Nous nous retournons à plusieurs reprises au cours de cette ascension. C’est un réflexe naturel chez l’homme que d’évaluer le panorama que lui offre son escalade. Il veut toujours s’assurer qu’elle élargit son champ de vision et lui découvre des horizons plus vastes. Esprit de domination à bon marché chez le con capable de peu.
L’esplanade du bas semble sans cesse plus réduite, tandis que ce panorama s’amplifie rapidement.
A mesure que nous approchons de la grotte, des singes de petite taille viennent nous accueillir, familiers. Certains sont perchés sur la rampe médiane et se caressent la tête à rebrousse-poil avec des airs désabusés. De gros oiseaux d’un gris nacré, à bec rose, décrivent de larges cercles en piaillant au-dessus de nos têtes.
L’ouverture de la formidable caverne s’élargit, devient immense comme l’entrée de quelque temple démesuré, hors de toute échelle humaine.
Un vaste souffle est exhalé par la grotte tentaculaire. Cela sent la décomposition et la mort. Une fraîcheur de caveau fait frissonner l’arrivant que toutes ces marches gravies ont mis en sueur.
Tu es impressionné par l’espace immense offert à ta vue. La caverne comporte une gigantesque première plate-forme dans laquelle se trouve une sorte d’autel peuplé de statues aux couleurs vives et aux masques grossiers assez terrifiants. Au-delà, s’opère une dénivellation contraignant le visiteur consciencieux à se farcir encore des chiées de marches roides pour accéder à la partie supérieure de la grotte.
L’ambiance est sépulcrale, la hideur des statues de bois peint tourne au cauchemar ; leurs grands yeux noirs, obliques comme ceux des chèvres, semblent scruter l’arrivant d’un regard à la fois perplexe et accusateur. Un modeste éventaire de pacotille est tenu par une vieille édentée qui, malgré cela, s’obstine à nous sourire de toutes ses gencives pâles.
Des chauves-souris volent lourdement, contribuant à faire de ce lieu insensé un décor pour film d’épouvante. Les singes farceurs se poursuivent en poussant des cris aigus. D’autres bestioles volettent dans l’immense cirque, mais beaucoup plus haut, près de la lumière qui pénètre par un cratère inscrit sur le ciel.
Ma petite camarade se blottit d’instinct contre moi, comme si elle redoutait un danger présent dans cet endroit extravagant.
L’odeur de pourriture, de fientes et de salpêtre s’est faite plus intense.
Autour de nous, quelques touristes, jeunes pour la plupart (car l’ascension des 272 marches est sélective) parlent et rient fort afin de dominer leur oppression.
— Tu continues avec moi ou bien préfères-tu m’attendre ici ? demandé-je-t-il à ma gentille compagne.
En guise de réponse, elle m’agrippe comme le lierre se soude au chêne[15].
Nous poursuivons notre montée.
Parvenus au palier supérieur, un réflexe d’agoraphobie nous oblige à fermer les yeux, tant ce lieu paraît tentaculaire. Je m’aperçois (après les avoir rouverts, naturellement) que dans cette partie surélevée de la grotte, les oiseaux sont très nombreux ainsi que des mammifères dont certaines espèces seraient au nombre de quatre-vingts !
L’endroit se définit ainsi. Sur la droite, un formidable éboulis de roches. Devant cet éboulis, un grand rectangle pavé de pierres inégales et entouré d’une barrière de fer rouillé qui tombe en digue-digue (ou part en couille, pour ceux qui ignoreraient l’expression « tomber en digue-digue », car il se glisse des incultes jusque dans mes ouvrages). A main gauche, l’autel du dieu Murugan. Ce dernier est le fils de Siva, que tu as dû connaître car elle tenait un bureau de tabac près de la place Blanche.
Une réminiscence me visite, consécutive à un book que je me suis respiré dans l’avion en venant. Le dieu Murugan est l’ennemi du Mal et c’est pourquoi il est toujours représenté avec une lance. Je ne pense pas qu’il soit en connivence avec mon Dieu à moi, mais ce n’est pas faire du prosélytisme, que de lui demander son aide. S’agirait de Mahomet, j’oserais pas, biscotte toutes les crasses que mes coreligionnaires ont faites à ses disciples, mais là, Murugan, qu’est-ce que je risque ? Je lui ai jamais causé de contrecarre. Voilà pourquoi, tout en regardant détaler un drôle de petit animal à longue queue (lui aussi), je demande (en camarade) à ce brave Muruganchouette de m’aider.
Tu me connais comme si j’avais gardé les vaches avec ta sœur. Tu sais qu’au point de vue de la renifle (je parle d’odorat), on me classe parmi les surdoués. Buté, il est, l’Antonio, buté il restera. Je sens que la sœur de l’opticienne et son julot euro-asiatique (ou eurasien, si tu préfères), ont vécu dans cette immense grotte « quelque chose de particulier ». Quoi ? Réfléchis. Un matin, ils quittent leur hôtel à bord d’une voiture avec chauffeur pour venir visiter Batu Caves. Ils se farcissent l’escadrin et disparaissent. Un moment plus tard, le mec revient pour raconter l’histoire des aminches rencontrés et congédie le chauffeur.
Maintenant, de deux choses l’une : ou ce qu’il a dit était vrai, en ce cas ce sont les fameux amis de rencontre qui ont fait disparaître le couple. Ou c’était faux, et il faudrait en conclure qu’un événement subit a induit Trembleur à renvoyer leur conducteur.
Pour quelle raison impérieuse ? Et comment se fait-il que ce congédiement marque la disparition du couple ? Couple sans bagages ni pièces d’identité.
— C’est là qu’il s’est passé quelque chose, murmuré-je.
Je veux me tourner vers Tohu Bohu, la divine, mais elle n’est plus à mon côté. Je la cherche des yeux et l’aperçois devant l’autel du dieu Murugan, en train de faire des exercices rythmiques pour la plus grande gloire de celui-ci.
Tandis qu’elle s’agite en psalmodiant des choses dans lesquelles (je te parie ta couille droite contre le grain de beauté que j’ai sur le cou) il est question de ma pomme, je m’approche de la partie cernée d’une barrière. C’est quoi, cette surface délimitée ? Des tombes ? Un point de culte ? Je perplexique sans que ça débouche sur une hypothèse solide. Ces Jaunes sont tellement déconcertants ! En tout cas si cette surface dallée appartient à des sépultures, il y a lulure que celles-ci n’ont pas vu le jour. J’en fais le tour sans découvrir la plus légère faille. Nibe !
Mains au dos, je me dirige sur la droite, là que s’accumoncellent les grosses roches que les singes escaladent en criant comme des chaisières auxquelles on montre des bites de débardeur.
Bien entendu, les touristes se sont crus obligés de tracer leurs blases sur les blocs de roches.
C’est une constante de la sottise universelle : écrire son nom sur ce qui paraît être plus durable que soi. Ça le rassure, le glandu, de savoir son blase associé à un minéral, ou à un végétal longue durée. Il se croit charrié un peu plus loin dans le temps. Ces roches rassemblées par les phénomènes géologiques forment des écritoires propices aux graffitis. Aussi s’en sont-ils payé à cœur joie, les Toto, les Nanar, les Lolotte de la planète Terre : Riton aime Lélette ; John loves Barbara. Des bouffées d’amours touristiques. Ils ont baisé à l’hôtel en rentrant d’excursion. Les voyages dépaysent. Dans une chambre de passage, tu brosses ta gerce comme si elle était une autre, une malconnue. Sa chatte est transcendée par une sensation d’aventure. Ses poils en sont moins cons (si j’ose de la sorte parler), son pubis plus renflé. Peut-être aussi qu’elle mouille mieux à l’hôtel « Des Flots Bleus » qu’à la maison où elle a dû terminer son repassage (après le repas sage) pour avoir le droit de dérouiller dans ses miches lasses, la verge plus lasse encore de son ténor de clapier.
A mesure que je gravis les rochers, les inscriptions deviennent plus rares. La témérité touristique ne va jamais bien loin. Elles finissent par cesser complètement. Je continue d’escalader cette accumulance formidable. Temps à z’autre, je me retourne. L’impression est saisissante. La grotte, vue d’en haut, trouve une étrange majesté. C’est un véritable temple, et les statues peintes confirment cette notion de religiosité.
Grimpe encore, Tonio, et gaffe-toi de ne pas glisser sur ces roches couvertes de fientes ! Quel diable me pousse à faire cet alpinisme « en chambre » (mais quelle chambre !) ? D’abord est-il un diable ? Je ne le pense pas.
Me voici, sinon tout au fond de la grotte, du moins au bout de la partie escaladable. Ce qui reste, même les valeureux pompiers parisiens que je salue au passage, ne pourraient le gravir. Je suis déçu. J’attendais tant de cette grimpette. Mon lutin intérieur me promettait monts et merveilles, et puis ce petit nœud m’a berluré ; fallait bien que cela arrive un jour ou l’autre ! Ne me reste qu’à redescendre en me gaffant où je mets mes tartines. Biscotte les crottes d’oiseaux crépisseuses, ils sont dérapeurs, ces rochers.
De mon promontoire, je m’accorde une ultime vue panoramique sur la grotte. Un quatre-vingt-dix degrés, dirait un cinéaste. En bas, les touristes paraissent moins gros que leur connerie. Des petits mammifères parmi beaucoup d’autres. De la bestiole sans importance. Deux ou trois qui m’ont aperçu m’adressent des signes, leur manière de participer à mon exploit. Je réponds par des gestes en sémaphore, héroïquement con parmi les cons.
Et c’est alors que « la chose » confusément espérée se produit. A l’instant où je me remets face à la paroi, mon regard accroche quelque chose d’insolite.
De plus qu’insolite, même, puisqu’il s’agit d’une main humaine qui affleure une faille de la roche…