ALERTE DE NUIT

A travers ma dorme pourtant profonde, je continue de percevoir le grondement de la route ainsi que le bruit haletant des monstres qui viennent stationner sur le parkinge proche. Loin de me troubler, ils me paraissent rassurants. J’éprouve une délicieuse notion de sécurité, dans ma niche. Je roupille avec « obstination », comme un qui voudrait ne jamais plus se réveiller. A croire que le seul but de mon existence, désormais, c’est de pioncer, et de pioncer encore, comme ça jusqu’à ce que la vie s’en aille de moi.

Et le temps s’écoule. Par paliers, le sommeil relâche son emprise. Cela ressemble à une renaissance. L’instant vient où je me sens « reconstruit ». Mon corps se remet au service de ma volonté. Il y a « harmonie » entre lui et ma pensée.

Je mate ma montre qui ne m’a pas quitté et je rigole en pensant au « coolie » que j’étais, binette sur l’épaule et Pasha d’or au poignet. Cherchez l’erreur !

Le cadran lumineux m’indique trois heures vingt. La circulation est en veilleuse et le déchaînement élytrique des insectes nocturnes l’a remplacé.

Programme ? m’interrogé-je.

Deux écoles : reprendre la fuite ou profiter de cette cache bénie pour laisser se calmer l’ardeur de mes chasseurs ?

La seconde solution me semble la plus sage. Un seul pépin à son adoption : je suis un homme d’action et je ne me sens pas capable de rester blotti parmi ces vieux boudins moisis durant un temps indéfini.

Ma disparition doit prodigieusement énerver ceux qui me coursent. Elle attise leur rage et les stimule au lieu de les calmer. Il faudrait bien des jours pour qu’ils commencent à se désintéresser de moi. Sachant que je fuis pédestrement, ils doivent passer toute la région au peigne fin. Qui me dit qu’ils ne sont pas tout proches d’ici, prêts à m’alpaguer ?

Ma sérénité du réveil commence à se ternir d’inquiétude. Bientôt je repasse l’échelle par l’ouverture et descends me dégourdir les cannes.

Deux camions sont au mouillage, avec seulement leurs feux de position. Leurs pilotes doivent s’offrir une infusion de roupillon en attendant les aurores.

Quoi faire ? Tenter d’en amadouer un pour qu’il m’accepte à son bord ? J’ai remarqué que le stop semble bien fonctionner en Thaïlande. Seulement, tout routier est un auditeur de radio invétéré ; si j’ai fait l’objet d’un communiqué de recherches, ces mecs en ont été les premiers informés.

L’air fraichouillard de la nuit achève de me revigorer. Tout en demeurant dans l’ombre, je vais mater la station silencieuse.

De loin, j’aperçois un type à la place qu’occupait la mère Duras naguère : le préposé de noye. Il est minuscule, avec une gueule tout en os et porte un blouson.

Il lit un magazine illustré imprimé sur du papier-chiotte. Je n’ai rien à espérer de lui.

Je continue, à distance, mon tour de la construction. Sur sa face sud, il y a des gogues éclairés par une fléchissante loupiote qu’un mauvais contact fait palpiter dans l’obscurité. Non loin des vécés, j’avise une mobylette retenue à un anneau scellé par un antivol qui ferait rigoler un petit garçon de quatre ans.

Chouraver la péteuse ?

Rien qui ne te mette plus en vue. Je serais retroussé par le premier perdreau.

J’en suis là de mes décourageantes constatations quand mon lutin de poche, las de se branler les cloches en ma compagnie, décide à nouveau de faire quelque chose d’intelligent pour moi.

Ça se présente pour commencer sous l’aspect de deux phares impétueux et d’un ronflement de moteur. Intervient le couinement de freins sollicités en dépit du bon sens.

Une voiture sport vient stopper devant les pompes. Cabriolet décapoté. A bord, je te le fiche en mille. Tu donnes ta langue ? Ben t’as raison car il s’agit de deux gonzesses avec des carrés de soie noués autour de la tête. Le pompiste sort. En anglais, la conductrice lui demande le plein de super. Le mec s’active, à gestes menus, précis.

« Santonio, mon bijou, me fais-je avec cette familiarité que je n’accepte que de moi-même, il va falloir jouer ton va-tout ! »

En foi de quoi, je vais me poster deux cents mètres en amont de la chignole.

L’essence glougloute dans le réservoir, la fille prépare un bifton que le pompezingue affure. Pourliche. Ça repart. Et me voici dans le faisceau des phares, les bras levés, mon sourire de bataille en piste, tout bien.

Va-t-elle appuyer sur l’accélérateur ou sur le frein ? La proximité de la station la rassure sans doute car elle stoppe à ma hauteur.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle.

En anglais, mais avec un accent germanique.

— Navré de vous importuner, Miss, figurez-vous que je suis un touriste français qu’une bande de malandrins a détroussé. On m’a dérobé ma voiture, mes bagages et jusqu’à mes vêtements. Heureusement, j’avais de l’argent dissimulé dans une ceinture corporelle… Si vous aviez la bonté de me prendre avec vous…

Mon sourire se fait ingénu, avec une pointe (longue commak) de séduction.

— Nous n’allons pas à Bangkok, objecte la conductrice.

— Moi non plus, m’empressé-je. Je me rendais à Phuket quand on m’a attaqué.

— C’est notre destination ! s’exclame la fille.

Je la distingue mal, because l’obscurité et le carré Hermès qui emprisonne sa tête.

Elle ajoute, montrant l’arrière de sa tire :

— C’est que nous n’avons pas de place, cette auto est une 2 + 2 et, comme vous le constatez, nous avons une partie de nos valises à l’arrière car le coffre est minuscule.

— Dieu merci, je ne suis pas obèse, Miss. Je me loverai et prendrai votre Samsonite sur les genoux.

Elle semble hésiter encore, mais je dois avoir un ticket avec sa potesse car celle-ci murmure, dans une langue pas comestible qui devrait être du danois, ou une connerie scandinave de ce tonneau, quelque chose devant signifier : « On ne peut pas le laisser tomber ! »

La conductrice opine (j’en ferais bien autant avec sa passagère).

— Essayons ! dit-elle.

Elle quitte son siège pour me permettre de manœuvrer.

Pour commencer je débarque la valdingue, grimpe en biais derrière les deux sièges et demande à la môme de me passer le bagage. Je dois te dire que ma position manque de confort. Coincé, écrabouillé, distordu, je serais, à tout prendre, beaucoup mieux dans le train d’atterrissage d’un avion (sauf qu’il y fait plus froid quand on se trouve en vol). Ce qui me raie-con-forte, c’est de me sentir invisible de l’extérieur. Les perdreaux de la route ne me remarqueront pas, à moins qu’ils n’arraisonnent les deux poupées pour un quelconque contrôle.

Deux minutes plus tard, nous roulons sur une nationale, peu fréquentée à pareille heure.

On jacte pour passer le temps. Les deux souris me confirment qu’elles sont danoises. Elles viennent d’achever leur doctorat en géologie et prennent un trimestre sabbatique pour visiter l’Asie. Des filles à daddy, ça se renifle illico. Je leur demande si elles ont été importunées au cours de leur voyage et elles me répondent que, mis à part des queutards un peu trop empressés, dont elles ont pu se défaire sans trop de mal, tout a baigné pour elles jusqu’à présent.

La conductrice se prénomme Martha, sa compagne Carola. Je leur assure que ce sont là des prénoms de roman. Ça les amuse. Visiblement, je plais de plus en mieux à Carola ; à preuve : elle a abaissé le pare-soleil de son côté parce qu’il y a un miroir au dos dans lequel elle me visionne complaisamment. J’en suis troublé et, malgré ma posture biscornue, voilà que je m’épanouis de la membrane fiévreuse, ce qui ajoute encore à mon inconfort, comme tu t’en doutes. Je me mets à lui adresser des mimiques un peu rustaudes mais éloquentes, entrouvrant ma bouche en faisant frétiller ma menteuse comme une ablette au bout d’une ligne, en accompagnant cette fin de recevoir de regards enamourés qui lui irriguent le slip.

Je flaire à plein pif la bonne fortune. Il n’y aurait pas la Martha, beaucoup plus réservée, on garerait la tire dans un chemin creux et je fourrerais cette divinité contre le capot de l’automobile.

On roule, roule. D’après mon estimation, il doit y avoir encore quatre cents bornes pour Phuket, soit environ six heures de voyage, compte tenu de notre allure. Si tout va bien, nous serons arrivés avant midi. Note que je ne serai pas sauvé pour autant, cette station balnéaire mondialement réputée se trouvant toujours en Thaïlande, néanmoins, je serai loin de Bangkok et de ses maléfices, et proche de la Malaisie ; deux belles raisons pour boire Contrex.

Une heure de route, puis deux, puis trois. Le trafic a repris du poil de la belette. A deux reprises, nous avons été dépassés, ou bien avons été croisés par des motards de la police, avec leurs casques plats, leurs silhouettes de petits garçons, leurs bolides fracassants couverts de chromes, d’antennes et de tout un pastaga spectaculaire. Les deux fois, je suis parvenu à me placarder complet dans mon trou et les draupers sont passés fiers comme bar-tabac, la face cachée par d’énormes lunettes teintées.

Un jour en construction commence à jeter des clartés mêlées d’ocre. M’est avis que ça va devenir sérieux.

Pour comble, Martha déclare qu’elle est fatiguée et prie sa camarade de travel de lui succéder au volant. Elles conviennent de faire une halte-caoua à la prochaine station indiquée pour 5 km par un panneau.

On y parvient en moins de jouge. La chauffeuse range la carriole sur une aire faite pour.

— Vous venez ? me propose-t-elle.

— Non, fais-je, je vais surveiller vos bagages ; dans ce pays, ce serait tenter le diable que de les laisser seuls.

Elle opine mais je note qu’elle prend sa clé de contact pour gagner la partie bar. Exit mes deux chéries. Si tu savais comme elles sont roulées, tu gonflerais du manche aussi fort que ma pomme.

Je me dégage pour tenter de désankyloser mes cannes paralysées. Elles fléchissent quand je pose les pieds au sol.

Je sens une menace planer sur ce coin du monde. Tu crois que l’opticienne la reverra, sa sœur chérie ? Moi, non. Une immense malédiction flotte dans l’air immobile.

Des convois de camions passent à vive allure. Des voitures particulières ont l’air de jouer au chat et à la souris avec eux. Deux d’entre elles s’arrêtent à la station pour un plein de tisane. Par mesure de précaution, je reste immobile. Voilà qu’un mouvement s’opère, en provenance du bar. C’est Carola qui se pointe, un gobelet de café en main. Quand elle est à cinquante centimètres de moi (et à trente de ma bite), elle me tend le breuvage fumant.

— Faites attention, c’est très chaud.

Tu verrais ce corps, sanglé dans un pantalon de coutil blanc et une chemise Lacoste corail ! Elle a ôté son turban. Des cheveux blonds comme l’or pâle ruissellent sur ses épaules.

— Martha est en train de manger quelque chose, me dit-elle.

— Pas vous ?

— Je n’ai pas faim ; du moins pas faim de nourriture.

Oh ! dis donc, m’n’onc ! Voilà qui s’appelle entrer dans le vit du sujet. D’autant que sa main chauffée par le café se plaque sur ma cuisse dénudée afin de contrôler mes muscles.

T’inquiète pas pour mon standinge : du béton !

— Ce que vous êtes dur, balbutie-t-elle.

— Tout l’animal est comme ça, fanfaronné-je.

Sourire carnassier de la sublime.

En voilà une qui n’a pas bouillavé depuis un certain temps et qui s’en ressent comme une dingue. Ou si elle a tâté du Niacouais, elle a dû être déçue par le gabarit bengali de l’interprète. Le fifre des Cadets de Gascogne, c’est pas sa pointure.

Je tente de lamper une gorgée de café, mais malgache bonne eau, comme dit Béru.

— Vous avez raison, c’est terriblement chaud, fais-je en déposant le gobelet sur le capot.

A cet instant, elle vient d’opérer une prise juteuse (si tu me passes l’expression) en la personne (car c’est quelqu’un que ce machin-là) de mon zob préféré. Mon short est si court qu’elle le dégage par en dessous.

— Magnifique ! s’extasie la chérie.

— De quoi rendre une jolie femme heureuse, non ?

Au lieu de me répondre de vive voix, elle descend me téléphoner à l’entresol. Je devrais m’embarquer illico pour Vénus, mais un élément intempestif me perturbe.

Figure-toi que, de l’autre côté du véhicule, un homme qui a dû ramper jusqu’à nous se redresse. Un énorme, tenant un pistolet à haute portée destructrice : le cerbère du « club » à qui j’ai meurtri le sac à roustons hier.

Il me braque avec un air si mauvais qu’il flanquerait la diarrhée verte à une première communiante. De la pointe de son soufflant, il m’ordonne d’attraper les nuages.

J’obtempère déjà du droit, pour verser des arrhes, et exécute le même geste du gauche, seulement, en cours d’ascension, ma main se saisit du gobelet et balance son contenu dans la poire blette du vilain.

J’ignore jusqu’à quel degré il est brûlé, en tout cas il pousse un hurlement de douleur.

Je saute par-dessus le capot, ma grosse bibite au vent, superbe flamberge. Emplâtre le gros d’un magistral coup de boule dans sa boîte à dominos.

Il n’a pas le temps de réagir que je l’envoie aux quetsches d’un nouveau shoot à la Cantona dans sa paire d’aumônières bouddhistes.

Tu crois que ça dénote un tempérament sadomasochiste de toujours pilonner le mec dans ses œuvres vives ? Je devrais consulter un psy ? Même un qui serait moins intelligent que moi ? Parce que pour en trouver un qui le soit davantage, faudrait passer une annonce dans Libé. Et encore, je me demande.

Le gros sac de riz éructe. Son regard fétide (quand il chiale, c’est de la merde qui sort de ses orbites) ressemble à la boutonnière d’une ancienne braguette-de-pantalon-de-velours-côtelé-appartenant-à-un-vieillard-frappé-d’incontinence[10].

Manière de lutter contre d’éventuelles déviations, je le termine d’un autre coup de salon dans la tempe et il reste coi, la bouche plus béante qu’une brèche dans les digues camarguaises en période d’inondation.

Cela fait, je ramasse son pistolet, souffle dessus pour en chasser la poussière et, comme ma fouille de short est pleine de l’autre, si je puis exprimer aussi puérilement, je le jette à l’arrière de l’auto des deux donzelles.

Une que cet exploit pétrifie d’admiration, c’est Carola.

— Formidable ! me dit-elle. Cet homme venait nous attaquer et, en un clin d’œil, vous l’avez neutralisé.

— Aidez-moi, coupé-je, me disant que le sucre glace sur le gâteau du vainqueur, ce sera pour plus tard. Allez chercher sa bagnole qui se trouve là-bas, de l’autre côté des pompes à essence et amenez-la ici, la clé de contact doit être restée au tableau de bord.

Subjuguée, elle m’obéit. Et toi, pendant qu’elle s’active, de te demander comment je peux savoir que la guinde en question appartient au gros salingue. Pas dif, eh pomme à l’eau : il n’y a qu’une bagnole sur le terre-plein !

Une fois que son véhicule est près du nôtre, je hisse l’inanimé dans le coffre de sa chignole, non sans l’avoir bâillonné et ligoté en utilisant ses fringues découpées en lanières et m’en vais remiser sa tire dans une espèce de terrain vague proche de la station où s’accumulent une foule de charogneries, parmi lesquelles des épaves d’automobiles à jamais immobiles.

— Il risque de mijoter longtemps dans sa caisse, fais-je à Carola, de plus en plus impressionnée par mon esprit de détermination ; ce sera son châtiment.

— Vous ne préférez pas appeler la police ? objecte-t-elle.

J’éclate de rire.

— Vous plaisantez ! Les flics d’ici sont en cheville avec les malfaiteurs plus que dans n’importe quel autre pays ! Ils m’arrêteraient pour l’avoir frappé !

— Vous êtes un garçon inouï ! dit-elle.

— Vous vous en êtes aperçue toute seule ?

Tu sais quoi ? Elle me roule une pelle, dont la durée nécessiterait un tuba chez un individu n’ayant pas ma capacité thoracique.

Je sens que nous sommes revenus à la case départ. Fectivement, elle me rempoigne le bigoudi chauffant et le manœuvre comme s’il s’agissait d’une pompe à vélo domestique.

— Dommage que vous portiez un pantalon, déploré-je. La femme est faite pour mettre des jupes, sinon elle abdique sa qualité la plus précieuse qui est la disponibilité.

— Où est l’obstacle ? fait-elle, en dégrafant son bénoche trop ajusté et en s’en dépiautant avec dextérité.

La voilà déjà qui fait le flamant rose sur une seule patte et m’offre sa boîte à pafs à ouverture verticale. J’en profite. Exercice qui manque de simplicité et nécessite du partenaire un membre malléable.

Dieu merci : je l’ai !

La môme se met à gémir en danois, ce qui est donné à moins de cinq millions de gens au niveau de vie élevé.

Elle enfonce ses griffes roses dans mes cuisses et trépigne tant tellement du prose qu’elle pourrait produire assez d’énergie pour alimenter en électricité la principauté de Monaco, moins le palais qui possède ses propres groupes électrogènes !

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