UNE VISITE QUI TOURNE MAL

La Klong Rent-a-Car Agency occupe tout le rez-de-chaussée d’un building quelque peu excentré. Au-delà, il y a le marché flottant, les canaux vaseux, les cahutes de guingois. Ça fouette le poisson tourné, le légumineux sûr, la merde asiate. Des touristes à majorité japonaise mitraillent la région à qui mieux mieux. Ils portent des chapeaux de paille, ou des mouchoirs noués aux quatre coins pour se garantir du mahomed (si je puis appeler ainsi le soleil dans ce pays bouddhiste).

Ma tire, une majuscule Jaguar vert d’eau, conduite par un petit Thaï à poil ras, roule avec lenteur à travers cette carte postale, avant de virer sur un terre-plein bordant l’immeuble.

L’agence de location est vaste, moderne, largement vitrée. Un hall d’accueil réparti en comptoirs est plein d’une fraîcheur suave due aux appareils d’air conditionné. Une douce musique indigène crée l’ambiance exotique dont rêvait le touriste dans son appartement de Coventry ou de Chènevières. Des filles en uniforme blanc et jaune, dont la jupe est fendue jusqu’à l’aisselle, s’activent dans cette ambiance artificielle, des sourires incarnats accrochés à leurs lèvres, dirait mon pote Aznavour (que tiens, j’ai reçu une carte postale de lui avant de partir ; il était en Thaïlande avec son dernier fils ; ça ne s’invente pas !). On s’empresse pour me satisfaire. Bouches de miel, yeux en pépins de pastèque. Je réclame le chef pour recueillir des renseignements d’ordre privé. Une très belle me conduit dans une pièce aux parois de verre trop dépoli pour être au net. Meubles design. Derrière un grand bureau en forme de haricot se tient une boulotte pas belle, dont la peau est aussi appétissante qu’un dégueulis d’hépatique sur un trottoir, en train de téléphoner en n’utilisant rien que des consonnes et la voyelle « i ». Véhémente, la mère. Ou alors c’est l’intonation propre aux gonzesses d’ici ? En tout cas elle mouline crécelle, et a une allure de toton ronfleur.

J’attends qu’elle ait achevé son turlu et m’approche en amorçant une courbette asiatique de grand style.

— Navré de vous importuner, fais-je en anglais, mais j’ai besoin d’avoir une conversation avec vous, madame.

— Vous pouvez parler français, dit-elle, je suis vietnamienne.

Son zozotement niac mis à part, elle use de notre belle langue presque aussi bien que le font MM. Marchais et Tapie.

Son amabilité est limitée. Je sens la femme débordée par ses occupations.

Sans tergiverser, je lui résume le topo qui m’amène à Bangkok. Le couple disparu qui a quitté son hôtel à bord d’un véhicule de sa compagnie. Lui fournis la date de ce départ, et même l’heure.

Elle griffonne des notes au crayon sur un bloc, puis fait déplacer son siège roulant jusqu’au clavier d’un ordinateur sur lequel elle tape d’un doigt dexter[9].

Sa manœuvre déclenche des textes sur l’écran de verre. J’aperçois aussi des chiffres. La virtuose continue de tapoter. Au bout d’un moment, elle déclare :

— M. Trembleur et Mme se sont fait conduire à Phuket, hôtel Tak Heuband.

Brusquement, j’ai l’impression qu’on vient de brancher la ventilation dans une pièce torride.

— Et ils y sont parvenus à bon port ? demandé-je d’un ton foireux.

Ma question la choque.

— Certainement, monsieur ; la course a été réglée par carte de l’American Express.

— Pourrais-je m’entretenir avec le conducteur de la voiture qui les a conduits là-bas ?

— S’il est ici, cela ne présente aucune difficulté. Elle vérifie le nom du mec en question et c’est pile le blase que m’avait annoncé le portier de notre hôtel.

Elle fait :

— Il s’agit de M. Sim. Je m’informe au service du roulement pour demander où il se trouve.

Elle jacte devant un micro et j’entends sa voix réverbérée par un écho, tout près d’ici. Son téléphone intérieur clignote. Elle décroche, écoute.

— M. Sim est allé conduire des clients à l’aéroport, me révèle le pot à tabac ; il devrait être de retour dans une heure environ. Si vous souhaitez l’attendre, nous avons un salon à votre disposition.

Je lui réponds que merci-bien-je-vais-aller-faire-un-tour-au-marché-flottant-pour-passer-le-temps.

A quoi elle répond d’une mimique signifiant quelque chose comme « C’est-ton-problème-mon-gars-chacunfait-fait-fait-ce-qui-lui-plaît-plaît-plaît ». Et se replonge à corps perdu dans son boulot, ce qui est la meilleure utilisation qu’elle puisse en faire car elle n’est pas laubingue.


Ce marka lacustre, depuis que je suis au monde, j’en vois épisodiquement des images, avec ses barcasses plates collées bord à bord et chargées à couler de denrées. Marchands et marchandes en costume du pays, brouhaha perçant, odeurs d’épices et de nourritures chancelantes, de vase aussi. Cela fait partie des hauts lieux incontournables du tourisme international. Une circulation par voie fluviale continue de s’opérer et les remous des hélices font tanguer les montagnes de victuailles des bateaux-boutiques.

— Promenade, Sir ? me propose un petit freluquet jaune portant un bandeau rouge autour de la tête.

Je lui fais signe que non, mais il insiste :

— Vous me donnerez ce que vous voudrez, et je connais un endroit.

Il cligne de l’œil, brandit un pouce fortement spatulé et ajoute :

— Vous n’avez jamais vu !

Alors je me réflexionne que, tant que d’avoir une heure à flinguer, autant l’employer à découvrir du folklore pas piqué des charançons, non ? Faut s’instruire, dans la vie. Oh ! il va probablement me conduire chez des pétasses malfamantes dont la spécialité est de te passer le Popaul à l’huile d’amande douce pour pas en faire jaillir des étincelles, mais le dépaysement a ses charmes, si les dames en question n’en ont guère.

— O.K. !

Sa barque est amarrée un peu plus loin à un piquet pourri.

J’y prends place en me gaffant de ne pas tomber à l’eau, cette dernière possède une couleur et une odeur qui ne m’emballent pas.

Le navire du freluquet est propulsé par un vieux Johnson de 5 cv qui éternue de l’huile comme un perdu. Malgré tout, nous nous déplaçons rapidement sur ce canal inerte. Le pilote louvoie entre les barques en essaims. Ça me fait penser à la place de l’Etoile à 6 heures du soir. Tu ne mettrais pas la main entre deux bagnoles, et cependant personne ne se heurte.

L’embarcation se dégage du marché et emprunte un canal secondaire bordé de hauts bambous. Où diantre m’emporte-t-il, le gondolier ? Curieusement, je n’ai pas d’appréhension. Je pourrais craindre un braquemard (pardon : un traquenard), mais je suis confiant comme Sainte-Honorine, dirait Rocard, qui a parfois le sens de l’humour très affûté.

Le canot fonce à travers ces bambous-là et son doux sillage s’écrase vite contre les étroites rives du canal.

— C’est encore loin ? lancé-je au zig.

Avec son bandeau rouge, il fait corsaire d’opérette.

— On arrive ! me dit-il en montrant, émergeant des hautes plantes, un toit en pagode.

Encore un moment de pétarade, et nous débouchons sur un plan d’eau servant de parking à d’autres embarcations du même type que la nôtre. Une construction peinte en vert, d’assez fortes dimensions, se mire dans la flotte du bassin. Elle fait songer à quelque temple et je me dis qu’en fin de compte, mon piroguier va me montrer l’un de ces bouddhas à la mords-moi-le-paf dont ces pays ont le secret : qu’y a rien de plus gerbant que ces gros lards à l’obésité triomphante. Ils ont beau les représenter en or ou en jade, je trouve ces divinités affreuses, inhumaines surtout, ce qui est grave pour un dieu ! On a, à la maison, un cœur-sacré-de-Jésus en plâtre véritable qu’une bonne portugaise nous a ramené de ses vacances et qui en jette comme tu peux pas te rendre compte. Le Seigneur ressemble à un garçon coiffeur pour dames de la banlieue de Lisbonne. Je préconisais une maladresse délibérée pour en finir avec cette œuvre d’art, mais ma Féloche qui est pieuse a prétendu que, kitch ou pas, ce buste se voulait la représentation du Seigneur, qu’il avait été vendu et acheté en tant que tel et que le détruire relevait du sacrilège. J’ai approuvé la justesse de son raisonnement ; depuis lors, le « Cœur Sacré » trône sur une commode, dans la chambre d’amis, entre un bougeoir de cuivre et la photo de grand-mère jeune fille. Alors je me dis que pour les bouddhas, je dois rengracier et tolérer leur hideur puisqu’ils figurent Dieu pour certains de mes frères humains.

Tu peux comprendre ça ?

T’es sûr ? Avec toi, j’ai toujours peur.


Mon mentor m’entraîne vers le bâtiment au toit en cils de travelo. La porte passée, tu débouches dans un local agrémenté par des espèces de meurtrières, mais la lumière d’ici est si intense qu’elles suffisent à éclairer la pièce. Celle-ci n’est meublée que de banquettes au velours pelucheux sur lesquelles sont assis quelques Occidentaux à l’air gêné. Une hôtesse affriolante, habillée de deux marguerites en tissu et d’une étroite cucul-jupe, va de l’un aux autres pour proposer du thé. Sa théière ainsi que les minuscules tasses reposent sur un éventaire à courroie qu’elle coltine sur son ventre. La scène fait très « orientale », on se croirait dans un vieux book de Claude Farrère.

Mon corsaire pour Club Med me dit de prendre place.

— Pour quoi faire ? lui demandé-je.

— Pour attendre votre tour !

Moi, les endroits à cul où l’on gueule : « Au suivant », ne m’ont jamais inspiré.

— Je n’ai pas le temps ! tranché-je.

Le gars me sourit.

— Alors, vous visitez seulement ? La visite, c’est vingt-cinq dollars.

— D’accord !

Le freluquet me guide jusqu’à une dame que je n’avais pas vue car elle se tient derrière un paravent. La sous-mactée, je présume. Il lui parle et m’indique que c’est à elle que je dois allonger les verdâtres.

Ce dont je.

Cette taxe de séjour étant acquittée, il m’entraîne vers une porte à laquelle il toque. Un gros balèse ouvre. Il porte un long vêtement de soie noire avec des brodures jaunes, ainsi qu’un bonnet rond assez semblable à ceux que mettent les chirurgiens.

Me voici dans un long couloir identique à celui d’une prison. Des portes se succèdent, à droite et à gauche. Un panneau vitré est ménagé dans chacune d’elles. A l’intérieur, un petit rideau permet de l’obstruer, mais la plupart restent ouverts, permettant de voir ce qu’il se passe dans la pièce.

— Regardez ! invite le batelier. C’est très intéressant.

Je regarde.

Intéressant ! Il a dit intéressant ? Je le massacrerais pour un tel adjectif !

L’ignominie ! J’en ai vu, des choses pas reluisantes, voire carrément abjectes. Oh ! que j’en ai vu ! Mais des qui atteignent un tel degré d’abomination, jamais encore.

Figure-toi un grand canapé bas d’au moins trois mètres de large. Et là-dessus, un gros bonhomme au pantalon tombé sodomise un enfant de cinq ans à peine. Un gémissement m’échappe, fait d’indignation, de pitié et de honte. Le pauvre petit être se tient agenouillé sur un énorme coussin carré, les bras autour de sa tête et le salaud le pénètre à grands coups de reins, une expression libidineuse sur le visage. Il prend un panard monumental, ce monstre, s’assouvit avec une rage voluptueuse en regrettant presque que l’enfant ne crie pas de souffrance. Mais le pauvre ange qu’on prostitue a dépassé le stade de la douleur. Une sombre passivité annihile en lui toute réaction. Il se laisse forcer sans moufter et, qui sait, peut-être s’ennuie-t-il, à ce degré de totale soumission ?

Moi, tu me connais. Ou si tu ne me connais pas, t’auras entendu parler de moi par Pierre, Paul, Jacques ou Léon. Un môme, c’est sacré ! Qu’on les trucide à Sarajevo ou ailleurs, ces petits d’homme, me met l’âme en torche, mais que d’infâmes jouisseurs paient pour les sodomiser, je deviens fou à quatre-vingt-dix degrés !

La porte est fermée de l’intérieur par un loqueteau. J’en ai raison d’un coup d’épaule. Me précipite sur le sodomite de bambins, l’arrache du petit oignon de l’ange-pas-déchu. Un enfant n’est jamais déchu, quoi qu’il fasse. J’aurais un ya sur moi, ce gros goret, je lui couperais le zizi, qu’il a tordu comme un guidon de vélo. Ce à quoi il a droit, d’or et d’orgeat (Béru dixit), c’est à un coup de boule en pleine vitrine ; je sens craquer du cartilage, de l’os peut-être même ? Je le fais reculer, il se prend les paturoches dans son bénouze et tombe à la renverse. Je lui balance alors un coup de talon dans la roustonnerie, susceptible d’écrabouiller un rhinocéros adulte. Ça l’évanouit, le gueux.

Ses burnes se mettent à enfler, à violir, à devenir plus malsaines de seconde en seconde. Pas prêt de fourrer un prose, ce salaud ! Dans ma rage, je le resatonne dans l’entrejambe, que si je pouvais l’écouiller, ma journée aurait une signification, bordel ! Là, il en a pour son compte !

Le petit enfant nu s’est assis sur le canapé et me regarde sans marquer d’intérêt. L’existence ne le concerne plus directement. Il est parti sur une autre planète où le vice seul compte. A quoi veux-tu jouer quand, à cinq ans, tu dérouilles des pafs dans le prose à longueur de journée ? Quelle friandise peux-tu convoiter quand des brutes te déflaquent dans la bouche à qui mieux mieux, à qui vieux vieux ! Ah ! saloperie de destin !

Le gros sac a des hoquets dans son évanouissure. Tu lui verrais les génitoires, tu croirais qu’on vient d’éventrer un veau et que sa triperie gît sur le sol mineur.

A cet instant, je morfle un grand parpaing derrière la hure. C’est le gardien du bordel qui intervient, alerté par mon guide. Je titube mais ne romps pas. Des étincelles bleues et d’autres dorées, de toute beauté, dansent dans ma vue.

Je fais front. L’homme tient un revolver de cow-boy énorme sur mon ventre. N’a pas l’air conciliant. Il me visionne comme deux flèches jumelles.

Le petit corsaire pour fête foraine radine, essoufflé. Il est suivi d’un homme que je connais bien, tout habillé de blanc, et qui n’est autre que le Chinois qui nous a taxés pour nous offrir deux morts qu’il a fait confectionner sur mesure, à la commande.

— Tiens donc ! il dit sans trop s’émouvoir.

Et moi, dominant ma surprise :

— Vous faites aussi dans la prostitution d’enfants ?

Il reste grave. Son éternel sourire a pris des vacances.

— Qu’est-ce qui vous prend d’agresser ma clientèle ?

— Vous appelez des types comme ce sac à merde une clientèle ! Comment pouvez-vous sacrifier des innocents à un aussi misérable trafic ? Vous avez donc perdu toute dignité humaine ?

Au lieu de répondre, il se penche sur le gros violeur et palpe sa jugulaire.

— Non, rassurez-vous, fais-je : il n’est pas mort et je le regrette.

L’homme en blanc retrouve enfin son sourire, mais celui-ci, loin d’éclairer sa physionomie couleur de bronze, l’assombrit.

— Je n’ai pas votre don pour fabriquer des cadavres, ajouté-je. Avez-vous pensé un instant que je serais dupe et prendrais votre couple de la rizière pour le vrai ?

Son gros cerbère continue de me tenir son feu sur le bide, juste dans le creux de mon estomac délicat.

Faut être un branque pour penser neutraliser un émérite de mon gabarit de cette façon puérile. Il est temps de le lui démontrer. Quand j’étais chiare, j’essayais d’attraper les mouches, comme le font tous les mômes. Au début, ça foirait parce que je plaçais la paume de ma main sur la table où elles se trouvaient et j’avais le bonjour. Et puis j’ai pigé que pour capturer ces noirs diptères, je devais soulever la main afin de compenser leur rapidité.

Dans le cas présent, c’est du kif comme principe ; ainsi ma paluche captatrice de flingue part-elle en même temps que ma rotule dans ses bourses.

C’est la simultanéité qui assure le succès. Couic ! Avant que le gros eunuque ne grimace, j’ai son arquebuse bien en pogne. Il a droit à un coup de crosse au temporal qui le couche. Une lame brille. Je volte et défouraille sur le mec en blanc qui prétendait s’offrir ma glotte.

Il morfle dans le poitrail et paraît sidéré.

— Tu veux que je te dise, Chevalier Ajax ? Tu as enfin ce que tu mérites.

Voilà ce que je lui déclare sans animosité, mais avec âme.

Son regard cloaque, vitreuse. Il se meurt dedans, ce grand con ; ne tombe qu’après. Mais bien, et pour le compte !

Instantanément, en le regardant, je pense :

« Toi aussi, Antoine, tu es un homme mort ! »

Dans un pays où l’on tue très facilement les gens qui ne t’ont rien fait, qu’en est-il de ceux qui butent les caïds du Milieu ?

Le petit gondolier glaglate. La scène est presque burlesque. Le gros baiseur (hollandais, je suppose, ou chleuh, enfin plutôt du nord) gît sous son tas de couilles tuméfiées, toujours groggy. Le cerbère qui a morflé aussi dans ses parties domaniales fait de même. L’homme en blanc va bientôt entreprendre sa rigidité cadavérique, quant au pauvre petit garçon, cause innocente de cette hécatombe, il continue de regarder dans le vague en battant le divan de ses petits talons.

Je tire le rideau de la porte.

— Viens avec moi et sois sage ! fais-je au corsaire de baraque foraine.

Et tu sais sa réaction ?

— Où ça ? me demande-t-il.

— Si seulement tu pouvais me le dire, réponds-je en refermant la porte privée de loquet.

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