MALAISE EN MALAISIE (BIS)

Sommeil trépidant. Je me sens véhiculé sur une charrette à bras (ou assimilé). Pour la suspension, tu repasseras ! Je morfle dans les endosses le moindre accident de terrain, le plus petit caillou du chemin. Je suis pantelant sur les planches rugueuses ; sans force ni énergie. Ma petite pensarde de secours qui continue de clignoter en moi, me dit : « Comment se fait-il que tu te trouves dans un tel état, simplement parce que tu es épuisé et que tu meurs de faim ? Un mec comme toi, bâti à chaux et à sable ! »

Aucune réponse ne me vient. C’est ainsi. Je gis dans une carriole que quelqu’un tire. De cela j’ai pleinement conscience, mais c’est tout ce que je parviens à capter de l’existence. J’ai des visions superbes, cela dit ; des images de kaléidoscope ! Je vois un palais peuplé de créatures de rêve ; des bassins dorés sur l’eau desquels nagent des cygnes roses, pleins de suffisance ; des filles brunes, lascives dans des voiles arachnéens, dotées d’yeux immenses aux regards impossibles à capter. Un album des Mille et une nuits, dans lequel tout est féerique !

Pourtant la carriole déglinguée qui me transporte titube dans de profondes ornières. Elle grince lamentablement. Ses roues sont voilées et impriment à mon corps un balancement baroque. Je flotte misérablement entre visions d’Orient et méchante réalité.

Ce trajet dure une éternité.

Davantage, peut-être ?

Et puis cesse.

La charrette est placée à la verticale, ce qui me donne la position saugrenue et insouhaitable d’un homme « couché debout ». Mais cela ne dure pas, mon être glisse, se met en tas sur le sol. Des mains « s’occupent de moi ». On me « détasse », m’allonge sur de la paille, me semble-t-il.

A ce moment-là, un miracle s’opère : je parviens à ouvrir les yeux et à capter ce qui m’environne. J’aperçois une construction basse d’où s’échappent des odeurs de nourriture en train de cuire. Je vois une créature difforme assise sur un seuil et que je prends pour un vieux singe à poils blancs.

Etrange : je me suis intéressé à ce qui se trouvait hors de ma portée au lieu de me préoccuper de ma propre personne. Comme si je voulais me « garder pour la fin ».

Je fais un effort pour rassembler mon regard autour de moi. Une gravure scolaire vue dans un vieux livre d’Histoire de Félicie : Turenne mourant au pied d’un arbre. Je suis Turenne. Si je baisse les yeux, j’aperçois une délicieuse jeune fille asiatique qu’il me semble reconnaître. Elle est agenouillée devant moi et je me méprends sur ses agissements. Figure-toi qu’elle a dégrafé mon bénoche et l’a fait glisser jusqu’à mes chevilles. Elle est agenouillée en position de turlute. Mais, contrairement à ma première impression, loin de me tutoyer le Nestor, elle est en train de me charcuter la cuisse à l’aide d’un couteau suraiguisé.

Je veux remuer mais elle murmure :

— Non, ne bougez pas.

J’éprouve une vague douleur causée par l’incision. Elle presse entre deux morceaux de linge les lèvres de la plaie. Cela devrait me faire mal, je suppose, pourtant je ne ressens qu’un léger pincement.

J’attends, dolent, presque indifférent… Elle continue de presser avec des gestes menus et précis. Ensuite, elle débouche un flacon posé près d’elle et me verse un liquide sur la plaie. Confuse sensation de brûlure.

La jeune fille possède un nécessaire à pharmacie puisqu’elle dispose de pansements tout prêts. Elle m’en applique un sur la jambe.

Satisfaite, elle pivote légèrement sur ses genoux de façon à me faire face.

— Vous avez mal ? demande-t-elle avec un délicieux zézaiement.

Maintenant, je reconnais pleinement la cueilleuse de noix de coco par ouistiti interposé, l’exquise jeune fille dont le chant céleste m’a pratiquement sauvé la vie en m’arrachant à la jungle.

Je secoue négativement la tête.

— Vous avez été mordu par un vipio, qui est un serpent dont le venin provoque une sorte de gangrène si la plaie n’est pas incisée le jour même. Il commence par anesthésier, si bien qu’il arrive qu’on ne s’aperçoive pas de la morsure ; on la prend pour la lacération d’une ronce, la plupart du temps. Heureusement que je reconnais les premiers symptômes. La personne à laquelle a été inoculé le venin est frappée d’une somnolence allant jusqu’à l’évanouissement.

« En vous voyant, j’ai vite compris ce qui vous arrivait. Alors je suis venue chercher la carriole pour pouvoir vous transporter. Je vous ai fait une piqûre et j’ai ouvert l’endroit de la morsure pour en exprimer le venin. Vous ne craignez plus rien, mais il va vous falloir quelques jours de grand repos, le temps que se dissipent les effets du poison. »

Il me serait bon, il me serait doux de lui exprimer ma reconnaissance. Hélas, je n’en ai pas encore la force. Elle doit se contenter d’un pathétique regard au fin fond duquel brille la promesse d’une bonne grosse bite à usages multiples.


Au cours de certaines périodes de notre existence, le temps perd sa signification habituelle. Il devient incertain, comme s’il ne nous concernait plus. Nous sommes hors de son atteinte ; mais sans doute est-ce lui qui se trouve hors de la nôtre ? La plupart des gens s’imaginent qu’il existe et se découpe sagement en tranches de vingt-quatre heures pour former des jours, lesquels selon un habile agencement décidé par les hommes, constituent des mois, puis des ans. C’est pure théorie, conventions, connivence. Il faut s’en échapper pour comprendre qu’en réalité le temps n’existe pas et que, si les hommes le tronçonnent, c’est dans le but dérisoire de l’asservir. Mais il est un et indivisible, ou peut-être même qu’il n’est pas. Nous nous accommodons de ce malentendu collectif pour donner quelque ampleur, voire un début de signification à notre durée fade et stérile.

D’accord, je vais cesser de t’emmerder avec ces gambergeages de désœuvré qui n’ont jamais intéressé personne, sinon un ivrogne de nuit dans un bar de mélancolie sur le point de fermer.


J’apprendrai par la suite que je passe quatre jours dans la cahute misérable, mais propre, de l’exquise jeune fille de grand secours. J’ai attendu d’avoir récupéré l’essentiel de ma vitalité avant de te la décrire, car elle constitue une ouvre d’art de la nature et je ne disposais pas du brio suffisant qui m’aurait permis de te la dépeindre comme elle le mérite.

Mais voilà : par quoi commencer ? L’impression d’ensemble ? D’accord.

J’attaque dans le pompier. Une fleur ! Tu souris, grand gognan ! Tu te dis : « Il se foule pas, l’artiste. Ne risque pas d’attraper des varices aux méninges. » Eh bien, que veux-tu que je réponde à ça ? C’est la VÉRITÉ, bordel ! Tu la regardes, tu vois une fleur. Pas une de chez nous, qui a toujours l’air romantique dans les jardins mais qui fait si con chez les fleuristes. Non, une fleur d’ici, avec des couleurs comme jamais vues. Symphonie de jaunes, de roses pâles, de blancs mats-crayeux, de noirs humides comme des pépins de fruits. Le corps est d’une minceur extrême mais aux formes menues et bien présentes cependant, visage dessiné au pinceau, intrigant et doux jusqu’au pathétique. Yeux qui ont conservé la brillance sucrée de la pulpe, troublante comme la mouillante d’un sexe d’adolescente. Mais le plus fabuleux et qui reprend ton regard après l’examen, car il ne peut plus l’abandonner, c’est la bouche : œuvre d’art absolue, par son dessin comme par sa matière, la bouche — oh ! oui — entrouverte sur le plus grand des mystères et qui paraît t’adresser une vertigineuse et silencieuse promesse.

Au cours de mon séjour dans sa modeste chaumine (qu’elle partageait avec son grand-père aveugle, comme dans les ouvrages de la bibliothèque « Rose Clito »), je ne l’ai perdue de vue que pour dormir car, même lorsqu’elle s’absentait, elle continuait de fasciner ma rétine. Jamais visage de femme ne m’impressionna à ce point. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais (et quand je dis jamais, c’est never que je devrais employer afin d’être compris d’un plus grand nombre) m’éloigner d’elle. Que ma vie, désormais, consisterait à la contempler, à admirer ses gestes, ses doux yeux obliques, son énigmatique sourire de femme inventée par un génial artiste, plutôt que résultant d’un coup de bite lâché à la va-vite par la queue fluette d’un Asiate excité.

Elle se nommait Tohu Bohu, nom plutôt baroque, mais avec moi tu dois t’attendre à tout, et le pire est souvent ce que je peux t’offrir de mieux.

Les jours que je passis[12] dans l’humble maison malaise comptent parmi mes plus extraordinaires, mes plus sublimes. Plus rien ne m’importait, j’étais sans souvenirs et sans projets. Je la regardais, la regardais, la regardais à m’en énucléer. L’existence ressemblait à une nacelle tranquille amarrée au tronc d’un vieux saule penché. Elle était tout ensemble l’eau verte, le saule que son écorce rude paraissait vouloir quitter, la paix du silence, la sérénité du jour à son déclin.

Rarement, depuis ma tendre enfance, j’avais ressenti une aussi totale félicité. Vivre, mourir, n’avaient plus de signification. Le verbe enchanter, si galvaudé, si souvent privé de son véritable sens, retrouvait toute sa magie pour moi : Tohu Bohu « m’enchantait » et comblait tout l’espace mis par le Seigneur à ma disposition.

Elle me faisait à manger, me préparait des galettes croustillantes qui me donnaient faim. Au cours de mon séjour chez elle, je dus prendre trois kilogrammes de surcharge pondérale ; n’ayant pas de balance à disposition, je décidai de les passer à pertes et profits.


Combien de jours, voire d’années, aurais-je vécu ainsi, dans cet état de bonheur léthargique, si les « Implacables » ne s’étaient amenés un matin ? Ce n’est pas moi qui les ai baptisés ainsi. Tohu Bohu m’apprit leur nom en tremblant lors de leur raid chez elle. Il s’agissait d’une sorte de société secrète chargée d’opérer certains règlements de comptes pour la mafia thaïlandaise.

Elle m’expliqua que cette « brigade sauvage » ne se gênait pas pour pénétrer en territoire malais quand elle coursait un fugitif. La Police du pays fermait les yeux sur ces intrusions, par crainte des représailles implacables que ses membres exerçaient sur tous ceux qui contrecarraient leur action. Ils incendiaient les moissons et les maisons, tuaient le bétail, cousaient le sexe des femmes avec du fil de fer ou bien coupaient les testicules des hommes ; toutes choses désagréables, tu en conviens ?

Leur descente chez Tohu Bohu constitue l’un des souvenirs les plus épiques (et colégramme) de mon existence. Aussi me proposé-je de te le narrer par le menu car il constitue un morceau d’anthologie qu’il serait dommage de laisser perdre.

Загрузка...