— Pour chier, ça a chié, m’assure Jérémie Blanc. Je ne croyais pas qu’un ministre pouvait gueuler si fort.
— Celui-là est méditerranéen, dis-je ; il a des excuses.
— Il a cassé un bras de son fauteuil tant il cognait dessus. Il hurlait qu’il ignorait que ça puisse exister, deux directeurs de la Police en vadrouille pendant trois semaines sans donner de leurs nouvelles. Si tu veux le Journal Officiel d’avant-hier, il y est dit que le Vieux et toi êtes mis en disponibilité.
J’accueille la nouvelle sans émotion. Quand on a vécu ce que je viens de vivre, on se tartine l’entre-miches avec le J.O., même quand il annonce ta mise, au chômedu.
— Et qui nous remplace ?
— J’assure l’intérim en attendant la nomination de je ne sais quel préfet encore en poste.
— Compliments.
— Le boss m’a expliqué que ma négritude est un handicap incontournable pour une éventuelle nomination. « Vous devez comprendre ça, cher ami ? » m’a-t-il demandé. Je me suis récrié que « Ben voyons ». Déjà beau pour un bougnoule d’être arrivé où je suis : merci, petit Jésus !
Il demande :
— Et le Vieux ?
— Miraculé par l’Asie : il rebande et baise comme un feu d’artifesses.
— Il n’est pas rentré avec toi ?
— Non. Il se goinfre de culs là-bas. Il doit tourner à la cadence de deux gonzesses par jour. Des nanas hors compétition, crois-moi !
— Il ne redoute pas le Sida ?
— C’est hors de ses préoccupations. Chaque coup qu’il tire ressemble, pour lui, à une bataille de Verdun gagnée ! Quand sa bistougnette redeviendra mollassonne, alors oui, il retournera parmi nous. Mais il ne faut pas compter le revoir avant.
Le grand primate aux dents blanches me roule des lotos bourrés de bienveillance.
— Putain, ce que j’ai eu les foies à ton sujet. Je t’imaginais avec la gorge ouverte au soleil.
— Ç’aurait pu se faire, dis-je avec un sourire mélanco. Plus exactement, ç’aurait dû se faire, et puis le Seigneur m’a accordé une nouvelle remise de peine.
— Ton enquête, là-bas ?
— Trop terrific pour que j’aie envie de t’en parler déjà. Il me faut huit jours au calme avec Félicie. Je crois que je vais lui faire visiter les châteaux de la Loire ; depuis le temps qu’elle en rêve. Après ces asiateries, j’ai besoin de me rincer l’œil avec l’architecture de mes rois.
— Tu peux au moins me dire si tu as retrouvé la frangine de ta lunetière.
— Je l’ai retrouvée ; mais que ça reste entre nous. Elle n’avait plus que ses cheveux, ses dents et sa médaille de baptême ; là-bas, il y a toutes sortes de bestioles qui aiment l’homme à en attraper une indigestion ! Je te raconterai tout, te dis-je, quand je me serai libéré de mon blocage.
Jérémie soupire de déconvenue.
— Et son copain ? insiste-t-il. Dis-moi encore juste ça, pas que je crève de curiosité après avoir failli crever de chagrin !
— M’a fallu quatre jours de recherches pour le retrouver. Faut dire qu’il avait une retraite imparable un monastère bouddhiste.
— Comment cela ?
— Il est à la masse, le gars. Longtemps que ça devait couver sous sa coiffe. Faut dire que c’est un mec déchiré entre deux civilisations. Mère malaise, père français. Des ennuis avec le monde d’ici : son enfant mongolien (sans jeu de mot), sa femme qui l’a largué, ses patrons qui lui avaient signifié son renvoi. Dans un premier temps, il a tenté d’échapper à ses fantasmes en allant à leur source, justement. Il a cru exorciser le mal qui le taraudait. Son idée : se frotter à son Asie originelle, tenter de retrouver sa mère perdue. Mais, au lieu de le calmer, ce voyage n’a fait qu’accroître son mal. Sa mère est morte depuis longtemps. Il s’accroche à sa foi bouddhiste. Hélas, sa nouvelle compagne, loin de partager ses croyances, s’en effraie. Elle pressent que son amant déraille et qu’il a du mou sous la coiffe. Elle le presse de rentrer. Il refuse. Elle devrait le laisser, mais il s’accroche à elle. Quand il traverse des périodes d’accalmie, il redevient l’amant exquis qui l’a conquise.
« Les choses vont se dégradant. Elle écrit à sa sœur pour la mettre au courant. Il se saisit des lettres et les détruit. Et puis le dénouement arrive. Il l’emmène à la grotte de Batu Caves, “en pèlerinage”, prétend-il. Un mystérieux sentiment, consécutif à ses lectures concernant la Malaisie, l’attire en ce lieu extraordinaire. Mais quand son amie le voit en prière devant ces statues si grotesques pour nous chrétiens, elle s’emporte et devient cinglante. Ses sarcasmes de femme bafouée par des figurines de carnaval achèvent de chanstiquer sa raison. Trembleur lui porte un coup qui la précipite au sol. La pauvre Rose expire à des milliers de kilomètres de chez elle, sous le regard fixe d’une statue de bois peint. »
J’ai bonni l’historiette à Jéré, d’une traite, comme un mec en état second. Et il m’a écouté de ses gros yeux globuleux dont le blanc a la couleur du vieil ivoire ; car Jérémie semble écouter avec son regard davantage qu’avec ses éventails à mouche tsé-tsé.
Il fait comme dans la chanson de Bécaud. A deux ou trois reprises et sur un ton croissant, il dit :
— Et alors ? Et alors ? Et alors ?
Je sors de mon hypnose, médium réveillé au mauvais moment.
— Hein ?
— Bon, elle est morte, dis-tu ?
— Ben oui.
— Et alors ?
Je refais surface laborieusement.
— Attends, j’ai quelque mal à rassembler.
— Tu inventes ? se méfie mon pote mâchuré.
— T’es louf ! Tout cela m’a coûté assez de souffrances. Je te disais, Trembleur, dans la grotte aux dimensions de stade… Il vient de buter sa souris d’une mandale et ce louftingue se retrouve dans ce site visité avec le cadavre de sa victime.
« Par chance, il n’y a personne dans la partie haute de la caverne. Alors, à sa folie s’ajoute l’affolement, si je puis dire. Il n’a qu’une idée en tête : effacer la trace de son forfait en cachant le cadavre. Il le charge sur ses épaules et se met à escalader la partie abrupte de la grotte. Il est en transe. Il ne sent pas ce poids qu’il hisse à travers les éboulis et les rochers. Il grimpe, talonné par la rumeur des visiteurs dans la zone basse. Bientôt, ils vont continuer leur ascension et atteindre le palier supérieur.
« Cette idée le survolte. Il emporte sa victime de plus en plus haut. Enfin il aperçoit une faille dans la roche et va y déposer le corps de la malheureuse Rose. Il se passera beaucoup de temps avant qu’on ne le découvre, car les visiteurs ne se hasardent pas dans cette zone abrupte. Quand on le trouvera, il ne subsistera d’elle qu’un squelette. Et encore ! Il y a tant et tant de bêtes dans cette immensité, et de toutes les espèces. Il s’en trouvera bien quelques-unes pour ronger les hardes et les os de Rose ! »
— Ensuite ? réclame l’imperturbable Jérémie.
Dis, c’est curieux : je tremble. C’est pas du charre, regarde mes paluches : il sucre, ton Sana, mec ! J’ai idée que mes nerfs en ont pris un vieux coup, à vivre cette odyssée. Il a bien fait de me débarquer, m’sieur le minisse. Il a grand besoin de changer d’air, l’Antonio. Lui faut la cambrousse, la vraie : la française qui sent la bouse, le pré mouillé et le pain chaud.
On devrait penser à acheter une masure à la campagne, m’man et moi. A quoi nous sert tout ce blé que j’économise sans presque le dépenser ? On se choisirait une chouette petite bicoque « Sam Suffit ». Dans la Vallée de Chevreuse, tu crois ? Ou bien du côté d’Honfleur, pour dire de changer de région ? Je vais lui en parler, ma vieille poule. Ça l’occuperait, de nous aménager un petit nid rural avec des vieux meubles qui sentiraient la cire, comme chez nous !
— Tu as vraiment l’air d’être dans le cirage, note M. Blanc avec un soupir capable d’actionner un moulin à vent.
— Excuse, j’ai eu des tribulations qui… Mais je te les raconterai un jour, c’est promis.
— Ne me laisse pas quimper sans me dire quid de l’éditeur. D’après ce que je crois piger, tu l’as retrouvé ?
— Yes, Sir. Presque fortuitement et grâce à la petite camarade que je m’étais dégauchie là-bas. Sous ma haute direction, elle a interrogé tous les humbles commerçants qui exploitent la veine touristique du lieu. On leur montrait la photo de Trembleur, mon petit colibri les baratinait, tout ça en pure perte. Heureusement le dieu des policiers veillait (air connu). Sans le hasard, Jéjé, tu le sais, nous ne serions, nous autres poulets, que des aveugles manchots.
« Comme on questionnait le patron d’une buvette, un livreur cocacolesque s’est pointé. Un jeune, avec les cheveux en brosse et les châsses tellement plissés qu’en plus de sa race, il devait faire de la constipation chronique. Un type plus vieux ne se serait pas mêlé de la converse. Lui, si. Curieux comme un sapajou (et peut-être aussi que ma petite potesse le bottait ?). Il a regardé le portrait et a dit qu’il se rappelait bien ce mec pour l’avoir pris en stop. Ah ! le bon petit gars ! Comment que je me le suis farci, via ma gentille interprète, et après l’avoir arrosé comme une plante en pot. »
Jéjé a les lotos qui lui dégoulinent sur les joues. Il bave légèrement de trop de curiosité.
Il voudrait se retenir de me questionner, par dignité. Ne le peut.
— Oui, alors ?
Ma générosité (jointe à ma probité professionnelle) me pousse à lui conclure mon récit.
— Le gentil Cocalivreur avait accepté de prendre Trembleur en stop. Sa tournée le conduisait à Kash Pô et c’était précisément dans cette petite ville que Trembleur se rendait. En cours de route, il n’a cessé de questionner le garçon à propos du monastère bouddhiste de cette ville. Sa conversation revenait sans cesse sur le sujet, à croire qu’il en était obnubilé.
— Et c’est là que tu as retrouvé ton mec ? me brûle mon cher Noirpiot.
— Affirmatif, chère Boule-de-Neige. Ça a été coton pour être reçu par ce qui correspond au père abbé de la maison. J’ai dû exciper de mes hautes fonctions à Paris et parlementer longtemps avant qu’il consente à admettre la présence de Trembleur dans sa taule, puis à le faire venir au bouddhoir.
— Alors, ce contact ?
Je hausse les épaules (l’une après l’autre, ça fait davantage d’effet).
— Pas du tout ce que tu peux attendre. En réalité, ce type fait pitié. C’est un mec qui a marché toute sa vie à côté de ses pompes. Un déraciné que l’existence effraie. Il a paumé la sienne de bout en bout, ce qui a ébranlé sa raison. Les bonzes du monastère pousseront une drôle de gueule quand ils finiront par s’apercevoir qu’il est barge. En fin de compte, j’ai été saisi par la résignation. Je me suis dit que tout ça s’est passé à des années-lumière de Paname. Que c’est l’histoire ratée de deux ratés et que, paix à leurs âmes. A celle de la morte comme à celle du vivant.