ÇA CHINOISE

Je ne t’avais pas raconté qu’avant de quitter Paris et de m’embarquer dans cette aventure, j’avais bigophoné à l’ancienne femme de Trembleur, pour lui demander des renseignements sur son ex, et cette girie mal embouchée m’avait envoyé paître en me raccrochant au nez.

Mais là, une idée me trotte derrière la calebasse et je rappelle la mégère car j’ai une question à lui poser.

Dès que je me nomme, elle se déchaîne :

— C’est encore vous ! Vous êtes bien gentil, monsieur le directeur, mais je crois vous avoir fait comprendre que je ne veux plus entendre parler de ce manche et que, moi-même, je n’ai rien à en dire !

Pas aimable, la Blondine de la Frange ; paraît importunée comme si je lui demandais de me parler de la météo du jour pendant qu’elle se morfle un chibre dans les miches.

— Rassurez-vous, belle dame, c’est un tout petit renseignement que je viens vous mendier.

— Où êtes-vous, ça graillonne ?

— En Malaisie bismuthée.

— C’est vous qui payez la communication ?

— Oui, mais je me ferai rembourser par l’Administration, vous pensez bien.

Soupir capable de gonfler les voiles d’une goélette.

— Que voulez-vous ?

— Votre ex-époux s’intéressait bien à la religion bouddhiste ?

Rire en hennissement de jument poulinière à l’approche de l’étalon.

— Vous rigolez ! S’il « s’intéressait » au bouddhisme ! Mais IL ÉTAIT BOUDDHISTE !

Je reste sans voix comme un qui a son dentier bloqué par un caramel mou.

— Allô ? qu’elle fait, vous m’entendez ?

Tu parles si je l’entends. L’onde de choc s’atténue. Je parviens à clafouter :

— Vous en êtes certaine ?

— Il m’a assez fait chier avec ses simagrées. Vous l’avez rencontré ?

— Non : je le cherche !

— Eh bien, si vous le trouvez, je vous souhaite bien du plaisir. Vous avez des photos de lui, je suppose ?

— Oui, naturellement.

— Les avez-vous regardées sérieusement ?

— Bien sûr !

— Vous ne vous êtes pas rendu compte que ce crétin a du sang asiatique dans les veines ?

— J’avoue que…

— Et vous êtes flic !

L’impertinente part d’un éclat de rire qui me met l’orgueil en charpie. Ma vanité ressemble à un cerf-volant accroché dans les branches d’un arbre.

Elle reprend :

— Il est chinetoque par sa mère, qui avait épousé un industriel français installé en Malaisie. Mais ce ménage baroque n’a pas fonctionné, comme il fallait s’y attendre. Le père Trembleur est rentré en France en emmenant son fils. Gentil pour la mother, hein ? Il s’est remarié après un divorce rondement mené, et c’est une belle-mère normande qui a élevé le Niacouet ; parfaitement bien, d’ailleurs. Cette femme n’a pas eu d’enfant et elle s’est consacrée au petit Yves ; les gens sont souvent moins dégueulasses qu’on ne le dit !

A cet instant, la communication est interrompue. Je renonce à la rétablir.


Miss Pearl qui semble se plaire en ma compagnie me fixe d’un œil interrogateur, et, pour une Asiatique qui a deux boutonnières de braguette en guise de regard, c’est pas fastoche.

— Vous êtes une personne extrêmement coopérative, lui dis-je avec toute la mansuétude dont je suis capable (et Dieu sait !).

— Je fais mon travail, monsieur, répond-elle.

— Oserais-je vous demander un ultime service ?

— A votre disposition, monsieur.

Je prends mon expression friponne № 84, dont les résultats m’ont toujours donné toute satisfaction.

— Voilà une déclaration qui pourrait m’entraîner à des gestes irréfléchis si je ne possédais un self-control de réputation internationale.

Mon madrigal tombe comme une bouse de vache sur une route goudronnée. Vaut mieux rentrer les aérofreins en vitesse et passer à un autre genre d’exercice.

— Exquise mademoiselle, pourrait-on interroger tous les chauffeurs attachés à votre palace pour tenter de retrouver celui qui a piloté le couple le jour où il est parti de l’hôtel ?

Elle acquiesce et me dit :

— Cela a été fait ; il s’agit de Ok Tékon, un conducteur d’appoint pour notre établissement.

— Vous êtes ma providence, chère Pearl !

Et tu sais ce qu’elle me répond ?

— Oui, monsieur. Merci, monsieur !

Me reste plus qu’à lui attriquer un faf de cinquante dollars et à l’oublier. Mais quoi : on ne peut pas baiser la terre entière !

* * *

La Mercedes long châssis roule confortablement dans les rues de Kuala Lumpur. Le centre-ville est moderne, aéré, avec beaucoup de constructions au style hardi. L’existence y semble détendue, heureuse presque. Ici, l’Islam est prépondérant sans être pesant.

Je n’aime pas les patelins où la foi domine la vie collective. Les croyances spirituelles doivent « accompagner » notre destinée, non la régenter. Chaque individu s’accommode de la sienne sans la faire supporter à son prochain.

J’aurais fait un mauvais croisé.


Notre chauffeur est un obèse assez jeune dont le cou ressemble à un bandonéon posé verticalement. Une odeur de rance et de patchouli se dégage de cet aimable garçon. Son regard, que j’aperçois dans le rétroviseur, est fermé pour cause de bouffissure. Certains Asiatiques me semblent aveugles et je suis éberlué de les voir driver une chignole à près de cent à l’heure.

Ma petite potesse de l’hôtel (celle qui accepte mes pourliches mais refuse mon braque) m’a présenté Ok Tékon, en lui recommandant de faire son possible pour m’aider. J’ai commencé par le début, en lui cloquant dans la poche de sa chemise trempée de sueur un billet vert made in U.S.A. d’une contre-valeur de cinquante dollars. Ce geste lui a paru gratifiant car il m’a souri comme un gros cul essayant un pet de force 4 sur l’échelle de Richter.

Ok Tékon m’a alors narré par le menu sa course avec Yves Trembleur et sa gerce.

Je te restitue son récit tel que je l’ai enregistré dans ma plantureuse mémoire.

Ils ont quitté l’hôtel un matin sur les couilles de dix plombes, sa gonzesse et lui, pour se rendre à Batu Caves. Ils n’avaient pas de bagages, sinon le sac à bandoulière de Rose. Lorsqu’ils ont atteint l’immense terre-plein aménagé au pied de la falaise, Trembleur a demandé au chauffeur de les attendre. Celui-ci a remisé sa Mercedes sur l’esplanade, à l’ombre d’un bouquet de palmiers, puis est allé boire une bière en mangeant le satay[14] à la terrasse d’un marchand de grillades.

Tout en polkant des mandibules, il a regardé le couple escalader les 272 marches conduisant à la grotte, le petit funiculaire se trouvant hors d’usage. Rien de plus casse-pattes qu’une telle ascension, précise notre driver qui doit peser dans les 120 kilogrammes (sans sa montre). Il a dû faire de la délectation morose en regardant Rose Déprez et Yves Trembleur s’élever sur la pente raide arrosée de soleil. Le mahomed cigogne dur à ce moment de la journée.

Quand ils ont disparu de sa vue, épuisé par leurs efforts, Ok Tékon s’est assoupi. Il n’y avait que très peu de touristes en cette morte-saison et une grande quiétude incitait à l’abandon. Il ne se rappelle plus combien de temps il a roupillé devant sa canette de bière vide. Il a été réveillé par Trembleur qui lui secouait l’épaule. Celui-ci était seul ; il a expliqué au chauffeur qu’ils avaient rencontré des amis en visitant la grotte. Ces derniers possédaient une auto et ils avaient décidé de rentrer ensemble à Kuala Lumpur. Sauveur avait réglé la course et, courageusement, s’était attaqué pour la deuxième fois à l’ascension des 272 marches.

Point à la ligne. Tel est le bref récit de l’excellent obèse.


Des bus rose et blanc comme des véhicules de fête foraine sillonnent la route. Parfois, une moto nous double, pilotée par un jeune gars qui a mis sa veste à l’envers pour se protéger du vent de la vitesse. L’impression de vacances se poursuit, bienfaisante après les heures dramatiques que j’ai vécues. Je caresse la chatte exquise de ma chère Tohu Bohu d’un médius attendri. O douceur de vivre ! Pourquoi prends-je tant de risques, alors que l’existence ne demande qu’à se laisser déguster au chalumeau, tel un gin-fizz ?

Et puis voilà, on arrive. Je te raconte pas les exploitations à ciel ouvert de minerais dont je me torche comme de ta première chaude-lance, non plus que les plantations nombreuses qui vont du riz à l’huile de palme, du caoutchouc à la noix de coco. Tout ça, c’est pour le magazine Géo. T’achètes un Sana uniquement pour des raisons philosophiques. Les ressources naturelles d’un bled aussi éloigné du nôtre, tu peux me dire ce que t’en as à branler, Dédé ? Tu me vois en train de te peler la prostate avec l’hévéa, les ressources minières et autres couilleries subtropicales ? Faut pas rêver ! Si je te faisais chier la bibite avec le produit national brut de la Malaisie, t’irais arracher les claouis à mon éditeur ! Tu le sodomiserais en place de Grève. Déjà beau que je fasse, de-ci, de-là, quelques petites descriptions pour pimenter, que tu restes pas trop nullard sur ton bord de destin.

Donc, reprends-je-t-il, nous atteignons les grottes après avoir moulé la nationale.

Imagine une petite chaîne montagneuse posée sur une plaine plutôt pelée, pas de quoi te filer le tournis puisqu’elle va chercher dans les 300 mètres d’altitude. Une route poudreuse conduit au pied des grottes. Là, sur une vaste esplanade, s’est édifiée une sorte de fausse agglomération. Sur la droite, un bâtiment de briques, en ruine, et qui fouette à t’en faire gerber ton goûter, vu que des générations de touristes foncent y couler des bronzes en débarquant du car. Au fond de la perspective, une concentration constituée de marchands de souvenirs, de restaurants volants, de vendeurs de fruits exotiques (exotiques pour nous). Y a même un vieux branleur indien, avec un appareil photo préhistorique, qui a l’ingénuité de proposer ses services à des enfoirés de Nippons croulant sous les Nikon les plus sophistiqués de la planète.

Dans le fond de l’esplanade se dresse la formidable volée de marches menant à la grotte dont, d’en bas, on distingue à peine la béantitude. Cet escalier coupe le souffle. De celui qui le contemple, d’abord, de celui qui le gravit, ensuite. Une subtile émotion m’étreint. Pourquoi ai-je secrètement la certitude qu’ici va me venir LA révélation ? Que je suis au bout de mon terrible chemin de croix oriental et que, parvenu au sommet de ces 272 degrés, je vais accéder enfin à LA CONNAISSANCE.

Rarement, dans ma tumultueuse vie, j’ai ressenti ce sentiment formidable d’approcher la vérité. Fallait-il donc que je suive ce terrible parcours, que je brave tous ces dangers, que j’en triomphe comme d’une épreuve imposée, un code mystérieux, pour avoir enfin droit à LA vérité ?

— Veux-tu prendre une boisson fraîche en m’attendant ? demandé-je à ma ravissante compagne.

— Oh ! non, se récrie-t-elle, je ne te quitte pas.

Ça fait toujours plaisir à entendre.

Je la saisis par la main et nous attaquons la grimpette.

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