9 Tel le Blaireau

Trouver de l’argent quand on est fauché, je connaissais le problème : entre les petits jobs payés à coups de pied au cul et le financement de ma revue, on peut même dire que j’avais fait ça toute ma vie. J’eus donc une idée, ou plutôt une pensée, pour une vieille copine, Nathalie, que je n’avais pas vue depuis des années. Une fille rigolote à l’époque, certifiai-je à Alice alors que nous marchions dans les sous-bois.

On s’était rencontrés chez les curés de Dinan, au lycée, lorsque ma scolarité avait commencé à battre de l’aile. Nathalie était plutôt bonne élève pour une boîte à bac et une BCBG assez curieuse pour se laisser peloter sous les pupitres. Fatalement, nous consommâmes une nuit ce que nous avions goûté de jour : surpris dans les toilettes de l’internat, on s’était fait virer ensemble. L’épisode avait marqué la fin de ma scolarité mais pas de notre amitié — par bonheur, nous ne nous aimions pas.

On s’était croisés la dernière fois lors de son mariage mais je recevais des faire-part de naissance à intervalles réguliers. D’après mes souvenirs, Nathalie habitait un bled près de Châteaulin, dans la presqu’île de Crozon : venir la taxer à l’improviste était assez gonflé mais après tout nous avions désespérément besoin d’argent, c’est elle qui m’avait proposé le coup des toilettes de l’internat et son mari était notaire.

La logique de prendre l’argent où il était me dispensait de scrupules et il fallait bien partager un peu les richesses. Restait à trouver un téléphone…

Quittant la forêt, nous marchâmes le long d’une départementale visiblement peu fréquentée. Nous ne parlions pas beaucoup. Cela dura un certain temps. Parfois, le bruit d’une voiture nous chassait vers les genêts. Deux, trois, quatre. Au cinquième kilomètre, nous tombâmes sur une cabine téléphonique, seule au milieu d’un croisement. Par chance la machine acceptait encore les pièces et je me souvenais du nom du notaire : Pinson. Maître Pinson. J’appelai les renseignements et finis par obtenir le bon numéro. Répugnant à quémander, je fus bref. Nathalie aussi : sa réponse était oui.

Rendez-vous demain, chez elle, à la sortie de Trégarvan. En fin de matinée, avait-elle précisé, le temps d’expédier enfants et mari, et de passer à la banque.

Bien que surprise par ce coup de fil impromptu après toutes ces années de silence, ma vieille copine n’avait pas posé de questions. Au contraire, elle avait même paru contente de pouvoir me rendre service.

— Trégarvan, tempéra Alice. C’est au moins à quarante kilomètres. À moins de marcher toute la nuit, on n’y sera jamais demain matin…

Le soleil déclinait dans l’azur incertain.

— Eh bien marchons toute la nuit.

*

Blanche, épaisse, poisseuse, une nappe de brume semblait flotter à la surface de la terre. Seules les branches des pommiers émergeaient des champs voisins, tours de contrôle des oiseaux de nuit venant à croiser par ici. Avec un peu de rhum et d’imagination, on pouvait s’attendre à voir un vaisseau fantôme surgir du brouillard. Mais hormis de rares voitures que nous préférions éviter, la départementale était déserte. Nous marchions depuis des heures, hagards, escortés par une lune pleine de cratères.

— J’en ai marre de marcher, dit Alice.

— Te plains pas, moi en plus j’ai mal aux pieds.

Les semelles de mes tennis bayaient aux corneilles.

— On est encore loin ?

— J’en sais rien, je vois rien : passe-moi un coup à boire.

Nous avions dépensé la moitié de nos économies à l’épicerie de Daoulas, réputé pour son festival celtique, son abbaye et ses fraises. Marcher en buvant avait un petit côté « Kerouac agricole » et ça valait toujours mieux que de siffler en travaillant. Quant à la dépression annoncée dans la nuit, elle avait pris de l’avance sur la météo : la température avait chuté en même temps que le soleil et l’air s’était rempli d’humidité. De gros nuages anthracite s’amoncelaient sous la lune. Plus loin, l’orage passait ses troupes d’éclairs en revue.

— Ça va bientôt être notre fête, prédit Alice.

Soufflant sur les blés, le vent balaya bientôt la nappe de brume, qui s’éparpilla telle une volute atomique. Les premières gouttes tombèrent sur l’asphalte, répandant çà et là une odeur de chien mouillé.

— On ferait mieux de trouver un abri, dis-je.

De fait, après quelques coups de semonce, l’orage nous tomba dessus ; des gouttes grosses comme des tonneaux qui dégringolaient en rangs serrés sur la campagne. Malgré les K-Way, nous fûmes trempés au bout de cent mètres. Floc, floc, floc. Nous marchions face au vent en plissant les yeux quand une forme se découpa dans le noir. À quelques mètres de la route, sur la droite, entre une meule de foin et des fils barbelés, une maison en ruine s’adonnait aux fougères. Les pierres formaient un éboulis mais, soutenu par la charpente, le toit avait l’air de tenir encore debout.

— Si ça se trouve ça sent la pisse, dit Alice, méfiante.

Je lui rendis la bouteille de rhum :

— Bouge pas, je vais voir.

Ça sentait la terre humide et l’herbe qui se néglige dans la ruine, pas l’urine des autres.

— Arrive ! lui lançai-je alors qu’elle poireautait sous le déluge.

La poutre de la maison était vermoulue, les pierres bancales et la porte, sortie de ses gonds, pendait mollement. Quant au toit, il avait été comme fusillé. Alice lâcha son sac sur le sol en terre battue :

— C’est pire que la taule, ici…

Très drôle.

Nous dénichâmes un endroit à peu près sec pour les couchages. La pluie tombait dru et ruisselait sur les murs. On l’a écouté un moment, les K-Way sous la nuque, grelottant de concert dans les duvets moites.

— J’ai faim, dit Alice.

— Pas moi.

Une dernière lampée de rhum nous fit chaud au cœur, mais ça ne dura pas. Alors, serrés l’un contre l’autre pour mieux vaincre la solitude et le froid, on a fini par s’endormir — moi vers des rêves sans fond, elle la main plantée dans la bouche, pour ne pas crier.

*

Il y en avait partout : des grappes de gens accrochés aux balcons des immeubles, aux fenêtres des buildings, des maisons, certains, suspendus dans le vide, tombaient en hurlant dans la masse, les grouillants, ceux qui à terre piétinaient les morts, les cadavres qu’à force on finissait par ensevelir sous les millions de pas frénétiques. Du monde, partout. Une ville écrasée de gens. Dans les halls, les cages d’escalier bondées, les paliers, les appartements, où l’on bourrait les morts dans une pièce (quand ils ne gagnaient pas du terrain sur les vivants), dans les maisons surpeuplées, les jardins, où le niveau de gens atteignait les premières branches des tilleuls, les places publiques, charnier de tous les passages, les rues, cohues indescriptibles de frénésie et de télescopages incessants, de coups et de meurtrissures, des gens sur les monuments publics, croulants sous le nombre, horde ameutée sous les arbres, lieu de farouches bagarres, les terrasses et surtout les toits des bâtiments. On s’y pressait, on m’y pressait, tout le monde se pressait : depuis les rues, la masse s’agglutinait vers les étages. Son but, le but de tous : se précipiter au sommet du building et finir écrasé sous le nombre des autres. Mais comme au dernier moment personne ne voulait franchir le pas fatidique, on se battait partout, parfois à mort, pour que chacun puisse au moins une fois décider de son sort.

Dans ce chaos, j’étais assis sur une chaise, deux personnes sur les genoux, les autres collés à moi, la joue pressée contre la veste d’un gros homme qui, à lui seul, bloquait le passage de la fenêtre où les gens cherchaient désespérément à se jeter. J’étais pris dans le flot des suicidés, de toute façon ma chaise ne touchait pas terre, il y avait au moins cinq types dessous dont l’un avait le visage déformé par l’armature en fer de mon perchoir, il m’implorait mais je ne pouvais pas l’aider : inexorablement le courant humain m’emportait vers la fenêtre où les cris des déments parvenaient jusqu’à moi, asphyxiant sous le poids et la puanteur de mes congénères…

Je me réveillai en sursaut, au petit matin. J’aperçus le jour par la porte défoncée mais pas d’Alice.

À la place, il y avait ça, écrit sur un bout de papier à carreaux :

Veux-tu dire, ou dire autre chose ?

[] non

[] oui

[] ça

[] TRM

Elle était dehors, qui m’attendait dans la rosée.

*

Il était onze heures quand je poussai la barrière blanche de la propriété. Caché par une haie de cyprès, le préau abritait deux voitures, une Twingo rouge et un de ces énormes trucs pour mourir en toute sécurité. J’avançai vers les dalles du perron et sonnai, bien décidé à faire bonne figure devant ma vieille copine malgré le cauchemar de la nuit passée.

Nous avons parcouru la douzaine de kilomètres qui nous séparaient de Trégarvan et du lieu-dit de « La Bouzardière » où habitait Nathalie. Alice se chargeait de trouver un moyen de locomotion pendant que j’allais récupérer l’argent. Dans l’urgence, je n’éprouvais ni gêne ni appréhension.

Le sourire attaché à ses longs yeux gris (c’est du moins l’effet qu’elle me fit), une femme avec qui j’avais déjà fait l’amour m’accueillis sur son perron.

— Sympa ton look ! ricana-t-elle.

Elle parlait de mon K-Way orange et mes tennis éventrées. Comme j’avais aussi la mine chiffonnée après la nuit passée dans la ruine et à peine un café dans le ventre, Nathalie m’a pris par le bras et entraîné vers le salon.

— Ça fait longtemps, hein ?

— Depuis ton mariage.

— Six ans : la vache ! Alors, quoi de neuf ?

— Bah ! ça va, ça vient, ça repart…

Je reluquai la bosse suspecte de son ventre.

— Dis donc c’est l’usine à bonheur là-dedans !

Nathalie s’attendrit un instant sur elle-même :

— J’attends un petit quatrième, fit-elle en s’arrondissant le ventre.

— Comment vous allez l’appeler celui-là ?

— Virginie si c’est une fille. Un garçon, on ne sait pas encore.

— Appelle-le Paul, pour t’en souvenir.

— Ho ho.

Nathalie avait changé. Moins jolie mais plus belle. Visiblement contente de son sort. Heureuse femme.

— Bon, dit-elle enfin, tu ne m’as toujours pas dit ce que tu faisais dans le coin ?

— Je suis en cavale, répondis-je platement.

— Ah oui ?

Elle releva ses sourcils triangulaires.

— Et poursuivi par quoi ? Un géant vert ?

— Non, une espèce de cyclope.

Nathalie fit coulisser une baie vitrée qui donnait sur la terrasse.

— Très bien : maintenant tu arrêtes un peu ton cirque et tu vas t’asseoir là-bas, fit-elle en désignant la table de bois exotique.

La terrasse s’ouvrait sur un jardin avec barbecue, piscine chauffée, hortensias, eucalyptus et jardinier — qu’ils avaient les moyens de déclarer mais c’est son mari qui refusait. Prévenue de ma visite par un coup de fil alarmiste, Nathalie m’attendait avec une côte de bœuf et diverses salades, se doutant bien que mon appétit se contenterait volontiers d’un festin.

— Ça va Nicolas ?

— Oui oui… Enfin, il bosse beaucoup…

— Il s’en plaint ?

— Pas trop. Et toi, tu as trouvé un boulot ?

— Pas le temps. Surtout en ce moment.

— Tu es en vacances ?

Je reluquai le décolleté que Nathalie me collait sous le nez en servant la bidoche, charmante et désinvolte. Puis j’eus une pensée émue pour Alice, quelque part dans le bourg, et, affamé, mangeai pour deux.

— Ta revue, ça marche toujours ? Comment elle s’appelle déjà ?

L’Ankou Magazine.

— T’es con ! Alors ?

— On a toujours des problèmes de trésorerie, répondis-je, mais bon, elle existe. J’ai trouvé une illustratrice du tonnerre et un gars pour le vendre sur le marché. Je commençais à en avoir marre de faire le camelot…

— Et les amours ?

Je fis une moue de circonstance :

— Oh ! moi tu sais…

— Non. Quoi ?

— La dernière fois que je suis tombé amoureux, la fille avait l’air de s’en foutre complètement. Alors, à la longue, moi aussi…

C’était l’année dernière, une fille rencontrée dans un bar, un peu siphonnée avec ses quatre chiens et son ex qu’elle n’arrivait pas à quitter, mais sympa. Ça n’avait pas duré.

— De toute façon, tu te débrouilles toujours pour que ça ne marche pas, non ? sourit Nathalie comme s’il s’agissait d’une évidence. Un jour, ça te sautera à la gueule… Enfin j’espère.

À ces mots, elle quitta la table et partit vers le salon.

Sans doute qu’elle avait raison, que je fuyais quelque chose ou quelqu’un, ça depuis longtemps…

Je tartinai le bœuf de sauce au poivre vert quand Nathalie posa une liasse de billets sur la table. Deux mille euros.

— Merci, dis-je en fourrant le magot dans la poche ventrale du K-Way. Je te dirais bien que je suis gêné mais j’aurais fait la même chose à ta place.

— Canaille, minauda-t-elle.

— Ton mari est au courant ?

— Nicolas ? Bah…

Elle fit un geste las qui troua sa carapace.

Nathalie aimait son mari et ses enfants mais elle aurait voulu être journaliste à Paris plutôt que femme de notaire à Trégarvan. Le petit quatrième semblait lui boucher l’horizon. Entre une rasade de pomerol et une bouchée de salade, je lui dis que mes réponses n’iraient pas à ses questions, qu’on pouvait être heureux sans bonheur et pareillement malheureux dans sa merde, que le temps lui allait bien et que j’étais content de la voir. C’était vrai, pas seulement pour l’argent.

Rassurés sur la nature de nos liens, nous finîmes le repas par un pétard d’herbe, qu’ils cultivaient avec l’assentiment du jardinier.

— Je trouve que tu as l’air soucieux, avoua-t-elle en me raccompagnant à la porte.

— Moi aussi.

Je souris un peu tristement quand, sans prévenir, Nathalie m’embrassa sur la bouche. Je dégustai un instant ces lèvres au goût oublié.

— Merci hein, dis-je en partant. Tu me sauves la mise…

Ne tenant pas à lui causer d’ennuis supplémentaires, je laissai ma vieille copine à ses problèmes existentiels sans lui faire part des miens. Je ne savais pas si on se reverrait un jour, sensation assez désagréable. Enfin, quittant le lieu-dit, je me dirigeai vers le village. L’orage passé, il faisait chaud au soleil de midi ; assise sur son pliant, une grosse femme coiffée d’un sac plastique Leclerc me regarda passer comme si j’étais un train.

Salut la grosse.

Je marchai à l’ombre des murs de pierre et attendis Alice devant l’église de Trégarvan, comme convenu. Au début, je n’ai pas prêté attention à la petite dame assise sur l’autre banc, en bordure du parvis, mais je ressentis bientôt sa présence, inexorable, comme une ombre lourde au-dessus de moi. Fagotée dans un harnais de dentelle immaculée, la Bretonne m’observait avec insistance. Comme nous n’étions que deux sur le parvis de l’église, je ne vis plus qu’elle, qui me jaugeait de loin. Je me demandais ce qu’elle me voulait quand soudain la vieille dame se leva et, à petits pas précieux, se dirigea droit sur moi, emportant dans ses maigres doigts une foule de petits sacs.

Avait-elle vu mon portrait dans un journal quelconque ? Je regardai ailleurs mais ça ne prit pas : l’octogénaire se posta devant moi et ses yeux taillés à la hache m’étudièrent minutieusement, comme s’il était un vieux chêne.

Mon cœur battait plus vite quand, fissurant l’écorce de sa peau, elle demanda :

— Vous ne passez pas à la télé par hasard ?

Contre toute attente, Alice apparut à l’angle de la place.

— Non, répondis-je. Non : plutôt crever.

*

Couché dans le fossé, le vélo semblait attendre qu’on le ramasse : un Manufrance à la peinture verte écaillée depuis la fermeture de l’usine. Je le sortis de ce mauvais pas et tentai avec succès quelques tours de pédalier sur l’asphalte qui bordait le verger.

— Il marche bien ! commentai-je. Et le tien ?

Alice tâta les pneus de sa bicyclette bleue.

— Un peu raplapla, estima-t-elle, mais ça ira.

C’était un vélo de course, un Bernard Hinault à en croire l’étiquette. Je fis couiner les freins en arrivant à sa hauteur.

— Tu les as trouvés où, les vélos ?

Elle hocha la tête, évasive.

— Tu les as volés ?

Alice hocha la tête, affirmative.

— À qui ? Des paysans ?

Elle hocha la tête, négative.

— Alors ?

Alice désigna la haie de la maison cossue, tout au bout de la route :

— Eh bien à ta copine, là, Nathalie… Pendant que Monsieur mangeait des côtes de bœuf sur la terrasse en faisant le joli cœur.

La renarde avait plus d’un tour dans son sac…

Deux minutes plus tard, nous filâmes sur nos vélos par les routes de campagne, tel le Blaireau.

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