La chose, simplement, d’elle-même arriva.
Nous arpentions la route de la forêt, sur le côté gauche pour voir les voitures arriver, ainsi qu’il est recommandé dans les manuels : « Comment vivre en se déplaçant pédestrement ». La circulation restait fluide. A un moment donné (tout se passe à un « moment donné », bien évidemment ; si on supprimait de notre langage toutes les locutions superflues, que de temps et de papier on gagnerait !) une Mercedes jaune nous a dépassés, roulant à une allure modérée. Elle a parcouru environ deux cents mètres puis a stoppé et s’est mise à reculer.
Dans ma poitrine, c’est devenu glacé comme le regard d’une directrice d’internat religieux quand elle apprend que la meilleure élève du pensionnat s’est fait foutre en cloque par le gars de la pompe à merde venu vider les gogues. J’ai illico ressenti dans ma viande que je l’avais in the babe (comme disent les gars du Foreign Office) et que ma destinée risquait fort de reprendre sa liberté sur cette route thaïe. Le conducteur semblait capable de conduire aussi vite en marche arrière qu’en marche avant. Ils étaient deux, pas très beaux ni très joyeux, à bord du carrosse. Des franchement vilains, tu peux m’en croire ; j’ai du reste remarqué, au cours de ma tumultueuse existence, que les méchants sont rarement beaux. Leur âme noire les défigure.
Mais je n’ai pas le temps de te faire une disserte sur le sujet.
Voilà donc ces deux vilains branques qui nous apostrophent. En thaï, naturellement ; tu penses qu’ils vont se gêner ! N’entravant que pouic à leur discours. non seulement je continue de chiquer les infirmes, mais en outre les crétins (rôle où j’excelle).
Le gazier qui se tient au côté du conducteur descend de la tire et nous rejoint. Il m’examine, sort un mouchoir cradoche de sa fouille et me frotte les lotos après l’avoir humecté de sa salive, pouah ! Il sourit sinistrement en découvrant le barbouillage qui en résulte. Il se retourne pour apprendre la bonne nouvelle (en anglais : the good new) à son coéquipier. Fatal réflexe ! Il déguste un formid coup de béquille sur l’os-qui-pue, Béru dixit). Le voilà tout mollasson. Avec une présence d’esprit foudroyante, je le soutiens devant moi pour m’en servir de bouclier.
— Prends mon revolver dans le pansement ! enjoins-je à mon guide.
C’est risqué, mais je compte qu’il restera dans mon camp par crainte des deux gonziers.
Il prend mon feu comme indiqué.
— Donne !
Je tends la main dans mon dos tout en continuant de soutenir mon estourbi.
Au lieu de me remettre l’arme, mon guide vient à ma hauteur. Il allonge le bras et praline le conducteur de la Mercedes presque à bout portant. La tronche du mec explose, aspergeant tout le pare-brise.
— Oh ! le con ! mugis-je. Qu’est-ce qui t’arrive, gueule de rat ?
Putain cette béchamel ! Mais qu’est-ce que j’ai fait au Seigneur pour toucher un branque pareil ! Il se prend pour Al Capone ou quoi, ce nœud ?
Mais attends, c’est pas fini. Voilà-t-il pas qu’il appuie le canon de l’arme sur la nuque du mec que je soutiens et presse la détente. Le gus meurt sans avoir repris conscience. J’ai la gueule pleine de raisiné, au point d’en être aveuglé. Il m’en est entré dans la bouche, pour te dire toute l’horreur, bien comme il faut, sans rien omettre ! De quoi perdre la raison. J’ai tout de même le temps de penser que si je ne récupère pas l’arme illico presto je vais avoir droit à mon infusion de plomb.
Heureusement, mon pote guide ne songe pas à me seringuer. Son bras pend, avec l’arme au bout. Je l’en soulage. Il semble en état d’hébétude.
Avant de gueuler et quoi ou qu’est-ce, je mate la route. Déserte. J’ai du bol dans mon malheur. Rapide, je balance le corps qui se trouve à l’extérieur dans le bois que nous longions. Il gît au milieu d’un roncier inextricable.
Au loin, se pointe un énorme camion jaune qui ressemble à une fête foraine. Comme beaucoup de poids lourds dans ce pays de cons, il est constellé de feux multicolores, de peintures de pin-up, d’étoiles scintillantes. Une baraque foraine, on dirait !
Vitos, je me place côté route pour masquer le cadavre sanglant du conducteur ainsi que le pare-brise ruisselant de sang. Le camion passe. Puis c’est une bagnole déglinguée, et encore un camion aussi clinquant que le précédent. Enfin, une accalmie.
— Fous le chauffeur à l’arrière ! hurlé-je à mon camarade d’équipée.
Je dois le lui répéter avant qu’il ne s’exécute (après avoir exécuté les deux tomobilistes).
Juste qu’il achève le transbordement, quelques véhicules passent, en paquet, sans prendre garde à nous. Ensuite, j’enjoins à mon ami « Ça flingue » de se mettre au volant. Pas très prudent, car il claque des chailles.
— Ressaisis-toi, Ducon, et emporte-nous d’ici ; tu sais conduire, oui ?
— Oui.
Il pilote laborieusement, en grande lenteur de corbillard dans l’allée centrale du cimetière. N’importe ; l’essentiel est d’avancer, non ?
On parcourt quelques kils de cette allure funèbre, parfaitement appropriée à notre passager.
Pendant que mon camarade drive, je me livre à un acte pas très joli : je fais les poches du mort allongé à l’arrière. Y trouve une couleuvrine gros calibre à la panse garnie de six jolies bastos au groin doré. L’empoche discrètement. Juste que j’achève cette fouille, le mec ralentit et se range sur le bas-côté. Devant nous, à environ cinq cents mètres, la circulation semble agglutinée.
— Custom ! qu’il dit, l’apôtre.
La douane ! Mon guignol bat la chamade. Va-ce être la fin de ma terrifiante randonnée ? Ou bien touché-je au salut ? Prière de faire une croix devant la bonne réponse, et une plus grande devant la mauvaise !
— Il faut rentrer dans la forêt ! lui fais-je.
Il opine. Roule encore sur quelques mètres puis, après s’être assuré que la route est dégagée, il quitte cette dernière et pénètre sur une sente forestière, bien qu’elle ne soit pas carrossable.
Pas la peine d’aller bien loin pour que l’abondante végétation nous dérobe complètement à la vue des conducteurs. Les ceux qui nous ont vus plonger dans la sylve doivent croire qu’on cherche un coin pour baiser ou pour déféquer, les deux principales raisons qui incitent l’homme à s’isoler.
Au bout de deux cents mètres, nous sommes à l’abri des regards indiscrets.
— Ça suffit, dis-je à mon tueur personnel, nous allons continuer à pied. Sitôt que nous aurons passé la frontière, on se dit adieu et je te remets ce que je t’ai promis.
Mais le gonzier ne bronche pas. Un sourire lointain, de mec illuminé, écarte ses lèvres.
— Tu m’as entendu, tête de nœud ?
— Oh yé ! dit-il.
Son sourire s’accentue et le voilà qui sort de sous son cul tu sais quoi ? Mon revolver ! Pas celui que je viens de prélever, à son insu, sur le cadavre, mais l’autre, le premier riboustin. Il a dû me le secouer pendant que je fouillais le mort.
— Donne tout ! m’enjoint le Niac.
— Sans blague, tu veux me doubler ?
— Je veux ton argent et ta montre !
— Et après, l’ami des poètes, que feras-tu ?
— Je ne sais pas.
Il est gentil. Seulement, moi, je lis dans son regard l’homicide imminent qu’il compte perpétrer. J’avais tort de le prendre pour une demi-porcif. En réalité, c’est un tueur à sang-froid.
— O.K. ! O.K., l’ami, voilà le fric, te fâche pas, tu ferais grimper ton taux d’adrénaline.
Je porte la main vers le tiroir arrière de mon bénoche et, avant de l’en sortir, ôte le cran de sûreté du calibre que j’ai chouravé au mort.
Et c’est parti !
Brouaoum !
La détonation nous rend sourdingues. En plus, la praline lui fait éclater la paluche avant d’aller se loger dans sa cuisse gauche où elle doit faire également pas mal de dégâts.
— Tu me prenais pour qui, Mao ? Pour un garde-champêtre de village ?
Calmement, je réempare le premier pistolet.
— Si tu avais joué franc-jeu avec moi, tu n’en serais pas là, Fesses de rat malade. Heureusement pour ma santé, depuis que je t’ai vu refroidir les deux méchants, je suis sur le qui-vive. Maintenant, tu as gagné le canard !
J’hésite sur la conduite à tenir avec lui. Si je le laisse purement et simplement, il se traînera jusqu’à la route et donnera l’alerte en me collant tout sur le paletot. Je dois coûte que coûte le neutraliser avant de filer, mon espoir de salut est à ce prix.
Quand il voit que je l’attache après le volant, il se perd en supplications ; j’ai la force de caractère d’y résister.
C’est sa vie contre la mienne.
J’opte pour la mienne. L’égoïsme est dans la nature de l’homme.
Je n’aurai jamais connu son nom. On se rencontre, on partage du temps (ce bien inestimable), on s’aime ou on se hait ; et puis on se quitte pour toujours. Et tout ça n’a aucune importance, le passé cicatrise bien et totalement. Il ne subsiste de nos rencontres que d’obscures impressions que le temps rend improbables.
J’avance avec peine dans une jungle de plus en plus dense, me guidant au soleil, crapahutant lentement à travers une sylve difficile à extriquer.
Mon estomac émet les sanglots longs de l’automne. Ah ! combien sont déchirantes les plaintes de l’affamerie. L’effort fait trembiller mes flûtes. Mille lianes poisseuses cherchent à freiner mon avance. Je me dis que l’inextricabilité de la région constitue pour moi un gage de sécurité. Si un fugitif a du mal à se frayer passage, ce ne sont pas des douaniers qui vont venir se baguenauder la couenne dans cette région rétive ! La nature constitue une frontière végétale qui supplée la vigilance humaine.
J’arque de la sorte pendant une paire d’heures sans avoir beaucoup progressé. J’ai les bras et le visage griffés, les cheveux arrachés et je tombe fréquemment en me prenant les pinceaux dans des plantes perfides telles que je n’en ai encore jamais vues. L’impression que je ne vais plus pouvoir ressortir de ce formidable piège sylvestre me saisit. Une peur panique (comme on dit puis à Bourgoin-Jallieu, mon pays natal) m’empare, qui croît, que je ne parviens pas à endiguer. Voilà que la nature me rend claustrophobe, pire que si j’étais enfermé dans un trou du cul-de-basse-fosse.
L’horreur vient de ce que l’enfer vert se reconstitue après mon passage ; c’est à peine si mes deux ou trois derniers pas se lisent encore dans l’épaisseur de la végétation. J’aurais un mal inouï à rebrousser chemin, tant elle est impétueuse.
A l’image de la vie, cette forêt supprime le souvenir de ton passage, car ton passage n’est rien. Une trace argentée d’escargot que la première ondée emporte. Des pas sur le sable que brouille le vent. A l’instant de ta mort, tu le comprendras et seras pétrifié par la stupeur en découvrant de quel néant tu es fait et quel néant tu laisses. Il est ta seule œuvre durable, puisque infinie. Quelle terreur t’envahira alors, en prenant conscience d’une telle nullité ! Tu es tout pour toi et moins que rien pour les autres. Toi terminé, ton absence scelle ta « non-avenance », et c’est pourquoi tu t’accroches à l’idée d’un Dieu perdurateur qui arrange ton orgueil et calme ta panique. Alors, joue le jeu de Dieu, toi qui ne sais pas qui Il est et ne le saura jamais. Prie l’hypothétique absence jusqu’à ce qu’une fantasmagorie de l’esprit en fasse une présence salvatrice.
Comme ça qu’il pense, ton Sana si éprouvé, dans le cloaque de son esprit. Il se prête à l’existence en la sachant illusoire et sans suite. Pesant sur son joug provisoire d’homme provisoire qui va la vie, qui va sa part d’éternité toute menue, toute précaire, en touchant de temps en temps sa queue pour se donner à croire qu’il existe vraiment, et dont l’unique mission ici-bas est d’exister encore un peu, le temps de verser quelques larmes de plus.
Epuisé, je m’affaisse sur un enchevêtrement de végétaux. Il doit y avoir plein de reptiles et d’insectes mortels dans le coin. Qu’ils me tuent, me grignotent, m’effacent, m’annulent une fois pour toutes !
Un chant quasi céleste flotte en moi, comme la réminiscence d’un bonheur perdu. Je rouvre les yeux. Des lianes, des racines emmêlées ; une senteur forte et obsédante de feuilles pourrissantes. Je me dis : « En se corrompant, les plantes en fertilisent d’autres à venir. C’est réconfortant ce cycle. » Mais ma tentation de philosopher tourne court à cause de la voix. Voix féminine, d’une pureté infinie. Elle retentit, éloignée mais distincte ; les échos du sous-bois me l’apportent sans l’altérer.
Sont-ce des berlues ? Qui donc pourrait chanter au cœur de cette nature dont l’imbrication a quelque chose de morbide ?
J’avance dans sa direction, porté par un regain d’énergie, comme on dit puis dans les romans sérieux. Tu remarqueras, toujours le héros épuisé a « un regain d’énergie » qui va le sauver. Faut pas pisser sur les vieilles recettes : elles ont du bon, constituent des repères pour le public averti.
Donc, je me porte dans le sens du chant, laissant des lambeaux de ma bonne viande aux énormes ronces. Je fonce en direction de ce chant, comme un naufragé du désert fonce vers un murmure de source. J’ai peur qu’il cesse, qu’il m’abandonne aux tentacules des lianes épineuses, à la perfidie des racines noueuses. Ça ne devait pas être poilant, la nature, au temps des dinosaures, avant l’homme et ses engins. Tu te rends compte d’à quoi ça pouvait ressembler, le monde en friche complète ? La dérive des continents ! j’aurais aimé voir ça.
A présent, c’est l’homme qui dérive. Et il a pas fini de s’en aller, au gré des siècles. Cramponné, mais foutu d’avance ! Longtemps j’ai eu pitié de lui. C’est bien fini. Maintenant y me fait chier la bite. Qu’il s’en aille aux abîmes vauvert avec sa femme et sa prétention. Moi qui suis un peu mort déjà, et qui connais la suite, je lui annonce la surprise du chef. Il n’a pas suffisamment l’esprit inventif pour l’imaginer. Il s’est bricolé un « après » de complaisance, à sa petite mesure ; « à l’échelle humaine », disons-le. Il est loin du compte ! Je lui promets. La gueule qu’il va pousser, « le moment venu ». J’en rigole par avance !
Je continue de me débattre avec lianes, branches et épines. Voilà que la lumière se fait un peu plus vive, que j’entrevois une éclaircie. La végétation lâche prise, se fluidifie, pour ainsi dire. Je distingue une étendue complantée de cocotiers qui partent à l’assaut du ciel. Putain qu’ils sont hauts.
J’avance encore, lacéré par les ultimes ronces, et alors je me sens récompensé de mes efforts.
Spectacle insolite et merveilleux !
Une jeune fille, seule dans la cocoteraie, avec un singe qu’elle tient en laisse à l’aide d’une très longue corde… L’animal a escaladé l’arbre et cueille les noix qu’il jette au sol, comme par jeu. Le champ en est jonché au pied des cocotiers. La fille continue de fredonner son étrange et douce mélopée. Sa voix paraît stimuler l’animal qui semble prendre plaisir à sa cueillette.
Tout à coup, le primate décèle ma présence et se met à pousser des cris aigus qui alertent sa maîtresse. Elle se retourne et prend peur en m’apercevant. Son premier réflexe est de se sauver. Seulement, elle a attaché l’extrémité de la longe à son poignet et cette résistance stoppe sa fuite. J’en profite pour lui lancer des paroles apaisantes, en riant de mon mieux à travers le sang qui ruisselle sur mon visage écorché. Je prodigue des gestes rassurants, mais c’est quoi, au juste, un geste rassurant ? L’efficacité réside dans le sourire que je veux le plus miséricordieux possible.
Toujours est-il que mes efforts d’apaisement finissent par conjurer un peu sa peur. Elle s’arrête, sur le qui-vive, prête à détaler.
A bout de résistance, je fais encore deux pas dans sa direction et tombe à genoux. Assis sur mes talons, je murmure :
— Do you speak english ?
Elle secoue la tête :
— No. French !
— Dieu soit loué, m’écrié-je. Je suis français !
Cette annonce semble être bien accueillie. L’expression craintive qui marquait son visage disparaît.
— Dans quel pays sommes-nous ? je murmure.
Mon guignol bat la chamade dans l’attente de la réponse.
— Malaisie, répond-elle.
Alors, une action de grâces s’élève de ma pauvre âme meurtrie.
Sauvé ! J’évanouis[11].