18 De ses pieds

Une crotte de mouette s’écrasa sur le pont, à deux doigts d’une chaussette dépareillée. Mc Cash leva la tête et maudit le ciel qui n’y pouvait rien. Les amphétamines lui démolissaient le crâne. Bon Dieu, il le savait pourtant… Debout sur le pont du ferry qui menait à Groix, il regrettait presque d’avoir abusé.

L’Irlandais avait dormi une heure tout au plus ; qu’il fût ou non en état de mener à bien cette enquête effleurait à peine son esprit. Il connaissait son tempérament dans ces moments-là : il était capable de les écraser, ces punaises, il pouvait même les éliminer, d’une simple pression du pouce. Qu’Arbizu et Le Cairan fussent indépendantistes régionaux, terroristes internationaux ou de simples crapules lui importait peu : ils étaient comme lui, de petits humains de la pire espèce…

Il respira en grand les embruns venus du large. Sur le pont de la navette, même les gamins le regardaient de travers. Il avait oublié ses lunettes noires et se sentait complètement lessivé : ça lui avait fait la même chose le jour où sa femme était repartie. À l’époque, ce n’est pas tant qu’elle le quittait qui l’avait anéanti que le constat qu’elle le quittait pour un autre. La nuance avait la taille de la plaie.

À grand renfort de klaxon, la navette se rangea dans le port de Groix, d’une pittoresque agitation à l’heure du déjeuner. Mc Cash se frotta le visage. Sur le pont, un relent de mazout lui donna la nausée. Des dizaines d’humains attendaient sur le quai, les mains contre les hanches. Suivant le cortège des passagers, l’Irlandais débarqua sur l’île. Le soleil pourtant timide l’éblouissait, sa chemise lui collait à la peau comme son amour impossible et les effets secondaires des amphétamines le rendaient agressif. Nageant au milieu du flot de vacanciers, il agrippa la manche du barbu qui amarrait le ferry.

— Dis-moi, c’est quoi le bar de l’île ?

L’insulaire, sorte d’Iggy Pop bigoudin, eut un geste de recul en croisant le visage de l’étranger.

— Quel bar ?

— Celui où tout le monde va.

— Bah, chez Ti Beudeff ! fit-il comme si c’était évident.

— C’est où ?

Le brouhaha de la foule se faisait plus dense.

— Si vous réussissez à faire cent mètres, vous y êtes, là, dans la côte qui mène au bourg…

Le policier ne releva pas ; il avait déjà bien du mal à respirer. De volets verts en volets bleus, les maisons semblaient ouvrir les bras. Mc Cash, sa maison, il la voudrait taillée dans des pierres centenaires, seule au sommet d’une falaise où gisaient des générations de suicidés, quelque part en Écosse puisqu’il était tricard à la maison, une citadelle battue par des torrents de pluie glacée qui empêcheraient quiconque de sortir, ou alors à ses risques et périls, un manoir sur la colline, loin des siens, loin de tous… Ou alors un pavillon, pour y foutre le feu.

Délirant à plein tube, il déboutonna sa chemise, évita les bicyclettes qui dévalaient la côte et pénétra dans un bar aux murs de pierre taillée. Ti Beudeff : deux salles sombres ornées de poutres, un débit de tabac, des tables de bois, des cendriers en carton pour éviter de se les mettre sur la gueule en fin de soirée, des oripeaux bretons aux murs et des promotions de produits régionaux — bière, cidre, pommeau, chouchen… Le bistrot ouvrait à peine. Afin d’enrayer le goût de médicament assez atroce qui naviguait dans sa bouche, Mc Cash commanda un verre de blanc au jeune Celte qui rangeait les tabourets.

— Tu connais ?

Il posa deux photos sur le comptoir.

— Pourquoi, je devrais ?

— Lui c’est mon petit frère, prétendit Mc Cash. J’ai des nouvelles urgentes à lui communiquer.

— Ici faut pas être pressé, rétorqua le serveur, les oreilles criblées d’anneaux.

Le Breton, de nature, se méfiait.

— C’est important, insista-t-il sur un ton doucereux qui ne lui allait guère. La fille qui est avec lui a les cheveux rouges…

Le jeune homme rangea la bouteille de muscadet dans un frigo.

— Faudrait demander à Fifi : il boit avec tout le monde…

— Ah ouais ? Et c’est qui, ce Fifi ?

— Il bosse au bateau.

— Il est comment ?

— Barbu.

Le policier laissa la moitié de son verre de blanc, abandonna une pièce ou deux sur le comptoir et sortit d’un mauvais pas.

— Merci Braz ! salua le Celte tandis que le borgne cognait sa hanche contre le rebord d’une table.


Mc Cash trouva Fifi à la terrasse de chez Émilienne. Rêvassant après son travail, il lissait avec application sa barbe de Pied nickelé, la pipe aux lèvres. En guise de présentation, Mc Cash s’écroula sur la table où l’employé municipal entamait son quatrième demi-pression. Une fois rétabli, il demanda :

— Vous connaissez Frédéric et Alice ?

Le barbu releva à peine un sourcil : depuis le temps, il savait que c’était rarement les filles qui tombaient du ciel, plutôt les emmerdes.

— Dis donc, mon vieux, vous n’avez pas l’air dans votre assiette…

— Un mauvais moment à passer, rétorqua le policier.

— C’est ce que je me dis souvent.

— Fred et Alice, expulsa-t-il en économisant ses mots. Il faut absolument que je les trouve.

— Ah ouais ?

Malgré sa migraine, Mc Cash reprit son souffle ; ce type n’avait pas nié les connaître. Ils étaient donc là.

— J’ai une nouvelle importante pour Frédéric.

— Ah ouais ? continua l’autre depuis sa barbe pleine de mousse.

— Au sujet de sa petite sœur…

Mais Fifi n’avait pas quitté son île pendant quinze ans pour se faire berner par un borgne tombé du ciel.

— Eh bien on ne devrait pas tarder à les voir rappliquer : nous avons rendez-vous depuis… Il regarda sa montre : un bon quart d’heure.

— Vous savez où ils campent ?

— Non.

L’employé municipal observait l’Irlandais derrière l’épais rideau issu de sa pipe, songeur : Alice avait-elle fait une connerie ?

Mc Cash s’épongea le front d’une manchette : s’il lui avouait son activité de flic, ce type était capable de se fermer comme une huître.

— Qu’est-ce que je vous sers, Co ? demanda Émilienne, surgissant dans son dos.

Il cligna de l’œil devant les seins lourds de la patronne, penchés sur la table.

— Un café double…

Elle allait repartir quand il la retint :

— Vous devez connaître ces deux jeunes, ils traînent dans le coin…

Il tendit ses photos et rectifia :

— La fille a les cheveux rouges…

La dame acquiesça aussitôt :

— Oui oui, ils sont venus boire un verre tout à l’heure.

— Quand ça ?

— Y a pas un quart d’heure, Co ! D’ailleurs ils sont partis sans payer, les sagouins… Dites, vous êtes sûr que ça va ? Vous avez une drôle de tête.

Mc Cash persistait à réfléchir : s’ils avaient quitté sans payer le café à l’heure du rendez-vous, c’est qu’ils l’avaient vu arriver par la navette du matin. Avec son bandeau, on ne voyait que lui. Ils s’étaient croisés chez Mavel… Acculés, ils chercheraient à quitter l’île, par n’importe quel moyen. Or il n’y avait qu’un moyen de s’échapper d’ici : la mer. Et le prochain ferry pour le continent ne partait pas avant cet après-midi…

— On peut trouver une voiture ici ?

— On trouve plus facilement des vélos, répondit l’insulaire.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Sur la table, un paquet d’Amsterdamer et un jeu de clés de voiture. Une Renault. Fifi se taisait toujours.

— Prête-moi ta bagnole, fit le borgne, je te la rendrai.

L’homme recula sur sa chaise.

— J’sais pas ce qui vous amène mais ici, on n’aime pas trop les types qui se trimballent avec ce genre de joujou, rétorqua-t-il en désignant de sa pipe le calibre .38 qui apparaissait sous les pans de la veste.

— Je suis flic, siffla Mc Cash.

— J’y peux rien. Qu’est-ce que vous leur voulez, aux jeunes ?

— Pour le moment j’ai simplement besoin d’une voiture.

— La mienne est en réparation, mais vous pouvez toujours…

L’Irlandais n’avait plus envie de discuter : au prix d’un violent effort compte tenu de son état, il se jeta aux pieds de Fifi et, d’un tour de main, lui subtilisa une tong. Mastiquant sa pipe, celui-ci n’eut pas le temps de protester : de la semelle, noire de crasse, Mc Cash lui gifla violemment la joue.

— Ne m’oblige pas à être brutal, amigo ! feula-t-il.

Fifi se tenait le visage. Sa pipe était partie au loin mais sa gueule le brûlait toujours.

— Pauvre con.

L’autre s’empara des clés :

— Elle est où ta bagnole ?

Il frappa violemment le rebord de la table avec la claquette.

— Vite.

Plus qu’une menace, une question de secondes. D’un signe de tête, Fifi baragouina :

— La 4L, là, sur le quai…


Dix minutes plus tard, Mc Cash stoppait la Renault à la hauteur des Grands Sables : c’était le mouillage le plus proche, il l’avait vu depuis le ferry… Il claqua la portière rouillée et aborda le rivage dans un état second. Il reprit son souffle et grommela — son nez coulait et, à la texture, c’était du sang. Planté au sommet d’une dune, il extirpa sa chaussure gauche des sables mouvants et scruta la mer où les voiliers se dandinaient. Il passa sa main sur son visage, effaça la larme qui coulait toute seule, saisit la paire de jumelles trouvée dans la 4L, regarda dans les trous, mais le monde bougeait trop. Saletés d’amphétamines. Le goût infect de sa bouche lui donnait envie de vomir. Il nota enfin la présence d’une annexe vide contre les flancs d’un muscadet, un couple d’Anglais buvant du vin et un bateau jaune et vert quittant son mouillage…

Mc Cash chercha un instant du côté des rochers mais retourna vite vers le voilier en partance. Cette gymnastique lui donna le tournis mais il distinguait des gens, quatre personnes, sur un pont : celle qui avait les cheveux rouges tenait quelque chose dans sa main… Alice. Le .44 Special. Évidemment ils avaient braqué un bateau.

La secousse ne fut pas forte mais ses jambes se dérobèrent. Les amphétamines, le vin blanc, le café, tout remonta d’un coup : saisi de vertige il perdit l’équilibre, dégringola de son piédestal et s’écrasa sur la plage.

Une, peut-être deux minutes s’écoulèrent.

— Ça va ?

Les jambes de serin d’un gamin en short de l’Équipe de France le dominaient. Il recula tandis que le policier, un filet de bave aux lèvres, expulsait le sable fiché dans sa bouche.

Le gamin était parti quand Mc Cash rajusta son bandeau de cuir déplacé durant la chute. Une fois debout, il évalua leur avance, cette tache jaune au milieu de l’Atlantique, sans tenir compte des goélands qui tournoyaient au-dessus de lui.

*

Entre le moment où le policier tomba de son rocher sur l’île de Groix et celui où il succomba au charme discret de la climatisation de sa Renault Safrane aux puissantes émanations de tabac froid, il s’établit une longue succession de corvées parmi lesquelles reprendre ses esprits autour d’un petit déjeuner consistant (Perrier, cafés serrés, jus d’orange, tartines, œufs, bacon), rendre le tout dans les toilettes du bistrot, filer à la pharmacie de l’île, se passer d’ordonnance et avaler une poignée de pilules à la codéine, attendre à la terrasse de chez Émilienne que le premier café reste dans son estomac, trouver un téléphone, son carnet, demander l’heure de la prochaine navette pour Lorient (alerter la brigade maritime aurait mis les hommes de Basillac sur la piste et, c’était décidé depuis longtemps, il réglerait cette affaire sans les types de la DST), attendre encore, balayer l’image d’Angélique, sa femme double, prendre le bateau, éviter l’odeur de vomi propagé dans la cabine puis le mal de terre en foulant le continent, retrouver la voiture garée dans la zone industrielle qui longe le port de Lorient, ses clés, son confort de vieillard, ses papiers de Bounty collés sur les sièges et sa climatisation — une des rares choses qui en ce moment lui arracheraient la nausée d’un compliment.

Il n’avait pas roulé dix kilomètres qu’il effectua un arrêt d’urgence aux toilettes d’une aire d’autoroute. Là il toussa, plusieurs fois, à s’en arracher la voix, et vomit un peu de sa bile dans la cuvette.

Sortant livide des toilettes, il croisa son regard dans la psyché. Mutata in lapidem. Les yeux perpétuellement ouverts des cadavres, chez lui réduit à un œil unique : œil de l’archer qui vise, le mauvais œil… Après l’absorption d’une poignée de Tic-tac à la menthe, jugeant inutile de pourchasser un bateau jaune à travers l’Atlantique dans cet état, Mc Cash prit sa première vraie décision depuis six ans : deux jours de diète.

*

Vendredi. Tout avait changé dans l’appartement du trentième étage de la tour des Horizons. Mc Cash avait nettoyé son nid d’aigle, de fond en comble : disparus les poils de chien sur la moquette, dernières séquelles d’une liaison affectueuse et sans lendemain avec Joséphine, une prof d’économie abandonnée huit mois plus tôt au hasard d’un désaccord au sujet de la libéralisation des services. Finies les casseroles broyant du noir dans l’évier de la cuisine. Envolées les miettes de pain qui depuis le mois dernier faisaient craquer ses souliers jusque sur le carrelage de la salle de bains. Effacées les traces sordides sur la cuvette des toilettes, stigmates grossiers d’une vie où tout foutait le camp. Engloutie la fange de savon écumant dans la douche. Rassemblés les fils électriques qui pendaient des murs. À la casse le matériel défectueux depuis six ans. Translucides les baies vitrées poisseuses. Réparée la porte du frigo arrachée un soir avec l’aide d’un copain de cuite. Nettoyée la nicotine sur la Passion selon saint Matthieu. À la poubelle le tapis persan d’Angélique, sa première et dernière femme. Achevés à coups de marteau les clous qui, en dépassant de la commode, déchiraient si fréquemment ses chaussettes.

En deux jours de diète, Mc Cash avait fait sa petite révolution. Il avait lavé, frotté, rincé, briqué les symboles qu’il croyait tutélaires de son existence, en un mot, il venait de faire le ménage dans sa vie.

Dans cette affaire, Nietzsche l’avait un peu aidé :

Le sceptique parle :

La moitié de ta vie est passée

L’aiguille tourne, ton âme frissonne !

Longtemps déjà elle a erré,

Elle cherche et n’a pas trouvé — et la voici qui hésite ?

La moitié de ta vie est passée :

Elle fut douleur et erreur, d’heure en heure !

Que cherches-tu encore ? Pourquoi ?

— C’est justement ce que je cherche — ce que je cherche !

À l’ombre du grand homme, voilà qu’il lui poussait des envies…

*

En dépit de l’heure tardive, Gwénaëlle Magadec n’eut pas l’air surprise de voir un borgne sonner à la porte de son appartement, un magnétoscope poussiéreux dans les bras.

— Je ne vous dérange pas ?

— Heu… non, rétorqua-t-elle en resserrant sa chemise mal boutonnée : j’étais en train de réviser.

Dans l’entrebâillement de la porte, ses pieds nus retenaient Arturo, qui venait pointer ses moustaches.

— Vous avez retrouvé votre chat ?

— Oui. Pas grâce à vous, insinua-t-elle en rappelant leur dernière entrevue.

— Pourquoi vous dites ça ?

— À votre tête, j’imagine que pour vous les animaux sont rien que des pauvres cons.

— Bah ! Pas tous.

Ils sourirent un peu. Pas beaucoup. C’était un flic.

— Que puis-je pour vous ?

— J’ai retrouvé une de vos déclarations dans mon carnet : au sujet du film que Le Cairan devait vous enregistrer…

— Oui ?

— Vous avez déclaré qu’il devait vous enregistrer un film : vous vouliez dire qu’il ne l’a pas fait ?

— Effectivement. C’est pour ça qu’il m’a donné son double de clé : pour que j’aille rechercher la vidéo chez lui. J’en ai besoin pour l’agreg… C’est celui de Fred, non ? fit-elle en désignant le magnétoscope qui trônait dans ses mains.

— Oui, je viens de chez lui.

— Vous aussi vous avez ses clés ?

— Non. Vous pouvez m’aider ? Ce ne sera pas long…

— Heu… Oui, oui…

Elle ouvrit la porte de son appartement et ajouta :

— Yann n’est pas là. Pour quoi faire ?

— Visionner la cassette que Fred ne vous a pas enregistrée.

Elle le regarda, interloquée. Arturo fila devant eux, la queue basse. Des feuilles griffonnées faisaient un éventail sur la table basse du salon.

— L’agrégation ? s’enquit-il en installant la machine près de la télévision.

— Oui. Un boulot de longue haleine.

— C’est comme la noyade.

— Vous avez de ces images…

Il s’emmêla les bras dans les fils de branchement :

— Dites-moi, si vous aviez tant besoin d’enregistrer ce film, pourquoi n’avez-vous pas tout simplement emprunté son vieux magnétoscope ?

— Eh bien…

Elle réfléchit.

— Fred m’avait promis de programmer l’enregistrement afin que je récupère le film lundi, lors de mon retour : je déjeunais le dimanche midi chez mon père, dans le Morbihan… Vous voulez un café, du vin ?

Ça ne répondait toujours pas à sa question.

— Café. Avec une larme de whisky si vous en avez.

Gwénaëlle sourit jusqu’à la cuisine. Quand elle revint, les mains encombrées, Mc Cash avait fini ses branchements.

— Vous savez pourquoi Le Cairan n’a pas programmé l’enregistrement du dimanche soir ?

— Non. J’avais pourtant insisté. Je lui avais même fourni la cassette.

— Vous n’avez rien enregistré par-dessus ? demanda-t-il en sortant la fameuse cassette de son étui.

— Non, je n’ai toujours pas de magnétoscope, inspecteur, répliqua-t-elle comme s’il avait tenté de lui tendre un piège grossier. Mais si c’est pour voir un match de rugby, je vous préviens que je risque de m’endormir avant la fin, menaça-t-elle plus amicalement.

— Pas de danger. Le match dure tout le long de la cassette ?

— Je ne suis pas sûre mais en tout cas le ballon était ovale.

Elle faisait de l’esprit la belle. Ils se servirent à boire et s’installèrent devant l’écran. La proximité d’un borgne sur son canapé procurait à Gwénaëlle une expérience inédite. C’était une fille curieuse.

— Vous connaissez des ennemis à Frédéric ? demanda-t-il soudain.

— Non. Pas spécialement.

— Et la politique ?

— Quoi la politique ?

— Vous le croiriez capable de tuer quelqu’un ?

— Non. En tout cas pas un député.

— C’est-à-dire ?

— À ma connaissance, le député ne lui a rien fait.

Au-delà de son petit air provocant, Gwénaëlle Magadec semblait délivrer ses messages au compte-gouttes.

— Vous insinuez qu’il serait capable de se défendre si on l’attaquait ?

— Comme tout le monde.

— Rien de plus ?

— Rien de plus.

La Bretonne s’était renfrognée. Pourtant, il était persuadé qu’elle lui cachait quelque chose. Il faudrait peut-être utiliser une autre méthode… Il visionna le début de la cassette (il s’agissait bien de rugby), et accéléra la bande annonce du sponsor.

— Qu’est-ce que vous cherchez ?

Enfin la voix du commentateur tonna dans le salon :

— Ça, répondit le policier.

Le test-match enregistré le soir du meurtre se déroulait dans l’hémisphère Sud. Commencé à deux heures du matin, il avait dû s’achever dans la nuit… Mc Cash réfléchissait à toute allure. Voilà pourquoi Le Cairan n’avait pas prêté son magnétoscope : il comptait visionner le match le dimanche matin, chez lui, avant de programmer l’enregistrement pour Gwénaëlle et partir en vacances avec Alice… Or il ne l’avait pas fait. Pourquoi ?

Elle avait fini son thé vert.

— Ça ne vous dérange pas si je roule un joint ? demanda-t-elle au policier, alors concentré sur l’écran de télévision.

— Faites comme chez vous.

Il cherchait toujours. À ses côtés, la Bretonne faisait preuve d’une remarquable dextérité.

— On peut le partager si vous voulez ? s’enhardit-elle.

— Je suis en cure en ce moment.

— En cure de quoi ?

— C’est ce que j’aimerais savoir.

Elle passa doucement sa langue sur le collant.

— Quand vous avez regardé la vidéo pour la première fois, dit-il, vous vous souvenez si vous avez rembobiné ?

— Oui, j’ai rembobiné… Je ne comprends rien à votre histoire de vidéo, déclara Gwénaëlle revenant d’une longue apnée.

— Le Cairan n’est pas rentré chez lui dans la nuit de samedi à dimanche. J’en suis sûr, dit-il. Cette histoire d’enregistrement, ça ne colle pas. S’il ne devait pas revenir ce soir-là, il n’aurait pas enregistré le match de rugby mais votre film. Il comptait donc revenir.

— Sans doute.

Mc Cash consulta les premières pages de son carnet rouge, relut ses notes, ses listes.

— Vous avez parlé de bruits sourds au moment du meurtre, dit-il. « Peut-être des portes qu’on claque… »

— C’est vous qui l’avez dit, pas moi.

— C’était avant ou après le coup de feu ?

— Après je suppose.

— Et pourquoi pas avant ? Vous veniez de vous endormir, mais dormiez-vous vraiment ?

— J’étais fatiguée, je n’en sais rien.

Il regarda la femme assise près de lui ; ses yeux vagues lui indiquaient que l’imaginaire de la belle avait changé de cosmos. Mc Cash eut alors une idée. Une idée absurde.

— Dites-moi, je pense à quelque chose… Le code d’entrée de l’immeuble n’aurait pas changé ce week-end-là ? Je veux dire celui du meurtre ?

Gwénaëlle sortit de son coma extatique.

— Possible : il a changé dernièrement…

Elle réfléchit.

— Oui, en effet, dit-elle bientôt, le code a changé ce week-end-là puisque je l’ai utilisé pour la première fois en rentrant de chez mes parents à Vannes. J’avais pris le papier du syndic pour m’en souvenir. Je suis parfois tellement distraite…

La dernière phrase l’avait replongée dans ses rêveries.

— Attends-moi, je reviens, fit-il en la tutoyant soudain. Et surtout écoute bien…

Minuit, l’heure de la nuit. Mc Cash se tenait au milieu de la rue Duguesclin, évaluant la façade du bâtiment. Un son de cloche dans le ciel, des pavés mouillés par l’ondée du soir, personne ailleurs : il recula de deux pas sur le trottoir et planta sa semelle dans la porte d’entrée. Rebelles, les battants plièrent mais ne rompirent point. Il prit son élan et tapa de nouveau, plus violemment, plusieurs fois. Même résultat.

Mc Cash composa le code et grimpa au premier étage. Sa veste ruisselait sur le palier. Gwénaëlle Magadec ouvrit. Elle n’avait pas remis ses chaussures.

— C’était des bruits comme ça ?

Elle ne fit même pas semblant de réfléchir :

— Oui. Enfin, je n’en jurerais pas mais ça y ressemblait beaucoup : ça a duré un moment…

Elle sourit :

— Je ne devais pas dormir si profondément que ça…

Mc Cash ricana méchamment. Ainsi c’était donc ça : Le Cairan n’avait pas le nouveau code d’accès de l’immeuble.

Ses semelles grinçaient sur le parquet. Depuis la cime de ses cheveux, une goutte de pluie tomba sur sa joue. Imbibé, le cuir du bandeau avait déteint sur sa peau.

— Tu peux retirer ta veste, elle est trempée, dit-elle en passant devant lui. Et puis, ce n’est plus l’heure d’attraper des bandits…

Elle s’assit sur le canapé, déplia ses jambes sur la table basse. Le sourire malsain du policier avait changé devant ses pieds, posés comme des statues sur leur socle de bois… Nietzsche avait raison. La Magadec aussi.

Arturo, qui jusqu’à présent fermait les yeux, coinça ses pattes sous son poitrail. Mc Cash vint au chevet de cette brune aux pieds nus, qu’il caressa doucement, du bout des doigts. Les orteils étaient longs, lisses comme une pomme. Sur le sofa, Gwénaëlle ne disait rien ; elle fermait les yeux, comme son chat.

Alors il embrassa la peau diaphane au creux de sa cheville, ses phalanges douces, puis la plante magique de ses pieds…

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