L’IDÉE DE CHILOU

Il se tourne vers le délicieux Mao Tsé Rien :

— Pardonnez-moi d’accaparer mon codirecteur un instant, cher monsieur.

M’entraîne dans sa chambre.

— Gentil garçon, probablement, me fait le Vieux, mais ici il convient de se défier de tout et de tous. J’aimerais vous faire part d’une idée qui m’est venue, Antoine.

— Je vous écoute, Achille.

— Devant la gravité de cette situation, il faut inverser les réacteurs, si nous voulons survivre à l’enquête et, qui sait, la mener à rabbin pardon : la ramer à bien.

Ses délirades au Chilou, tu sais où je me les mets ? De cette façon, elles seront à l’abri des intempéries.

— Je n’ai pas assez de mes deux oreilles pour vous écouter, assuré-je-t-il.

Il dit. Et ce qu’il dit, loin de me sembler « ganache », me survolte.

— Antoine, nous allons prétendre que nous enquêtons pour le compte de particuliers. Ecoutez ça, petit : ces gens disparus avaient signé une grosse assurance-vie. Leurs ayants droit sont de hautes personnalités assez puissantes pour mobiliser la police française. D’où notre venue. Vous me suivez ?

— Mot à mot, Achille !

— Et pourquoi nous envoient-ils en Thaïlande ? Non pas pour retrouver l’éditeur et la pharmacienne, mais au contraire pour pouvoir ramener la preuve de leur décès, car sans cette preuve, les primes d’assurance ne peuvent être payées. Subtil, non ?

J’émets un cri préhistorique dont je ne me savais pas capable. Il tient de la dinosaure femelle en chaleur et de l’auroch qui s’est pris la queue dans le tambour d’une porte pivotante.

Génial, le Vieux. Il vient de résoudre la quadrature du cercle ! Effectivement, en accréditant ce bruit, nous allons avoir affaire, non pas à des gens qui se claquemureront dans le mutisme mais qui, au contraire, feront tout pour parler.

— Nous laisserons courir le bruit qu’il y a une bonne prime à la clé pour qui nous procurera des renseignements utiles.

— Si cette promesse n’est pas tenue…

— Elle le sera, fiston. Chez nous, il est proverbial que nous disposons de fonds occultes. J’ai accès à des réserves secrètes dont nous ne sommes pas plus de trois en France à pouvoir disposer. La somme est rondelette. Elle se trouve en Suisse, sur un compte numéro et il nous est possible, par un simple jeu de nos empreintes digitales, d’y puiser depuis toutes les grandes banques de la planète. Je ne me souviens pas d’y avoir eu recours plus de deux fois, ce en des circonstances très particulières. Je crois que ce sera la troisième.

— Vous êtes Dieu le Père ! m’écrié-je.

— Le Père Noël seulement, dear Antoine. Maintenant, fonçons dans cette fable. Pour commencer, il faut la sortir à l’interprète, en lui faisant promettre le secret, bien entendu.

— Supposons qu’il soit sincère et qu’il le garde ?

— Nous le confierons aussi à d’autres, répond philosophiquement le Vioque, mais je doute que ce garçon joue franc-jeu s’il flaire du fric. Il est chinois, et il n’existe personne qui soit plus cupide qu’un Chinois. Je vous parie ma rosette qu’il voudra sa part du gâteau.

— Surtout pas ça, récrié-je : elle vous va trop bien ! C’est elle qui vous garde ce teint fleuri !


Je t’inflige pas le défilé du personnel. Mis à part un gars du room service qui nous dit avoir apporté des consommations au couple dans sa chambre, alors qu’il recevait la visite d’un homme asiatique (probablement thaï, selon le valet), il ne ressort pas grand-chose de ces interros à la chaîne. Par contre, le portier est formel, surtout après avoir enfouillé cinquante dollars : quand Yves Trembleur et Rose Déprez ont quitté l’hôtel avec leurs bagages, ils ont pris place dans une voiture particulière conduite par un chauffeur en pantalon noir et chemise blanche à manches courtes. Le trio est parti très vite.

— Vous connaissiez le chauffeur ? interroge Chilou.

No, Sir.

— Et sa voiture ?

— Pas davantage.

— La plaque minéralogique ?

— Comment voulez-vous ? Je passe mon temps à régler un trafic d’automobiles devant le palace. Il ne m’est pas possible de mémoriser les numéros de chacune.

L’homme est très gros, ce qui est plutôt rare en Asie. Son uniforme accuse encore le diamètre de son énorme bide qui ferait dire à Lulu qu’il a acheté l’airbag avant la Mercedes.

— Merci, fais-je.

Il se retire.

Pour terminer, il y a la chef standardiste, affriolante nana mince comme un démonte-pneu. On lui a demandé la liste des communications à la charge des amants. Maigrichon : une pour Paris, quatre pour la ville.

Je garde sa note et nous voici à nouveau à trois. On en profite pour « confier » à Mao Tsé Rien le réel motif de nos investigations ici, en mettant dur l’accent sur les primes que nous sommes habilités à offrir.

Comme on ne distingue pas ses carreaux, je peux pas te dire s’il fait tilt, mais il a un hochement de tête intéressé.

Avant de sortir, il nous précise que si nous pensons avoir besoin de lui, il serait heureux de se mettre à notre dispose. Il passe le matin à la fac, l’après-midi à l’hôtel, mais il reste libre de ses nuits et elles sont à nous.

Pour tâter le terrain, je lui attrique un Benjamin Franklin qu’il engourdit avec civilité.


— Je prendrais volontiers un bloody-mary, annonce l’Ancêtre en se rencognant dans son fauteuil.

— Je vous accompagne, dis-je.

Et je saisis le grelot pour passer commande.

— Double ! jette Achille au dernier moment.

— Cela va de soi, le rassuré-je.

* * *

Visite au standard de l’hôtel. Ça sent la femelle asiate et le parfum d’Issy-les-Moulineaux vendu en promotion dans les Uniprix de Bangkok. Elles sont quatre et ne chôment pas. Comme elles sont graciles et mignonnes, avec leur casque d’écoute ! Politesse délectable au sucre glace :

« Très certainement, monsieur. »

« J’ai le plaisir de vous passer votre correspondant, madame. »

On a du mal à retrouver celle qui nous a rendu visite car les quatre filles se ressemblent. Si par bonheur un de ces jours je les embroquais après leur service, faudrait que je leur écrive « Honorée », autour du nombril, pour éviter de tirer deux fois la même (étourderie qui fait le bonheur de l’une, mais flanque des complexes à celle qu’on a sautée en ne la sautant pas).


Je parviens néanmoins à retrouver la demoiselle de naguère et lui rends sa liste en la priant (dollars à l’appui) de me trouver les adresses auxquelles correspondent les numéros y figurant.

Le portier-bouddha-boudiné, ganté de blanc, déambule devant l’entrée, mains au dos. Il agite ses doigts nerveusement.

Je vais à lui en adoptant la mine des conspirateurs d’Offenbach. Il me sourit gras. Il a un énorme groin de beauté (pouah) sur la pommette. Je le saisis familièrement par le bras (lequel correspond à la taille de Mme Simone Veil).

— Puisque vous parlez parfaitement l’anglais, je voudrais vous entretenir sans passer par l’autruchement d’un interprète.

Il opine et visionne mes mains, espérant en voir jaillir une fleur de papier vert.

Alors je lui sors l’inventerie du Vieux, à voix basse, la main en pare-feu devant ma clape :

Il y a un max d’osier à affurer pour quelqu’un qui serait cap’ de faire évoluer la situasse. Par exemple, s’il était en mesure de nous en casser sur la voiture et le chauffeur venus quérir les Françouzes, ça irait facilement chercher dans les cinq cents dollars de prime !

La somme manque lui faire avaler sa pomme d’Adam ; à Bangkok, elle représente beaucoup de pipes et de bols de riz.

J’ai l’impression qu’il grossit à vue d’œil, comme si on lui avait cloqué un gonfleur de pneus dans le troulala. Sa bouille se met à rassembler au globe terrestre vu de dos.

Je ne parle plus. Je m’approche d’une Ferrari mal rangée sur l’aire d’arrivée. Chouette bolide. Qui n’a pas rêvé d’en posséder une ? Ça a été l’une de mes premières grandes acquisitions ; seulement, comme chaque fois que je la roulais je devais revenir en taxi, j’ai fini par la troquer contre une 2 CV Citroën, moins prestigieuse mais plus fiable.

Sir, please

C’est le gros lard rance, avec ses paupières dilatées, sa bouche en guidon de course, sa verrue gerbante et ses gants blancs dont les doigts ressemblent à des pattes de crabe en agonie.

Yes ? je lui rétorque familièrement.

— Il se pourrait que j’aie une idée.

— Et moi, cinq billets de cent dollars, réponds-je.

J’ajoute, pas fou, le bourdon :

— Dans le cas où l’idée en question serait bonne, naturellement.

On est là, face à face, souriant comme deux adolescents qui se retrouvent chez une dame pute pour se faire briquer le pompon. Et puis le gros sac à riz est obligé d’aller accueillir des touristes japonais qui n’en finissent pas de rassembler leur matériel photographique.

Pendant que le portier s’active, je retourne voir ma standardiste. Elle a déjà préparé la liste demandée, cette exquise. Ils sont actifs, ces Jaunes ! Heureusement qu’ils ont des toutes petites bites, car ils nous le mettront dans le cul de plus en plus souvent, te préviens.

Elle m’explique que trois de ces numéros sont ceux de restaurants réputés et que le quatrième appartient à une agence de location de voitures. Concernant celui de Paris, il s’agit de celui des Editions du Perron.

— A quelle heure terminez-vous votre service ? lui gazouillé-je.

— Dans une heure.

— Venez jusqu’à ma chambre, je vous témoignerai ma reconnaissance pour votre précieuse collaboration.

Je la plante (grimpante) sans attendre une confirmation qui, peut-être, la gênerait, devant ses collègues.

A l’ombre odorante d’une cabine téléphonique, je prépare les 500 laxatifs du portier ; je consens volontiers cette avance à notre mission en attendant les « fonds ultra-secrets » dont m’a parlé Pépère. J’espère qu’il ne délire pas, le Dabe.

Le gros, il commençait à se fendiller du caberluche, croyant que j’avais fui devant mon engagement. Me voyant resurgir, il m’accorde un sourire dans lequel tu pourrais faire entrer Paris-Match sans avoir besoin de le plier en deux.

— L’auto des gens en question appartient à une agence, me dit-il.

— Oui, très bien…

Comme il rechigne pour en cracher davantage, j’élève jusqu’à son absence d’yeux mon poing d’où dépassent les biftons magiques.

Ça lui en remet pour un tour.

— Klong Rent-a-Car Agency, débite-t-il.

Je répète à l’intérieur de mon cerveau aussi vaste que le Grand Palais « Klong Rent-a-Car Agency ». Voilà qui est mémorisé à vie ! Quel phénomène, ce Sana !

J’ouvre mon poing-porte-monnaie, sélectionne trois biftons dont il s’empare comme s’il s’agissait d’un contrepoison pouvant le sauver d’une mort en cours et s’étonne de me voir garder le reste. Une sauvage réprobation se lit sur sa grosse motte de beurre rance à cheveux plats.

— Le solde après le chapitre chauffeur, déclaré-je. Dans un hôtel aussi fabuleux que celui-ci, le portier connaît tout ce qui travaille pour le tourisme. Alors, le nom du driver en question et vous pourrez emmener toute votre famille voir le prochain match de boxe thaïe.

Il regarde la pointe de ses pompes briquées à mort.

— Ne s’appellerait-il pas Sim ? demande-t-il.

— Il me semble, en effet, admets-je. J’ai en France un ami du même nom et qui doit avoir des origines thaïes, si j’en crois sa tête.

Il ponctionne le reliquat de sa pension ; la langue d’un caméléon gobeur de mouches n’est pas plus prompte.

Je le laisse d’un cœur léger parce que, tu sais quoi ? J’ai la preuve qu’il ne m’a pas bourré la coquille. Le nom de l’agence de location est celui que la petite standardiste m’a donné comme figurant parmi les appels téléphoniques de l’éditeur.

Joli, non ?

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