21 Terre

— Alice ?

Les drisses claquaient dans l’air du soir. Je déambulais sur le quai désert, encore troublé par le mot trouvé dans le paquet de cigarettes… Plus haut la fête battait son plein. J’avais couru jusqu’au bal où nous nous étions donné rendez-vous, mais d’elle nulle trace. Je guettai les mouvements du port, un mauvais pressentiment au creux des reins — il ne me restait plus qu’une balle, mais Alice semblait avoir toujours un coup d’avance. Il y eut un bruit en contrebas.

— Alice ? Alice, c’est toi ?

J’avais cru apercevoir une silhouette près des pontons… J’appelai de nouveau, sans obtenir de réponse. Quelqu’un venait pourtant de se glisser à l’ombre du lampadaire, je n’étais pas bigleux.

Je dévalai la petite pente et me retrouvai devant un tas de ferraille et un lot de barques alanguies dans la nuit moite. Par terre gisait une poignée de coquelicots, arrachés au terre-plein, déjà morts…

— Alice ?

Je vis enfin la silhouette qui se terrait à l’ombre du lampadaire : un homme trapu, un peu gras, qui attendait je ne sais quoi, entre la défense et l’attaque. Des cris étouffés me parvinrent alors depuis le cabanon voisin. J’avançai aussitôt vers le petit gros qui se tripotait les mains :

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

— Vous… Heu, on ne passe pas !

Mais le type semblait embarrassé. J’approchai du club nautique.

— On ne passe pas, j’ai dit ! fit-il en s’interposant. Allez, dégagez !

— Qui t’es, toi ? relançai-je.

Un gémissement se fit entendre depuis le cabanon. Celui d’une femme. Alice. Le type prit un air menaçant mais je me précipitai et lui mis mon poing dans la gueule. Il recula sous le choc, tituba tel un jouet téléguidé dévié de sa trajectoire et s’écroula dans les parterres fleuris du port.

Il faisait sombre à l’intérieur du cabanon mais mes yeux s’étaient faits à la lune : j’aperçus Alice à la lueur de la lucarne, écroulée sur la coque d’un kayak. Dans son dos, un type soufflait comme un bœuf, le pantalon sur les chevilles. La rage grimpa le long de mes cuisses, attrapa mes entrailles fumantes et ne les lâcha plus. Je braquai le Smith & Wesson sur l’homme, qui s’immobilisa aussitôt :

— Non !

En flashs aveuglants, l’espace d’une seconde, je revis la scène en entier.

Je vis la Poubelle lancée sur la quatre-voies de Saint-Malo, les kilomètres qui nous ramenaient du mariage en ce foutu samedi soir, les phares dans la nuit, la vision de la petite à la cave, tout ce qu’Alice retenait par sa seule présence près de moi, les lumières de la ville, poussières électriques en suspension, l’immeuble où j’habitais, le code d’accès qui ne fonctionnait plus, nos appels inutiles, mes ruades dans la porte d’entrée, la fenêtre du voisin qui s’ouvre, celle de Philippe Rogemoux, ses hurlements de colère, les excuses d’Alice, l’autre qui ne voulait rien savoir, comme quoi nous n’avions qu’à connaître le code, il était dans la boîte aux lettres, il fallait voir ça avec le propriétaire, le syndic, le règlement était valable pour tout le monde, y compris pour des gens comme moi, je revoyais le député qui en claquant sa fenêtre nous avait laissés à la rue, Rogemoux, notre voisin socialiste dont on apercevait le pyjama rayé derrière la vitre, je revoyais le Smith & Wesson dans la boîte à chaussures, la vitesse pour s’en emparer, le cran de sûreté déjà ôté, et, dans un de ces moments de rupture où l’équilibre vaut la chute, le canon que j’avais pointé vers la fenêtre comme dans un rêve, un mauvais rêve…

Ce n’est qu’après avoir tiré que j’avais réalisé : l’homme en pyjama venait de s’écrouler. À la fenêtre, un vide.

Je n’étais pas un tueur, pourtant j’avais tué.

Ce soir encore, dans le cabanon où Alice gémissait, l’arme pointée sur un homme, j’étais comme une mèche qui se serait allumée toute seule ou, mieux, une fusée, un de ces pétards forains qui vous explosent dans les mains : une pression du doigt et tout serait fini.

— Non ! répéta Luis en tendant une main dérisoire en direction du revolver pointé vers lui.

Sous lui, Alice ne réagissait plus. Je pressai la détente, puis me contractai : j’avais tué, pourtant je n’étais pas un tueur.

Je tirai au-dessus de sa tête.

Voilà pour le député.

Voilà pour la dernière balle.

Le jeu d’Alice était fini mais la rage toujours bien présente, onde brûlante dans mes veines : je me jetai sur l’agresseur et, d’un coup de canon, lui fissurai le haut du crâne. Les chevilles bloquées, le type encaissa sans broncher et tomba à la renverse. Je le saisis aussitôt par la ceinture du pantalon et le tirai dehors. Son dos râpa le bitume de la cale avant de s’immobiliser dans les graviers qui bordaient les bacs à fleurs. Il jurait, du sang plein les yeux, mais j’étais déjà sur lui, une poignée de cailloux à la main. Des graviers gris, coupants. Le type se débattit mais mes genoux le maintenaient solidement à terre. Des larmes de haine flottant aux paupières, je pressai les cailloux contre son visage et, comme on presse une orange, tournai, tournai, de toutes mes forces.

L’homme rua, en vain : les graviers lui labouraient la face.

Quand je me relevai, le monde paraissait normal. On n’entendait que le son des gréements dans le vent et, plus haut, la musique du bal. Le type était allongé près du parterre de fleurs et tenait son visage dans ses mains, grognant comme un sanglier à l’agonie. Je l’aurais volontiers achevé à coup de pied, mais réalisant qu’il fallait continuer à vivre, et en vitesse, je filai vers le cabanon. Là, je trouvai Alice, assise sur la coque d’un kayak de mer, un morceau de scotch marron dans les mains. Sa jolie robe était toute déchirée.

— Ça va ? lançai-je en ramassant le revolver à terre.

— Non.

Mais elle se releva toute seule, comme une grande. Je tremblais encore. Secouée, Alice reprenait à peine ses esprits.

— C’est qui ce type ?

— Un connard, répondit-elle. Je t’expliquerai. Fred, j’ai vu le flic au bal.

— Moi aussi. Tout à l’heure, à la buvette. Il faut se tirer.

Les larmes coulaient sur les joues d’Alice.

— Les kayaks, dit-elle.

— Pourquoi pas plutôt une barque, contestai-je : y en a plein le port.

— Le kayak, c’est plus rapide. Ne perdons pas de temps.

Je ravalai ma salive, passablement anxieux à l’idée de m’aventurer sur un de ces rafiots de plastique, qui plus est en pleine mer, mais ce n’était pas le moment d’ergoter : tirant les kayaks par le bout, les pagaies à la main, on a fait un vacarme du diable en dévalant la cale.

La mer était si noire que j’en avais déjà froid dans le dos.

— Tu es sûre de ton coup ?

— Allez !

Je sautai dans mon embarcation et, au prix d’une lente glissade, rétablis l’équilibre sur l’eau noire.

— C’est par où ?

— Par là ! fit-elle en désignant la nuit.

Quelque part en face, il y avait l’île de Hœdic. Une boule se ficha dans ma gorge. Une boule amère, océanique. Impossible de deviner la moindre lumière : une couche de nuit épaisse nous séparait de la terre ferme. Alice me laissa passer devant. Si la mer était minée, c’est moi qui sautais le premier…

— Dépêche-toi, le voilà ! siffla-t-elle.

J’aperçus alors la silhouette du flic sous le lampadaire. Je l’avais presque oublié celui-là… Sans plus réfléchir, je commençai à pagayer, de plus en plus vite, traversant les vaguelettes qui venaient s’échouer sur le rivage. Fuir. Muscles tendus, la nuque enfoncée dans les épaules, nous nous activâmes. La terre s’éloigna à une vitesse surprenante.

— On va où comme ça ? glapis-je.

— En face !

En face, il n’y avait rien que l’obscurité. Le courant se fit plus dense à mesure que nous flirtions avec les cailloux. Surplombés par de trop placides rochers, nous traversâmes un court chenal avant d’atteindre la pleine mer. Du flic, plus la moindre trace…

— C’est encore loin ?

— Attends au moins qu’on parte !

Près de moi, Alice avait des gestes d’une synchronisation soviétique. Je la laissai me doubler. Les fesses déjà mouillées, je zigzaguai sous la lune. La mer était d’un noir sans fond. Insidieusement, ma vieille phobie de l’eau reprenait le dessus. Alice se lança à l’assaut de l’océan qui, loin du rivage, prenait des allures singulières. Les embarcations s’élevaient lentement, puis s’enfonçaient dans les creux : trempé, je ramais, la peur entre les dents. Les vaguelettes qui tout à l’heure léchaient le bec du kayak m’éclaboussaient maintenant avec une ferveur malsaine. Je ne voulais pas céder à la panique, l’île d’Hœdic se trouvait juste en face, mais je ne la distinguais pas : le noir avait avalé le monde. C’est à peine si j’apercevais encore Alice, perdue dans la houle…

De lourds nuages sombres couraient après la lune. Le temps passa, atroce. J’essayai de penser à autre chose mais le vent du large avait soulevé la mer : les vagues se transformèrent en monstres grondants sortis tout droit de mes cauchemars. Les pires. Je pataugeais dans le kayak, l’eau dépassait déjà le niveau de mes pieds, la houle envoyait mon cœur par-dessus bord, je pagayais en vain, maintenant l’équilibre en une succession de miracles pathétiques qui n’occultaient en rien ma fin, proche, douloureuse, inéluctable. Oui, la fin venait. Plus d’échappatoire possible. Ce soir je devais payer. Même la nature se vengeait. Il suffisait de la voir. La nuit du jugement, la nuit des coupables, tout ça réuni pour moi, une exclusivité mortelle que j’avais bien méritée… Soudain, la boule fichée dans mon gosier descendit jusqu’à mes jambes : Alice avait disparu.

Je voulus crier mais ma gorge resta nouée. Un vent de panique souffla alors à la surface du globe : Alice m’abandonnait, au plus mauvais moment. Évidemment. Évidemment…

Ce ne fut bientôt plus une traversée mais un naufrage : les épaules brûlantes, je pagayais sans même oser regarder les paquets de mer qui me fonçaient dessus. L’écume giclait sur mon visage défait, l’océan grondait, crachait, soulevait l’embarcation toujours à la limite de l’équilibre. Un équilibre de dupe, puisque Poséidon réclamait mon sacrifice. Ce soir la justice frapperait, aveugle et sourde à mes supplications, implacable, brutale et juste — sans doute… Au bout de la course, je me retrouvai seul. Alice avait sombré. J’étais perdu. Toute respiration bloquée, j’attendis la mort, plusieurs fois par minute.

Alors, dans un éclair, tout devint lumineux.

Lacenaire.

Le Cairan.

Le « e » était muet.

Entre nous, plus que des correspondances : des lettres.

Un anagramme…

Des idées folles germèrent dans mon esprit. De la mauvaise graine, évidemment : Lacenaire, poète-bandit suicidé à l’échafaud de sa révolte, Lacenaire, cette excellente ordure, qui voulait faire trembler la richesse sur son trône et jusque dans ses entrailles de fer, Lacenaire prêchant au riche la religion de la crainte, puisque la religion de l’amour n’avait aucun pouvoir sur son cœur… Ma poitrine se comprima quand je réalisai ; comme lui j’expédiais mes Mémoires avant de payer pour toutes mes fautes commises, celles du criminel en puissance, la rage au cœur, la mort dans l’âme, nihiliste, et de la pire espèce encore, comme lui j’étais un loup prêt à tout sacrifier pour assouvir sa soif d’agression, sa vengeance et sa propre peur.

Alice courait à notre perte. À ma perte. Bien sûr, elle m’avait trahi : le revolver était un don à caractère de défi destructif, un potlatch comme on dit dans le jargon, oui, elle m’avait offert un potlatch, à moi le tueur patenté, moi que déjà enfant les gens regardaient comme un danger public, ou potentiel, bien sûr, elle connaissait ma nature profonde ! Elle m’avait mené par le bout du nez, depuis le début : Alice était capable de séduire et d’influencer ses proies afin de leur faire commettre les actes les plus répréhensibles, les plus atroces, par transfert. En m’offrant les mémoires d’un criminel, elle avait prévu l’inéluctable : je tuerai.

Ce soir, la mort me punissait.

Naufragé dérivant dans la tourmente, la nuit m’engloutit pour de bon.

Alors, en pleine phobie délirante, une voix déchira la houle.

— Fred !

Masse sombre dans la nuit agonisante, l’île d’Hœdic apparut, toute proche. Terre, terre…

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