Les geignements porcins de mon voisin de natte me réveillent. Il est en train de s’escrimer sur ses entraves, le bougre, et ce sont ses efforts qui provoquent les grognements en question.
Je me dresse à genoux pour le regarder ; la faible clarté qui tombe des étoiles et se coule par le lucarnon me montre mon « amoureux », déjà maître de ses jambes, en train de frotter les liens de ses poignets contre une aspérité du foyer. Mais avant qu’il en ait eu raison, je l’ai tiré en arrière.
Ce mec n’est pas un brigand, car n’importe quel malfrat, ayant récupéré l’usage de ses pinceaux, m’aurait estourbi à coups de pompe dans la calebasse avant de vouloir récupérer ses paluches.
— Reste tranquille, baby, lui fais-je sans animosité.
Je regarde ma tocante : il est trois plombes du mat’. Ça n’a jamais été une véritable heure de la nuit, et c’en est une foireuse du jour. Dans l’un ou l’autre cas, tu ne sais pas bien qu’en foutre. Il est toujours trop tôt ou trop tard pour entreprendre quelque chose de cohérent.
J’arrache la moumoute empruntée à Laura, pairesse d’Angleterre, me débarrasse de ma jolie robe et en use comme linge de toilette pour me défaire de mon maquillage élaboré.
L’autre me regarde agir, médusé. Si, comme tout le laisse supposer, ses mœurs sont orthodoxes, il doit avoir des sueurs froides en visionnant le chouette paxif qui gonfle mon kangourou. Je connais des messieurs-dames qui, toute vantardise mise à part, se paieraient un festin de Noël avec les abats emplissant mon Eminence.
Planté devant les caisses démantibulées qui servent de garde-robe, je cherche des hardes susceptibles de me convenir. Seulement, ils ne sont pas relingés milord, les Niacs. Il est vrai que, depuis peu, je ne me déplace pas au sein de la bonne société thaïe. Vais-je devoir, une fois encore, me harnacher en coolie postal, non recommandable ? Mon « logeur » est plus gros, mais moins grand que ma pomme. Le futal de coutil bis que je lui emprunte m’arrive à mi-chevilles ; par contre je suis obligé de l’accordéoner à la taille avant de serrer à bloc la ceinture chargée de le soutenir. Un tee-shirt qui fut blanc à l’origine et sur lequel y a écrit « Subaru » en lettres vert diarrhée, complète mon accoutrement de gentilhomme farmer.
— Tu as une girl friend ? demandé-je à mon ci-devant séducteur. Si oui, tu lui offriras cette toilette de ma part, elle pourra probablement s’en confectionner deux avec.
Le mec semble à la fois abasourdi et craintif. Il a du mal — et qui ne le comprendrait ? — à oublier la rouste que je lui ai servie la veille. Sa mâchoire a du jeu et ses gesticules (Béru dixit) ne sont pas encore redescendues.
— Allons, grand, repieute-toi, il est trop tôt pour aller vivre sa vie à l’extérieur.
Je le rattache plus énergiquement que précédemment. Mais maintenant qu’il sait que je suis un mec, m’étonnerait qu’il essaie de me faire du contrecarre. Ce zigoto n’est qu’un barbiquet de village, pas du tout du gabarit des gars de Bangkok. « Trop malin pour rester ici, mais trop con pour aller ailleurs », disait Francisque.
A six heures, heure locale, les coqs chantent et nous quittons la masure du copain. Une barre indigo délimite l’horizon. Ce reste de nuit est tendre comme le souffle d’une adolescente endormie. Rien de plus suave que l’aube dans ces pays. L’air est doux et embaume. Il exalte le corps et l’esprit.
Ayant dégauchi une vieille béquille d’infortune sous un bout de hangar jouxtant la cabane, je l’ai emparée et me suis fait une espèce de ligature au genou gauche, histoire de la justifier. A l’intérieur de ladite, j’ai placé le pistolet resté vaille que vaille en ma possession. J’ai montré à mon logeur combien l’arme était facile à saisir. Puis, je lui ai remis un bifton de cent dollars.
— Fais-moi passer la frontière malaise et je t’en donnerai deux autres, lui ai-je promis. Cela dit, observe en combien de temps je me saisis de mon feu.
J’ai exécuté la démonstration.
— Ça va chercher dans les deux fractions de secondes, non ? Et encore parce que je ne force pas mon talent et que mon rhumatisme me fait souffrir. Si tu joues franc-jeu, tu te retrouves avec trois cents dollars U.S. ; si tu cherches à me trahir, ce sera avec une balle entre les deux yeux. Fais tes comptes et dis-moi ce que tu décides.
— O.K. ! O.K. ! a-t-il affirmé précipitamment.
Ce vilain-pas-beau, vois-tu, c’est un ni chair ni poisson. Il doit truander petit. Engourdir les sacs à main et les appareils photos des touristes, sans trop se mouiller en deçà. On a les délits de ses artères. La rouste que je lui ai mise cette nuit l’incite au respect. S’il me trahit, ce ne sera qu’à coup sûr. Donc, à moi d’ouvrir l’œil en grand, de ne jamais relâcher ma vigilance.
Nous voilà partis clopin-clopant. Moi boquillant misérablement. Je porte une casquette de toile bleue et me suis fait des yeux chinois au charbon de bois et une pâleur asiate avec un morceau de plâtre. Ingénieux, ton Sana. C’est dans sa nature !
Je ne te garantis pas la conformité de mon teint ; mais ainsi accoutré, je dois rendre crédible mon personnage de stropiat, surtout quand je fais équipe avec un Jaune pur fruit.
Cahin-caha, de-ci de-là, je vais, je chemine, tel le charmant petit âne de Véronique (je crois que c’est le titre de l’opérette à la con dont je reprends les paroles. Déjà, tout môme, j’étais réfractaire à ce genre d’expression, comprenant mal que l’on chante ce qui est fait pour être parlé).
On quitte l’agglomération et on arpente le bitume d’une voie de moyenne importance parcourue par des camions.
La chaleur se fait plus pressante.
— La frontière est loin ? demandé-je à mon « séducteur » de la veille.
— Cinq ou six kilomètres.
— Tu connais des endroits où elle est poreuse ?
Il opine :
— Oui, mais ils sont dangereux.
— Pourquoi ?
— La forêt.
— C’est-à-dire ?
— Les marécages et les bêtes. Il y a des tigres, mais surtout des serpents, beaucoup, beaucoup de serpents.
Je ne puis réprimer un frisson, comme dans les romans d’aventures bien chiadés. Toujours, tu remarqueras, le héros aguerri « ne peut réprimer un frisson ».
Donc je frissonne à me chier parmi, comme on dit en Helvétie. Moi, le serpent, c’est ma bête noire. J’ai toujours nourri une peur irraisonnée pour tout ce qui est reptile. Quand j’étais mougingue et que je me baladais à travers les champs, du côté d’Aillat, j’exécutais une cabriole et poussais un hurlement chaque fois qu’une ronce me piquait le mollet.
— Que faut-il faire pour mettre en fuite les serpents ?
— Ça dépend lesquels. Eviter surtout de leur marcher dessus.
— Tu passeras devant, décidé-je courageusement.
Histoire de me dédouaner de ma trouille, j’ajoute :
— Tu as davantage l’habitude que moi.
Des véhicules nous frôlent sans nous prêter la moindre attention. Soudain, mon sang se change en nitroglycérine. Droit devant nous, un barrage policier filtre la circulation. Les véhicules s’accumulent pour subir une inspection.
Mon mentor s’arrête.
— Pour vous ? il me demande en désignant les perdreaux en action.
— Possible.
Il a une grimace de mauvais aloi.
— Pas bon.
— Merci de ton appréciation.
J’examine les alentours : la nature environnante a des prémices de forêt. Des arbres bas, en forme de boules végétales composent des boqueteaux clairsemés, par touffes pourrait-on dire. Ceux-ci se font plus nombreux et s’épaississent, commençant ainsi la forêt qui devient de plus en plus dense et haute à mesure qu’on avance vers la Malaisie.
J’espère que les draupers couleur safran ne nous ont pas distingués, de loin, affairés qu’ils sont à vérifier les voitures.
Au centre d’un boqueteau poussent de hautes plantes aux gigantesques feuilles en forme de palettes.
— On va se cacher là en attendant que le barrage soit levé ! commandé-je à mon guide.
— Il y a des serpents ! avertit ce dernier.
— Comment le sais-tu ?
Il me montre les végétaux aux immenses palmes.
— On appelle ça la plante à tok tok kiéla ; c’est un petit serpent très venimeux. On ne survit pas une heure à sa morsure.
— Tu parles d’un pays de cons ! grondé-je.
Je sens la peau de mes siamoises se mettre en accordéon. Je n’ose plus exécuter le moindre pas en direction du bosquet. Franchement, j’aurais dû rester devant mon Dubonnet. Tout ce bigntz parce que j’ai culbuté une petite commerçante qui avait beaucoup de lunettes mais pas de culotte !
Y a de quoi se faire tailler une pipe par une anthropophage, t’es bien d’accord ?
On reste assis, face à face, sur nos talons, comme deux « père Lacolique ». C’était le fin du fin de l’humour dans mon pays natal, le « père Lacolique ». Une figurine de plâtre représentant un petit vieillard au nez crochu et au menton en galoche, avec un bonnet de coton tombant bas. Il se tenait accroupi, déculotté, et on lui enfonçait une minuscule cartouche noire dans le trou du cul, cartouche à laquelle on mettait le feu. La chose, grosse comme une pierre à briquet, se développait en volutes noires censées représenter des excréments. On se marrait tous, petits et grands. C’est ainsi que s’est développé mon humour de réputation mondiale.
Comme quoi de petits faits anodins peuvent générer de grandes choses !
Un truc que je trouve impressionnant, c’est le fatalisme, pour ne pas dire la résignation des Jaunes. Plongés dans les pires béchamels, ils conservent leur imperturbabilité.
Par instants il me désigne un reptile à peine plus gros qu’un crayon, d’une vilaine couleur vert-de-gris.
— Snake ! fait-il placidement.
Il se soulève légèrement et écrase la bestiole d’un coup de talon magistralement ajusté.
Autant te dire, Casimir, que je suis rien moins que rassuré, comme l’écrirait « la gonzesse de Sévigné » (Béru dixit). Je regarde sans relâche autour de moi avec, constamment, la sensation qu’une de ces bestioles m’escalade les montants pour aller rendre visite à mon serpent de mer.
On attend de la sorte quatre heures à l’ombre du bosquet, changeant de position quand l’ankylose nous biche.
Au moment où je commence à désespérer de voir les perdreaux lever le siège, les nains jaunes brouhahatent. C’est, pour commencer, les motards qui larguent le barrage. Les bourdilles qui se déplacent à bord d’un grand véhicule grillagé ne tardent pas à se ramasser et les voici qui s’en vont, rendant la route à une relative fluidité.
— On dirait que ça recommence à carburer ? fais-je à mon pote.
Il ne répond rien. Paraît dubitatif comme un fauve flairant un piège.
— Attendre encore ! dit-il.
— Attendre quoi, tête d’haineux ?
Il ôte ses lunettes teintées. Dans ces cas-là, il redevient franchement monstrueux, avec sa gueule de gorille pris à partie par un bulldozer.
— Je sais les manières de la police : souvent, elle fait semblant de s’en aller.
— Tu crois qu’il s’agit d’un piège ?
— Possible.
Je décide de lui faire confiance et de poireauter encore un peu. Bien m’en prend : une demi-heure plus tard, quatre autres motards déferlent sur la route.
— Toujours ainsi quand ils recherchent quelqu’un en fuite, m’apprend l’homme à la gueule défoncée. Après un barrage, d’autres policiers surviennent à toute vitesse.
Je regarde les quatre guirlandes de gaz bleu qui tire-bouchonnent au fion de leurs péteuses. Ensuite, plus rien que la circulation normale.
Nous repartons. L’ankylose m’a saccagé les cannes.
La vie est dure pour l’homme courageux.