26 Nu

— Qu’est-ce qui vous prend, Mc Cash ?

Anne-Françoise Trémaudan ôta ses petites lunettes d’acier. Debout face au bureau, son meilleur lieutenant semblait fatigué. De fait, même l’insolente poitrine de la commissaire ne semblait plus l’intéresser.

— Je viens de lire ce rapport, reprit-elle en plaquant sa main sur le bureau. Un rapport décousu, absolument indigne d’un policier : le vôtre en l’occurrence !

Le borgne se tenait debout sur la moquette, impassible dans ses chaussettes dépareillées.

— Le préfet est furieux, poursuivit-elle : non seulement vous harcelez l’homme que vous êtes censé protéger, vous laissez filer son petit-fils, et voilà maintenant que vous tuez des activistes basques sur la côte bretonne !

Elle s’emporta :

— Bon sang, qu’est-ce qui vous a pris ?

La colère gonflait son poitrail.

— Je ne sais pas, répondit-il.

— Quoi ?

La commissaire tendit l’oreille, écarlate.

— J’ai interrogé ce type par hasard, alors que je cherchais Le Cairan. Je ne pouvais pas savoir qu’il s’agissait d’un terroriste en planque sur l’île d’Hœdic, se justifia-t-il mollement. Comme il portait son arme sur lui, ça a mal tourné…

Ils se regardaient méchamment.

— Un .44 Special, dit-elle.

— Oui.

— Comme celui qui a tué le député.

— Oui.

— Et vous l’avez abattu.

— Oui.

— Pourquoi ?

— C’était lui ou moi.

Une poignée de secondes s’éparpillèrent sur le bureau de la commissaire.

— C’est votre explication ?

— Oui, patronne.

Malgré l’heure tardive, les voitures bouchonnaient sur le boulevard de La Tour-d’Auvergne.

— Vous allez vous faire casser, assura Trémaudan, et je ne pourrai rien faire pour vous.

— Dommage, fit-il en se concentrant un peu sur son chemisier.

Seulement il était fatigué. De l’autre côté du bureau, la femme ne décolérait pas.

— Et Le Cairan ?

Mc Cash haussa les épaules. Il avait longuement hésité avant de prononcer son verdict, car dans cette affaire, nul n’interférerait entre lui et la justice : ni le préfet, ni la DST, ni même la commissaire. Il déciderait, seul — il l’avait dit. En dernier, Nietzsche l’avait prévenu :

Justice : il vaut mieux se laisser voler que d’avoir autour de soi des épouvantails — c’est du moins conforme à mon goût. Et rien n’est jamais qu’une affaire de goût — et pas autre chose !

Alors il avait jugé. Il n’y connaissait rien en gamins pas plus qu’en éducation, mais au final, un couple en cavale valait mieux que la cave du grand-père. Bénouville, de par ses amitiés, était intouchable ; Mc Cash n’avait pas de preuves mais la gamine avait été explicite. Et causante par-dessus le marché. En graciant son frère, il avait fait un choix. Peut-être le premier. D’autres suivraient. Il l’espérait en tout cas… Un mouchoir à la main, l’Irlandais essuya la larme qui coulait de sa prothèse.

La commissaire plia sa gitane dans le cendrier.

— Et la voiture abandonnée en pleine forêt ?

— Volée, sans doute.

— Une idée de la raison pour laquelle Le Cairan n’a pas prévenu la police ?

— Elle ne valait même pas un contrôle technique, rétorqua-t-il. En cas de vol, vous savez bien que les assurances ne remboursent rien…

La commissaire soupira. Flic avant tout, elle restait persuadée qu’il lui cachait quelque chose. Elle ne savait pas quel intérêt cette tête de pioche avait d’épargner Le Cairan mais ça allait lui coûter cher. Trente-huit personnes liées de près ou de loin aux groupes indépendantistes avaient déjà été interpellées et, même si la balistique n’avait pas encore confirmé que le .44 du Basque était l’arme qui avait abattu le député Rogemoux, le préfet ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin : Legay et ses hommes interrogeaient en ce moment même les différents leaders des groupuscules bretons, activistes ou autonomes… À celui qui faisait le pied de grue dans ses chaussettes dépareillées, elle déclara :

— Étant donné les circonstances, je vous retire l’affaire Bénouville.

Elle attendit une réaction : aucune.

— Franchement, je vous croyais meilleur limier…

Il restait de marbre. Tant pis pour lui.

— Vous êtes de plus suspendu de toute activité jusqu’à nouvel ordre. Je ne sais pas ce que vous avez dans votre sale caboche, Mc Cash, mais il va falloir vous expliquer sur les circonstances de l’exécution de ce Dominguez…

— Je n’ai rien à déclarer.

— Vous expliquerez ça à la commission de discipline, répondit-elle sèchement. Au revoir. Ou adieu. Fichez-moi le camp.

Ses yeux noirs pétillaient de rage. Le borgne quitta le bureau, souriant à l’idée d’être mis à la porte. Ça lui faisait pareil quand il était petit. La sensation était pourtant nouvelle.

*

Minuit. Mc Cash avait le trac devant la porte de Gwénaëlle Magadec. Il n’avait rien fumé de la journée et les fleurs qui encombraient ses bras commençaient à l’enivrer. Aucun bruit sur le palier, pourtant un filet de lumière filtrait sous la porte. Peut-être la dérangeait-il avec un nouvel amant…

Après un moment d’hésitation, il grimpa à l’étage, déposa le bouquet de fleurs sur le paillasson de madame Bertier, la paranoïaque du deuxième qui lui avait raconté les engueulades entre Le Cairan et Cherroui, et redescendit sur le palier. La sonnette était là, kitsch à souhait, à portée de main. Il hésitait toujours quand la minuterie s’éteignit, le plongeant brusquement dans le noir. Si son cœur battait, c’est qu’il lui en coûtait : et s’il louchait ? Hein ? Si sa prothèse avait bougé, si elle s’était déplacée, hein, il aurait l’air de quoi ? Peut-être qu’il louchait, en ce moment même, comme un imbécile ! Comme un ridicule et méprisable imbécile !

Au prix d’un effort lent mais démesuré, il ôta son bandeau. L’impression d’être nu. Ou mis à nu. Pestant dans sa barbe pour ce qu’il imaginait encore être une faiblesse, il rangea le bout de cuir dans sa poche et sonna.

Les secondes passèrent, trop nombreuses.

L’Irlandais allait partir quand un bruit le retint. Un léger grincement sur le parquet, un miaulement, suivi d’un silence équivoque. Sa respiration se bloqua : par l’embrasure de la porte, un pied apparut, terriblement nu…

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