Il y a des instants, comme celui-ci, où je regrette de ne pas avoir acheté une quincaillerie, bien placée, en face du port. M’man tiendrait la caisse, j’aurais un commis un peu pionard et je baiserais la pharmacienne dans son officine après nos fermetures. Peut-être serais-je marié et aurais-je deux ou trois chiares pour assurer mes inquiétudes et mes chagrins ?
Tandis que vois-moi à cette heure nauséabonde, en passe d’être traqué à mort par la pègre et la police d’un pays pas comme les autres. La joie, hein ?
Nous retraversons la salle d’attente où des dépravés internationaux patientent pour avoir le triste bonheur d’enfiler un petit être résigné qui fait des passes au lieu de se rendre en classe.
J’opère un lent travelling devant ces mâles indignes en essayant de leur transmettre mon indicible mépris.
Nous retournons au bateau, comme si de rien n’était. Je gamberge aussi vite que tourne la lame d’une tronçonneuse. Que faire ? Où aller ? Dès que j’aurai quitté ce garçon au bandeau rouge, il parlera. Retourner à ma chignole ? Inutile. Le temps de la récupérer, l’alerte va être donnée.
La barcasse tangue sous mon poids. Le gazier lance son vieux Johnson-casserole et ça pétarade en fumant noirâtre.
— Non ! m’écrié-je, comme il s’apprête à barrer à gauche pour prendre le chemin du retour.
Ce n’est pas moi qui viens de lancer ça, mais mon petit lutin intérieur. Un bout de temps que je te parle plus de lui. Pourtant il est toujours là, à me servir de subconscient, le gentil bougre. De gardien de but. Parfois, quand je me trouve en cruelle expectative, il prend la décision pour moi.
— Où ? riposte mon placide batelier.
Je lui désigne la direction opposée.
Pas contrariant, il rectifie la trajectoire et s’engage sur le canal, à travers les bambous et les plantes aquatiques.
Des oiseaux au vol pâteux fuient à notre approche. Certains sont nacrés, d’autres jaunes, il y en a qui ont des aigrettes, comme sur les tapisseries chinoises.
Visiblement, ce cours d’eau artificiel s’éloigne de Bangkok. Le garçon pilote en ayant l’air de penser à autre chose ou, plus exactement, à rien.
— Ote ton bandeau rouge ! lui enjoins-je.
Il l’arrache de sa chevelure et le jette au fond de la barque.
— Maintenant, enlève ta veste.
Le voilà torse nu. Ces précautions te paraissent sans doute dérisoires, à moi elles semblent sages. Son accoutrement ainsi modifié, le jeune homme ne correspond plus au signalement qu’on est susceptible de donner de lui. Commak, il est anonyme. Par contre, c’est bibi qui détonne. Il faudrait… Quoi, que faudrait-il ?
Je me déloque du haut. Peut-être suis-je moins voyant ainsi ?
Le petit gars a compris mes intentions. Il se baisse et, sans lâcher son gouvernail, saisit quelque chose sous la planche fixée à la poupe. Il me tend un chapeau conique, en paille tressée, dit « chapeau chinois » chez nous autres, Occidentaux.
Je m’en coiffe. Si je me tiens penché, il est virtuellement impossible de voir que je suis un Européen.
— Pourquoi ? lui demandé-je, bouleversé par son aide spontanée.
Il dit :
— J’ai passé douze années au club.
— Quel club ?
— Celui d’où nous venons.
Je pige tout, en grand.
— Tu veux dire que tu as été un enfant prostitué, toi aussi ?
— Oui. Quand j’ai eu passé l’âge, Nan m’a employé comme rabatteur. A présent je recrute les clients pour les conduire au club.
— Nan, c’est l’homme en blanc ?
— Oui, Shû Nan.
— Tu trouves que j’ai eu raison de lui tirer dessus ?
— Oh ! oui ! J’aurais tant voulu pouvoir le tuer, moi ! J’aurais pris un bambou affûté pour crever ses yeux, ensuite je lui aurais coupé le sexe et j’aurais bourré le trou de petits piments rouges.
Là, pour la première fois, il s’anime. Une transe, issue d’un rêve inlassablement répété, le fait frémir.
— J’aurais attendu des jours avant d’enfoncer mon bambou dans son cul jusqu’à ce qu’il lui ressorte par sa bouche !
Il sourit à la scène qu’il a construite au fil du temps et qu’il peaufine, nuit après nuit.
— C’est dommage, soupire-t-il. (Puis, craignant de m’avoir désobligé :) Mais je suis très content tout de même.
Je lui tends la main.
— Comment te nommes-tu ?
— Chi O Po.
Il touche le bout de mes doigts, fugitivement, sans effusion.
— Quand on nous arrêtera, je dirai que vous m’avez obligé à vous conduire, non ?
Pratique, le garçon.
— Evidemment, je le dirai même avant toi, et on me croira puisque j’ai conservé le revolver du gardien. Tu estimes qu’il est fatal qu’on m’arrête ?
Il opine.
— Oui, fatal. On ne peut pas tuer Nan et s’en sortir : tous les chefs du pays vont s’y mettre. Et quand ils vous trouveront, si vous avez le temps, tirez-vous vite une balle dans la tête, sinon votre mort serait trop terrible : ils vous découperaient vivant et ça durerait des jours et des jours. Oh ! oui : gardez bien une balle pour vous, Sir. Ce sera le plus beau cadeau que vous vous serez jamais fait à vous-même.
Sympa, non ?
Dans un arbre géant bordant la rive, deux singes s’épouillent avec gravité. Je les envie !
Au bout de ce canal, il y en a un autre, un peu plus large, avec de la circulation. Je me tiens courbé en avant. Heureusement que j’ai le corps bronzé. Si j’avais la couleur d’une merde de laitier, j’attirerais les regards.
J’ai beau gamberger, je ne parviens pas à organiser un plan valable. Mes projets de projets avortent à peine conçus. Toutes mes tentatives sont dérisoires. Fuir ? Où, jusqu’à quand ? Voilà bientôt une plombe qu’on navigue, sans autre but que de mettre de la distance entre le lieu « du drame » et son auteur. Je ne dispose que de peu d’argent : cinq cents dollars environ.
Soudain, Chi O Po se retourne.
— La police ! fait-il.
Effectivement, on perçoit un grondement de moteur qui ne ressemble pas aux autres car il est terriblement puissant.
— Jetez-vous à l’eau entre le bateau et la rive et tenez-vous à ce lien ! m’ordonne le garçon.
Dit ! Fait !
Me balance au jus mazouteux, algueux, putride.
Je suis allongé contre le canot, cramponné à un bout de cordage. Mon compagnon a ralenti l’allure. L’eau est au-dessus de moi et, pour respirer, je dois sortir la tête de la flotte. Des plantes fluides adhèrent à mon corps. Le pilote serre la berge pour me dissimuler, mais si des gens se tiennent sur la rive, ils risquent de me voir.
Le grondement s’amplifie. Je biche une grande goulée d’air et tente de battre le record du monde de plongée. Les manettes dans la tisane, je ne perçois plus très bien les bruits ; ils deviennent une rumeur improbable.
Je lutte désespérément contre l’asphyxie, me disant que chaque seconde d’immersion peut me sauver la vie. Malgré cette malenpointe, je constate que la vedette ralentit de plus en plus, qu’elle s’arrête. Seigneur, forget me not, please !
Je suis maintenant tellement bloqué contre la berge que je dois couler mon corps sous le barlu pour qu’il ne soit pas écrasé. Juste je conserve un bout de museau dans la courbure de la proue, mais pas de quoi m’épanouir. La vie heureuse, ce sera pour une autre fois.
Des chocs, du tangage accéléré, profond, qui me secoue, me fait boire tasse sur tasse.
Des voix de Niacs, aiguës, « quinchardes », comme disait ma grand-mère. Et puis le vrombissement du moteur éclate à nouveau. C’est la décarrade des matuches. La barque effilée est malmenée par le fort sillage du canot automobile. Elle ne doit pas être la seule à faire la fofolle sur la lance du canal. Les poulardins, s’ils s’en foutent de déclencher des tornades !
Longtemps, mon barlu continue de s’agiter, branlant du nez, tordant du cul. A la fin, ça se tasse. Tout se calme progressivement. J’attends le plus possible, puis je passe à l’avant de l’embarcation. Le canal semble désert. Personne sur les rives non plus.
J’émerge, saisis le plat-bord, commence un rétablissement. Madoué ! Stupeur complète : l’embarcation est vide. Plus de Chi O Po, les perdreaux aquatiques l’ont emporté. Avant de l’arrêter, on lui a laissé attacher son cuirassé après des branches qui trempent dans la baille.
Me voilà seul !