UNE LUEUR DANS LA NUIT

Le voyage jusqu’à Kuala Lumpur nous prend un jour et demi.

J’emprunte la côte est, qui borde la mer de Chine, passe par Kota Bharu (dont le buraliste m’a chargé de te donner le bonjour), par Kuala Terengganu (où la mercière vient de faire une fausse couche) et à Kuantan (célèbre pour sa pissotière de bambou), j’oblique à droite en direction de la capitale.

Aux abords de la banlieue, je décide de me séparer de la Range. Je m’en ouvre à ma compagne. Elle me dit que je n’ai qu’à l’abandonner dans un endroit tranquille après en avoir prélevé les plaques minéralogiques, elle trouvera rapidement quelqu’un qui la recueillera et la fera sienne.

Une fois exécutée l’amputation recommandée, nous montons dans un autobus crème et rose, tout neuf, qui se fait un devoir de nous driver au cœur de la ville.

L’hôtel Nasi Briani est un superbe établissement en plein centre de cette cité moderne qui respire la paix et le bien-être. Les filles y sont ravissantes, élégantes même, les bagnoles top niveau, les magasins opulents. Tout ici dénote l’aisance et la vie facile. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai l’impression de me trouver dans une ville heureuse qu’épargnent les gros problèmes sociaux, les troubles et les risques d’éventuels conflits. On sent qu’il fait bon y vivre et que, pour peu qu’on sache s’y adapter, l’existence coule sans trop de heurts.

La population est très mélangée : Malais, Chinois, Indiens peuplent la péninsule et cohabitent en bonne intelligence.

Ma compagne est très impressionnée par les dimensions de notre palace. Elle se tient blottie contre moi et je savoure sa hanche qui frôle la mienne.

Chose étrange, je ne la « ressens » pas comme une maîtresse mais plutôt comme une créature superbe et « décorative » qui comble vos sens, les exalte sans toutefois enclencher le phénomène amoureux. Pendant ma convalescence, j’ai pris pour un coup de cœur vertigineux ce qui, en fait, n’était qu’un hymne à la vie sexuelle retrouvée. Elle m’assure une sorte de félicité dont je ne suis pas près de me rassasier. Et puis sa vue, son contact, le son de sa voix me ravissent. Tout en elle n’est que grâce et musicalité.

Quel drôle de voyage ! Sang et volupté ! Mon lot !

Dans notre vaste suite où se trouvent à profusion : des fruits sélectionnés, des friandises dans de grandes coupes en verre, des parfums et une foule de cadeaux délicatement présentés, nous déambulons entièrement nus, sans éprouver plus de pudeur que n’en avaient Adam et Eve vadrouillant dans le jardin d’Eden. Je jouis d’un âcre bonheur charnel à me sentir enfin à l’abri de ceux dont j’ai provoqué la vindicte.

Nous nous trempons ensemble dans l’immense baignoire circulaire de la salle d’eau, et le jacuzzi est pour ma délicieuse partenaire un émerveillement qui la fait glousser. M’est avis que le papy assassiné, le macaque libéré, la cahute abandonnée et les malfrats liquidés sont désormais bien loin des préoccupations de ma compagne.

Après le bain (en anglais : the bath), elle veut que nous fassions l’amour, histoire de vérifier si le plaisir est supportable.

Il l’est !


Soit dit entre nous et le bandage herniaire de M. Gustave Le Pen, ne serait-il point temps de m’arracher à ces délices pour revenir au motif de mon voyage asiatique, qui est la disparition de Rose Déprez et d’Yves Trembleur, son amant ?

Que de péripéties, de périphéries, voire de péripatéticiennes, depuis mon entrée triomphale dans le magasin d’optique de l’aimable Annie Versère ! De quoi en faire un livre ! comme prétendent les bonnes gens qui ont une vie aussi plate qu’un court de tennis, mais qui la croient survoltée et bourrée de sensationnel. Toujours, tu remarqueras. A chaque coin de rue, dans n’importe quel salon d’attente, tu en rencontres. Des pauvres nœuds hagards dont le destin est gris et lisse telle la peau de leurs couilles, mais qui pensent avoir vécu le diable et comparent leur destin de constipé à celui de la petite d’Arc ou de Poléon Pommier.

Plus tardivement, après que j’eus, dans les délices, ravivé les odieuses meurtrissures infligées à ma douce amante, je décide que ma parenthèse malaise est terminée et que l’heure est venue pour moi de reprendre ma marmotte de plombier.

Pour commencer, j’appelle notre hôtel de Bangkok et, à tout hasard, demande après le Vieux. Sans grand espoir, je dois le dire. Tu penses bien qu’au cours des huit jours qui viennent de s’écouler, il a repris le chemin de Paris.

Contre toute attente (comme disent les vrais romanciers, t’auras remarqué ? » Contre toute attente » ; l’expression figure toujours parmi les onze cents clichés composant leurs z’œuvres), j’ai sa voix agacée en ligne. Celle qu’il prend quand on l’importune :

— Allô ! Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?

Je te parie une pipe de Saint-Claude, contre une de Boulogne (célèbre pour son bois dans lequel on les taille), qu’il était en train de bien faire.

— C’est moi, patron.

Ça y est, ça m’a encore échappé : « patron ». J’ai beau être devenu son alter ego, c’est toujours l’ancienne appellation qui me revient après quelques jours d’absence.

Tu sais quoi ?

— Qui, vous ? il répond.

— Mais… Antoine ! blablutié-je, éberlué.

— Ecoutez, mon petit vieux, c’est pas le moment ! Je suis en amour avec une diablesse si souple qu’en comparaison un acrobate professionnel aurait l’air d’un paralytique. Figurez-vous que cette créature de Satan noue ses jambes autour de mon cou pour m’offrir son fruit de la passion, lequel, soit dit en passant, a un goût de mangue chauffée au soleil.

« Conjointement, elle pratique sur ma personne une fellation dont je ne me souviens pas d’en avoir connu d’aussi “onctueuse” ; je répète : onctueuse, et encore le terme exprime mal la réalité. Cette petite virtuose me conduit aux limites de la volupté pour différer l’assouvissement à l’instant suprême. Je sais qu’elle me mène droit à l’infarctus, mon cher, mais j’accepte ce risque. Chacun a le droit de choisir la mort qui lui convient. Pardonnez-moi de raccrocher, je crains, à trop attendre, de perdre ma rigidité ! »

Et il raccroche bel et bien, le vieux cerf sans ramure !

Je soupire :

« Comme si je n’existais pas. Il se goinfre de sa virilité reconquise, l’Ancêtre. Il n’y a plus que sa queue, pour lui. »

Afin de surmonter ma désilluse, j’appelle Paris, me maudissant de ne pas l’avoir fait en priorité. Je la néglige, ma chère Félicie. Le plaisir passerait-il avant m’man, maintenant ? C’est nouveau, non ? Il tournerait fils indigne, au gré de ses délirades vagabondes, ton pote ?

The cri :

— Mon grand ! Enfin ! Je ne savais plus que penser ! Ai-je assez prié la petite sœur Thérèse !

Elle a des sanglots dans la voix, ma vieille poule. Je lui chique comme quoi je me trouve dans un bled où la mousson a arraché les lignes téléphoniques. C’est tout bon, avec elle. Une mère ne demande qu’à avaler les couleuvres que son chiare lui présente. Je lui balance de la tendresse capitonnée surchoix, de celle qui fait chaud au cœur d’une mother, avec des petits mots de circonstance entrecoupés de bisous miauleurs, kif ceux que je lui fais sur la nuque, parfois.

En deux coups les gros la voici rassurée, comblée. Je lui annonce mon retour sous deux ou trois jours. Est-ce qu’elle me confectionnera des « oiseaux sans tête » (paupiettes de veau) ainsi qu’un gratin de cardons ? Ah ! c’est pas la saison des cardons et, en conserve, « ils n’ont rien à voir » ? Par contre, elle est partante pour un gâteau de foies de volailles. D’accord ? Avec une sauce tomate contenant des morceaux de ris de veau et des olives vertes. Bon, on conclut un gentlemen’s agreement sur le gâteau de foies. Arrosé d’un Condrieux rouge, ça risque de ne pas être triste.

Je commence par en avoir plein les galoches de la bouffe asiatique. Bien sûr, c’est pas mauvais, mais le moment vient rapidos où le souvenir de la Mère Brasier te fout des langueurs stomacales.

* * *

Je ne sais pas comment s’arrangent les filles de Malaisie, mais elles sont toutes plus belles les unes que les autres. Visage pathétique à force de grâce ; taille en coulant de serviette ; peau qui a la pâleur de leurs porcelaines arachnéennes, douceur suave de l’expression ; mystère infini de ces traits dont la pureté intimide ; yeux presque insaisissables, mais qui te bouleversent lorsque tu parviens à les capter fugitivement. Il leur suffit d’être là pour séduire hommes et femmes venus d’ailleurs. C’est comme un sortilège qui leur est accordé et qui, partout les escorte.

La préposée à l’administration qui me reçoit dans son bureau me donne illico l’impression que je suis un minable fourvoyé. Je perds cet aplomb qui m’aide à conquérir les femmes. Je me sens laid, pataud et misérable, en tout état de cause « indigne ». Indigne de l’approcher, indigne de lui parler, indigne de l’admirer ; comme si mon regard ressemblait à des mains cradoches et qu’il la souille. J’ai la rétine qui poisse ! Tu comprends ça, Dunœud ?

Je déballe la vérité à ce produit surchoix de l’Asie voluptueuse. La manière attentive, quasi studieuse dont elle m’écoute, transforme mes testicules en chou-fleur. J’aurai jamais suffisamment d’huile de jactance pour aller au bout de mon propos ! Sur la fin de mon exposé, je sens que ma babille devient dolente comme les patenôtres d’un moine assoupi. Quand, enfin, je la ferme, mes yeux énamourés me dégoulinent jusque sur les cuisses.

La sublime se nomme Miss Pearl, c’est écrit en doré sur le revers de son tailleur bleu. Elle m’explique que c’est elle qui s’est occupée de la disparition des deux touristes. Elle qui a alerté la police, qui l’a reçue, l’a conduite à la chambre du couple. Les draupers ont exploré les bagages des Français et n’ont rien découvert qui soit susceptible d’apporter un quelconque éclaircissement. Ils ont dressé un rapport et se sont retirés sans plus de cérémonie. Au bout de quarante-huit heures et toujours sans nouvelles de ses clients, l’hôtel a fait évacuer les valises de Rose Déprez et d’Yves Trembleur dans une resserre où se trouvent rassemblés toutes les choses et effets oubliés par la clientèle.

— Puis-je les voir ?

— Certainement, monsieur.

Je la suis dans les arcanes de l’établissement, fasciné par le merveilleux petit cul pommé qui ondule devant moi.

On fait bien les choses au Nasi Briani. Ainsi, les bagages abandonnés ont-ils été placés dans des housses transparentes et rangés sur des claies. Une étiquette rappelle le nom de leur propriétaire ainsi que le numéro de l’appartement qu’il occupait.

J’excipe de ma qualité de directeur de la Police parisienne pour demander à la divine la permission de les fouiller. Elle a un geste incertain qui peut, à la rigueur, passer pour un acquiescement. Sans attendre de confirmation plus explicite, je déballe la marchandise sur le carrelage du local. Des toilettes de femme, légères et peu nombreuses, des vêtements masculins, limités à deux costumes et quelques pantalons. Ils ne se sont pas surchargés en partant. Je les comprends ; pour ma part, je voyage toujours avec le « triste minimum », comme dit Béru. A quoi bon partir à la découverte si c’est pour emporter sa vie quotidienne avec soi ?

La ravissante Miss Pearl me regarde avec détachement, ses adorables mains de petite fille croisées devant sa chatte. Dans son tailleur bleu, elle ressemble à une pensionnaire d’institution huppée.

Je lui souris.

— Croyez bien, Miss, que ce travail ne m’amuse guère, mais il est indispensable.

Elle a un léger assentiment de politesse. En fait, elle s’en fout. Son menu sourire aimable flotte sur ses exquises lèvres dessinées au pinceau. Si je devais habiter cette partie de l’Asie, je deviendrais chèvre !

L’exploration des moindres poches ne m’apprend rien. Une chose qui, par contre, retient mon attention, c’est le nombre de livres consacrés au bouddhisme. Tu vas me dire que, pour un éditeur voyageant en Extrême-Orient, il est normal d’emporter de la documentation sur la principale religion des pays qu’on visite, toutefois la bibliothèque des amants me paraît excessive. Je dénombre rien moins que dix-huit bouquins traitant du sujet. L’un des livres, un gros book d’au moins cinq cents pages, semble avoir été particulièrement consulté. Pis qu’un annuaire téléphonique. Une quantité de pages sont cornées, des passages sont soulignés au crayon et des annotations illisibles griffonnées dans les marges. Ma conclusion est que Trembleur préparait un ouvrage sur la religion bouddhiste, ou quelque chose d’approchant.

Au moment où je claque le bouquin, un papier blanc s’en échappe. Je le ramasse. Il s’agit d’un feuillet de bloc comportant l’en-tête du Nasi Briani. Ces blocs sont mis à la disposition des clients près des appareils téléphoniques, pour leur permettre de prendre des notes.

Je lis sur le feuillet, écrit en caractères d’imprimerie : Batu Caves 13 km R. d’Ipoh.

Ne sachant ce que signifie ce texte, je le montre à la divine employée.

— Ça vous dit quelque chose, très jolie demoiselle ?

Illico, pour ne pas dire dard-dard (ça me gêne chaque fois), elle acquiesce.

— Ce sont les grottes, sur la route d’Ipoh, gazouille ce fabuleux oiseau de paradis.

Et de m’expliquer qu’il existe à cet endroit des grottes, dont la plus importante est si vaste qu’on y ferait tenir dix fois le temple Sri Maha Mariamman.

Tu te rends compte, comte ?

Cette fois, à la joie ineffable qui brusquement m’inonde, je pressens que je ne suis plus très loin de la gagne.

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