pessimardes.

Les terrassiers (recrutés Dieu sait où !) ralentissent leur boulot. L’un d’eux se penche dans le trou. J’ignore ce qu’il manigance ; je devrais m’approcher, mais ces travaux ne m’inspirent pas, après mon café-crème-croissants-chauds du morninge.

Quelle bizarre enquête dans ce pays où le sens des valeurs a disparu, où la vie humaine ne signifie rien, où le crime fait partie de l’existence, où la prostitution s’opère à tous les niveaux et constitue une espèce d’industrie agréée par les pouvoirs publics.

Les coolies lancent un appel qui fait songer à quelque cri d’oiseau exotique. Ici, on suit la voie hiérarchique, ce sont les gorilles de M. Shû qui s’approchent, regardent, se tournent en direction de leur maître et lui font signe. Le blanc gandin remise son polissoir à ongles et va rejoindre le groupe. Il est debout devant la fosse, superbe. Etrange et belle silhouette, mystérieuse. Figure de romans d’action !

Il dit des choses brèves ponctuées de gestes qui le sont davantage. Ensuite, il m’apostrophe :

— Si vous voulez bien venir…

Je viens.

Pas joyce.

Deux corps terreux. Vision insoutenable d’un enfer de guerre. Un homme, une femme qui furent roués de coups. Visages tuméfiés. Il y a un trou à la place d’un des yeux de l’homme. Les bouches des suppliciés, ouvertes et emplies de glaise paraissent tenter un ultime appel.

Allons, du cran, mon Sana, tu n’es ni une femmelette, ni une souris !

Je m’agenouille au bord de la fosse, mets mon Minox en batterie et commence à flasher les deux morts.

Les assistants s’écartent des cadavres afin de me les laisser mitrailler à ma guise. Note que, mitraillés, ils le furent déjà, les pauvres. Une balle a fait éclater la calotte de la pauvre Rosy, tandis que Trembleur, son jules, s’est morflé deux bastos en pleine bouille : l’une sous le nez, l’autre dans l’œil gauche.

Ce qu’il y a d’hallucinant dans ce spectacle, c’est que seules les têtes sortent du sol.

— Peut-on dégager l’une des mains à chacun d’eux ? demandé-je à Shû.

Il traduit. Les coolies s’activent et exhument rapidement une paluche de la femme puis une de l’homme. Alors je saute dans la fosse pour la vérification ultime.

Après avoir nettoyé la pauvre main féminine à l’aide de mon mouchoir, je pose ses doigts à l’intérieur d’une boîte encreuse pour, après, les appliquer sur des feuilles de bristol. Je réédite l’opération sur son compagnon d’infortune. Les autres me regardent agir avec une inhumaine indifférence. Quand j’ai achevé ma triste besogne, Shû me tend la main pour m’aider à sortir du trou.

— Que fait-on des corps ? me demande-t-il.

— Pour l’instant on les laisse sur place, tranché-je.

Lui, il s’en fout.

Avant que je ne remonte dans son bolide, il me sort une brosse à habits de sa boîte à gloves pour m’inviter à nettoyer la terre qui macule mes vêtements ; je suppose qu’il entend ménager ses coussins.

— Vous savez pourquoi on les a assassinés ? je murmure au bout d’un moment.

— Aucune idée.

— Mais vous savez qui les a tués ?

— Ce n’est pas mon affaire.

— Comment avez-vous appris que leurs corps se trouvaient près de cette rizière ?

Il a une mimique impatientée.

— Ça, c’est mon affaire ! répond-il durement. J’ai rempli mon engagement, non ?

— Tout à fait.

— Donc, on va chercher l’autre moitié des dollars ?

— Evidemment.

Il branche la radio. Une musique nasillarde retentit, qui me râpe les nerfs.

* * *

Il est sur la terrasse de son apparte, Chilou, à faire dorer sa calvitie en savourant une vodka-fraise. Recette : tu mets une rasade de sirop de fraise dans un verre, t’ajoutes un peu de jus de citron, deux glaçons, et tu remplis de vodka jusqu’à ce que les glaçons dépassent du verre. Notre déesse est nue, à ses pieds, sur une natte.

Parfois, Achille lui dit :

— Encore !

Alors elle se lève, vient acalifourchonner son seigneur et maître à la hauteur de son visage pour qu’il lui fasse minette tandis qu’elle s’interprète simultanément un délicat vibrato. Quand elle est arrivée à bon port, elle désenfourche le « bain de soleil » de Chilou et le Tondu se cogne une lampée de vokda-fraise pour faire passer le goût de sa chatte. La vie bien comprise. Un jour, j’écrirai un book ainsi intitulé : « La Vie bien comprise ». Dedans y aura tout ce que j’ai retenu de l’existence : la saloperie des autres, leur perfidie, leur mesquinerie, avidité, jalousie, orgueil. Qu’ils sont juste bons à sodomiser, ou à te pomper le nœud parce qu’ils ne deviennent vraiment eux-mêmes que lorsque le désir les mène. Je raconterai bien tout avant de canner, de tirer révérence. Tout, telles que je les ai vues aux prises, ces saletés vivantes. Je dirai aussi leur inconscience, la manière qu’ils passent leur vie à ignorer qu’ils vont crever, et combien, cependant, c’est facile de claquer ! Combien chaque seconde qu’on passe sur cette terre tient du prodige, du miracle. Mais eux, les fanfarons à cocardes, ils roulent des mécaniques. « La Vie bien comprise » ! C’est noté ! Je le commettrai ce bouquin en forme de bras d’honneur.

D’autres, pas beaucoup, en ont écrits avant moi, mais y en aura jamais assez ! Et ils serviront jamais à rien, juste à s’épancher la bile ! A laisser peut-être aussi la trace d’un mécontentement d’homme parmi les pourceaux en folie.


Donc, Achille en grande félicité à l’orée de son vieil âge, déguste le plaisir par tous ses pores : soleil, sexe, alcool, vanité de mâle. Une forme de bonheur terrestre il ressent. Dans les béatitudes, il vagabonde, corps et esprit.

— Je ferai grande provision de ce produit aphrodisiaque avant de repartir, m’assure-t-il. Et quand mon stock sera épuisé, je reviendrai en chercher.

L’enquête est passée loin au-dessus de sa tête de nœud, Chilou. Il ne pense même pas à me demander des nouvelles de l’exhumation.

Il murmure :

— Peut-être devrais-je songer à m’installer en Thaïlande, carrément. Les filles y sont si fabuleuses. Je croyais la première irremplaçable et cette nouvelle la vaut dix fois ! Je sais bien que si nous l’emmenons avec nous, voire, si NOUS l’épousons, un jour prochain le bel oiseau s’envolera pour s’aller percher sur d’autres queues ! Oui, le plus sage est de demeurer. J’arrangerai mon séjour avec les autorités. Et puis je louerai une suite à l’année dans ce royal hôtel. On m’y fera des prix. Et quand on ne m’en ferait pas, au diable l’avarice, Antoine ! Qu’en dites-vous ?

Je me sers une vodka-Coca bourrée de glaçons gros comme la banquise qui a expédié le Titanic par le fond.

— Sur le plan de la sexualité, vous y trouverez certes votre compte, Achille, mais songez à l’aspect intellectuel ! Ce sera le désert !

— Intellectualisme mon cul, San-Antonio ! J’en ai ma claque de penser noble. Je veux retourner à l’état sauvage, redevenir rugueux, et puis mal équarri, arboricole s’il le faut, chasser la femelle de branche en branche ! Manger avec les doigts, boire ma vodka à la bouteille, péter fort quand le vent se lève en moi, déféquer dans les halliers, perdre ma langue au profit de l’onomatopée…

— Tout cela au Mandarin Oriental ? souris-je.

Il rit à son tour.

— Allons, boss. Vous êtes le dernier gentleman de Paris, vous n’allez pas devenir un Tarzan petzouille ! Du cul, il y en a sur toute la planète et aux Champs-Elysées davantage qu’ailleurs.

Là, il se marre. Me tend la main, me malaxe les salsifis avec tendresse.

Puis le sens des réalités lui revient :

— Et alors, l’expédition de ce matin ?

Ouf ! Ça tardait !

— On a déterré un couple qui fut torturé avant d’être abattu, car dans votre paradis thaï, on ne pratique pas que l’amour.

— Et ce sont bien les amants que nous recherchions ?

— Non.

Là, il se désallonge pour s’asseoir en biais sur son bain de soleil.

— Voyez-vous, boss, soupiré-je, j’ai une épouvante dans les tripes. Je crains fort que notre astuce (j’ai la charité de ne pas dire « votre » astuce) n’ait causé l’assassinat de deux personnes. Ces gens cupides, sachant que nous étions prêts à payer une forte prime contre la preuve de ces morts et n’ayant pas ceux que nous cherchions sous la main, n’ont pas hésité à en « fabriquer » deux autres.

— Vous en êtes certain ? balbutie le Bandeur bandant d’une voix blême.

— J’ai approché et touché les cadavres : il était clair que leur mort remontait tout juste à vingt-quatre heures. Mieux ! la preuve absolue : j’ai prélevé leurs empreintes, et celles-ci ne correspondent pas à celles de Mile Déprez, ni de M. Trembleur dont j’avais eu soin de me munir au Service des Cartes d’identité de la préfecture de la Seine.

— Vous avez démontré sa terrible entourloupe au bandit, au lieu de lui verser l’autre moitié de sa « prime » ?

— C’eût été la dernière chose à faire, car il y allait de notre salut. Au contraire, je lui ai remis ce qu’il attendait et nous nous sommes séparés « bons amis » (bonzes amis), du moins je l’espère.

Il est accablé pour de bon, le Dabe. Au point que sa vieille bite lui semble brusquement dérisoire !

— Que faire, Antoine ? Admettre notre impuissance ?

— Jamais, Achille !

— Bravo !

— Je vais tout reprendre de zéro, n’importe les conséquences.

— Vous avez raison !


De longues embarcations étroites, dont l’hélice minuscule se trouve à l’extrémité d’un arbre de transmission de plus de deux mètres, passent en pétaradant sur le fleuve, pilotées par des indigènes en loques. Certaines transportent des voyageurs et d’autres des marchandises à l’arrimage précaire. C’est coloré, pittoresque. Notre palace est une espèce d’île luxueuse dans un océan de misère. Le tohu-bohu de la circulation insensée monte à notre terrasse (les appartements, eux, sont insonorisés).

Je pense aux deux cadavres près des rizières. Sommes-nous responsables de ces morts ?

Je décroche le bigophone pour demander qu’on m’affrète une voiture de maître à la journée.

— Je vais avec vous, décide le Dabuche.

— Surtout pas, Achille. Vous devez occuper le P.C. pour veiller au grain ; si j’ai besoin d’aide, je saurai où en trouver !

On l’a toujours avec de jolies formules, ce gland ! Tu balances de l’air dans sa baudruche avec cette pompe à pied qu’est la vanité, et il se met à rupiner. Faut pas craindre : il est conçu pour la dilatation, ce kroum.

— Vous serez de retour pour le déjeuner, Antoine ?

— Bien sûr, réponds-je.

Mais j’aurais dû tourner sept fois ma langue dans la chatte de notre charmante invitée, avant de répondre.

Dans le genre de galère où je suis embarqué, on propose, mais ne dispose pas.

Tu vas t’en rendre compte avant que le soleil n’aille illuminer notre chère France.

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