8 Ta gueule

Martial ne savait pas grand-chose de Luis, sinon qu’il avait fait un long séjour en prison, ce qui expliquait son français impeccable et son humeur soupe au lait.

Avec un député assassiné à deux pas de l’immeuble où ils espéraient coincer Alice, les rapports entre les deux hommes s’étaient tendus. Et si Alice était liée au meurtre ? Si par malheur l’arme du crime s’avérait être son propre revolver ? Dans l’urgence, ils étaient tombés d’accord sur une chose : vérifier la présence d’Alice chez Le Cairan. Les flics qui infestaient l’immeuble finissant par déguerpir, ils prirent une chambre à l’hôtel Ibis le plus proche et décidèrent d’opérer durant la nuit. Dans l’attente, l’ambiance, déjà lourde, devint franchement pesante. Sans compter qu’avec le festival de théâtre de rue, ils n’avaient trouvé qu’une chambre avec un lit double — au regard ombrageux du Basque, Martial, qui avait déjà payé la chambre, comprit vite qu’il dormirait par terre.

Ils dînèrent en silence au restaurant de l’hôtel et regardèrent la télé jusqu’aux dernières informations. Un présentateur bronzé et souriant leur annonça la nouvelle : l’arme qui avait tué le député était un calibre .44.

Comme son Smith & Wesson.

Hija de puta ! Hija de puta !

Luis n’avait plus que ça à la bouche. Ils quittèrent la chambre vers deux heures du matin.

Martial était un peu anxieux à l’idée de commettre un délit mais Luis, visiblement, en avait vu d’autres : il força la porte, qui n’était même pas fermée à clé, et pénétra le premier dans l’appartement. Là, ils fouillèrent le deux-pièces à la recherche d’une arme qu’ils ne trouvèrent pas. En revanche, Alice était bel et bien là : Martial identifia ses affaires, soigneusement pliées dans son sac de sport. Elle était arrivée à Rennes deux jours plus tôt mais elle n’avait touché à rien. Le type avait lui aussi bourré quelques affaires dans un sac de voyage : il y avait même son passeport, posé sur une chemise d’été.

Pourquoi ne revenaient-ils pas les chercher ? Comptaient-ils partir ? S’enfuir ? Déguerpir une fois leur forfait commis ? Tout ça ne tenait pas debout.

Le visage de Luis avait brusquement changé, comme si la proximité d’Alice lui montait à la tête. Son teint était devenu fiévreux, ses petits yeux méchants et ses longs doigts se recroquevillaient comme les pattes d’une araignée qu’on vient de tuer…

Ils trouvèrent bientôt une impressionnante pile de lettres manuscrites dans un tiroir du bureau : Martial reconnut l’écriture d’Alice. Si les premières dataient d’environ deux ans, les dernières avaient été envoyées dans le mois.

L’une d’elles, écrite sur papier kraft, disait :

Fred,

Tu me dis que tu es libre fin juin, à partir du mariage de ton vieux copain Joe-la-rillette. Quel drôle de nom. Ça ne me donne pas tellement envie de t’y accompagner, enfin, je veux bien te suivre mais à condition d’y aller en K-Way. J’en ai deux, des orange. C’est moins salissant et ça te donnera un petit côté Techno qui ne te fera pas de mal. Je te laisse t’occuper des duvets, au cas où, trop soûls, on dormirait dans la voiture. Mais c’est vraiment parce que c’est toi : dis-toi bien que si j’aimais les mariages, je me serais déjà mariée au moins cinq fois. J’aurais commencé par le premier qui m’aurait dit je t’aime, pour voir qu’il mentait, j’aurais continué avec celui qui m’aurait fait rêver, pour voir que les passions ne supportent pas la réalité, puis avec le type qui au départ me résistait, pour être sûre que l’obstination n’a rien à voir avec l’abnégation, j’aurais poursuivi mon exposé avec celui qui m’aurait renvoyé une image positive de moi-même, pour comprendre que l’égocentrisme nous renvoie à l’infinie solitude des contraires, et j’aurais fini avec celui qu’au fond j’aimais depuis toujours, sans réussir à trancher entre lui et un autre.

Tu vois tout ce que je peux faire pour toi. Privilégié, va !

Par contre, je ne sais pas encore à quelle heure j’arriverai à Rennes. Ce sera par le train, le train de nuit probablement — ferroviaires ou pas, les liaisons Nord-Sud sont bien difficiles en ce bas monde. À samedi, si tout se passe bien.


PS1 : Que penses-tu du Finistère ?

PS2 : Tu n’en as parlé à personne, hein ?

*

Martial n’avait jamais connu leur père, un terre-neuvier qui était resté au large. Quant à sa mère, il gardait d’elle le parfum d’une vague tendresse perdue dans les abysses des maladies incurables. À sa mort, Martial avait vécu deux ans en pension, à Lesneven, avant qu’une tante basque n’ait la bonté de l’adopter. Alice avait dû attendre quatre ans de plus. Plus attachée que lui à sa région d’origine, elle passait ses étés en Bretagne, quand on pouvait se baigner. Le Finistère. C’était une bonne piste. Alice en parlait dans sa dernière lettre et elle y avait longtemps traîné ses guêtres. Elle pouvait avoir gardé des contacts…

Si cela n’expliquait pas pourquoi elle avait participé à l’assassinat d’un député et quitté Rennes en abandonnant ses bagages, le type était certainement avec elle. Avaient-ils pris sa voiture ? La carte grise parlait d’une 504 bleu métallisé. Ils avaient peut-être une planque dans les environs de Lesneven. Cette petite garce savait y faire pour manipuler les gens…

Ils errèrent ainsi sur les routes du Finistère Nord. Avec le temps, Luis passa du silence inquiétant au silence menaçant. Refusant de manière catégorique tout relais, l’œil acéré derrière ses Ray Ban, il mastiquait son cure-dent, les mains rivées sur le cuir du volant.

Hija de puta !

Ouais, bon, ça va. Martial commençait à lui en vouloir sérieusement, à Alice, elle le mettait même dans un fameux pétrin : il était sympathisant, lui, pas bandit de grand chemin : s’il continuait à insulter la famille, il le finirait tout seul le voyage ! Après tout, c’est lui qui était tombé dans le panneau d’Alice ! Il lui avait même dit de s’en méfier, alors ?

Le mystère restait entier. L’assassinat n’avait pas été revendiqué et ne le serait jamais : Luis avait pris le risque de téléphoner à ses supérieurs selon le code en vigueur mais personne n’était au courant. S’agissait-il d’un groupuscule pirate ? De dissidents ? Possible. En tout cas, tout le monde était à cran.

Eux roulaient.

Le vendredi, alors qu’ils ne faisaient plus chambre commune depuis longtemps, les deux hommes stoppèrent dans une station-service du Conquet. Surprise : le pompiste avait bien vu un jeune couple dans une 504 bleu métallisé. Ils étaient venus faire le plein la veille, il l’avait déjà dit à leur collègue…

Double surprise. Visiblement, le type les prenait pour des inspecteurs en civil.

Luis n’avait pas besoin de ça pour faire la gueule : avec la flicaille sur le coup, l’affaire allait se compliquer. Martial émit l’idée de rentrer au Pays basque mais se ravisa vite.

Il ne décida pas de suivre, il suivit.


Le lendemain, sur le tronçon assez large d’une départementale, alors qu’ils sortaient d’une interminable visite le long de la côte, la BMW croisa une 504 bleu métallisé. Deux occupants. Luis fit demi-tour et les rattrapa à la sortie d’un village. Il y avait peut-être encore une chance que cette histoire se finisse sans trop de heurts. Comme on ne distinguait pas grand-chose avec les appuie-têtes, le Basque décida de se porter à leur hauteur. S’il ne reconnut pas le type au volant, la fille qui l’accompagnait était bien Alice. Hija de puta ! Elle lui payerait ça, la sale petite garce !

— Luis !

Collé à son siège, Martial avait crié. Face à eux, un camion arrivait en klaxonnant. Luis oublia Alice et écrasa l’accélérateur : la BM fit un bond et se faufila in extremis entre la 504 et la mort.

Martial respira bruyamment. Le camion était passé, la Peugeot roulait maintenant derrière eux mais l’autre continuait d’accélérer. Il fonçait même.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Martial.

Sa tête des mauvais jours enfoncée dans les épaules, le Basque ne répondit pas : il amorça une courbe qui donnait sur une longue ligne droite, fila tout au bout et freina alors brusquement, en bordure de champ. Là, il fit mouliner son volant, gara la BM sur le bas-côté, face à la ligne droite, et attendit.

— Oh ! insista Martial. Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Luis se taisait toujours, la main sur le levier de vitesse. En revanche, il avait lâché son cure-dent. Mauvais signe.

La 504 apparut au loin. Seule. Luis n’attendit pas d’en être certain pour démarrer. Martial se raidit aussitôt. Ils roulaient au milieu de la route et le Basque continuait d’accélérer, imperturbable derrière ses grosses Ray Ban. Quatre-vingts, quatre-vingt-dix : il passa la quatrième et plaqua ses mains sur le volant. Martial voulut protester mais se ravisa : le visage de Luis était aussi impassible qu’inexpressif. Le vide. Il fonçait sur eux sans penser à rien. Effrayant.

La 504 se rapprochait à toute vitesse, envoyant de pathétiques appels de phares, puis tenta une esquive désespérée sur la gauche. Le choc fut bref. Martial resta tétanisé sur son siège mais la BM, à peine ébranlée, filait toujours sur la départementale. Incroyable : ils s’étaient à peine effleurés.

Dans leur dos la Peugeot avait manqué de verser dans le fossé mais elle aussi poursuivait sa route, vaille que vaille. Alors il explosa :

— ÇA VA PAS, NON !

Malgré la crainte qu’il lui inspirait, Alice était sa sœur et il n’allait pas devenir le complice de son meurtre : il ne s’était pas préparé à ça.

— Putain, t’es malade ou quoi ? T’as failli nous tuer !

Il agrippa le bras de Luis, qui freinait, trop tard : la BM fit une embardée, mordit sur le bas-côté et plongea une roue dans le fossé. La berline s’inclina tout à coup, cogna contre le talus et, dans un bruit de tôle froissée, s’immobilisa dans les ronces d’un mûrier. Le Basque trépigna sur sa pédale, en vain : les roues patinaient.

Son sang alors ne fit qu’un tour : il arracha les quatre-vingts kilos de graisse de Martial hors de l’habitacle, le traîna sur la portion d’asphalte avec une force insoupçonnée, prit son élan et l’envoya dans les ronces. Tête la première. Après quoi, il expulsa ce qu’il avait sur le cœur :

— Ta gueule !

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