3 S’envoyer en l’air

Nous quittâmes Louvigné-du-Désert par une voie unique. On avait parlé de joindre la côte, sans trop savoir laquelle. Les cylindres de la Poubelle claquaient dans le vent de la vitre ouverte, le soleil brillait et il était bien le seul : un œil sur la campagne, l’autre dans le rétroviseur, je réfléchissais à vide. En butée. Mes pensées se cognaient les unes contre les autres, et revenaient sans cesse à leur point de départ. Aucune explication valable, ni excuses ni justifications. Ce qui m’arrivait aujourd’hui n’était pas prévu dans mes plans de sauvetage mais mon instinct me disait de fuir, au risque d’aggraver mon cas.

D’une certaine manière, ça ne pouvait pas être pire. D’ailleurs, Alice non plus ne voulait pas que je me rende. Pourquoi ? Parce qu’elle était impliquée comme complice ? Le meurtre ayant eu lieu à Rennes, les flics commenceraient par chercher en ville. Ça nous laissait un peu de temps, mais pour faire quoi et aller où ? Près de moi, Alice, pensive, consultait la carte Michelin qui traînait dans la boîte à gants.

— Il va falloir que je trouve un peu de fric, dis-je au bout d’un moment : un euro soixante, ça va pas me tenir jusqu’à la mort.

— Il y a ma carte de crédit.

— C’est le meilleur moyen de se faire repérer.

— Pourquoi ? Quelqu’un sait que nous sommes ensemble ?

Je réalisai que non : j’avais dit à qui voulait l’entendre que je partais en vacances dimanche mais je n’avais pas dit avec qui ni où — comme elle me l’avait demandé dans sa dernière lettre… Alice n’était pas à une excentricité près mais celle-ci, à rebours, semblait étrangement préméditée.

— Non, personne, répondis-je. Enfin, je ne crois pas… Ça change quoi ? Tu as de l’argent ?

— Un peu.

Sous le souffle de la vitre ouverte, les mèches d’Alice voltigeaient, brunes, jamais ensemble.

Bizarre… On se connaissait depuis deux ans mais c’était comme si je la voyais pour la première fois… Ou alors c’était moi qui aujourd’hui me voyais sous un nouvel angle, et qui ne me reconnaissais pas… Il était aussi possible que je débloque à pleins tubes.

Je jetai un œil sur le sac à dos posé à ses pieds — d’après mes souvenirs, c’est là qu’elle avait rangé le revolver.

— Il serait temps de s’en débarrasser, dis-je sans nommer l’engin.

Alice inclina son visage sur la mousse apparente du repose-tête :

— S’en débarrasser ?

— Dis, tu trouves pas qu’on a fait assez de conneries comme ça ?

— Si, bien sûr…

Elle ne semblait pas très convaincue. Je doublai une caravane couverte d’écussons.

— Dans les films, tout le monde se débarrasse de l’arme du crime, dis-je : il faut même être rudement con pour la garder.

— Oui mais on n’est pas dans un film.

— Alors il va falloir que tu m’expliques.

— Quoi ?

— Pas quoi, pourquoi.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi tu m’as offert ce revolver.

J’étais coupable, certes, mais offrir une arme à feu à un type comme moi, qui plus est à moitié cuit, il y avait des façons moins dangereuses de me souhaiter un bon anniversaire. Sans parler de la garde de la petite…

— Pourquoi ? répéta Alice.

Elle aussi alluma une cigarette.

— Tu as lu le mode d’emploi, non ?

Je quittai un instant la route des yeux :

— Quel mode d’emploi ?

Alice me regarda comme si j’avais beaucoup changé :

— Tu ne l’as pas lu ?

— Eh bien, non ! Quoi ?

— Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?

— Pas dit quoi ? Bon Dieu, Alice, je sais même pas de quoi tu parles !

Nous étions à des kilomètres l’un de l’autre, pourtant côte à côte.

— Il y avait un petit carnet dans la boîte à chaussures, dit-elle.

Sa voix ne pesait pas lourd dans le vacarme de la vitre ouverte.

— Je n’ai pas vu de carnet, dis-je. Ça change quoi ?

Elle soupira. On était deux. Son idée de partir en vacances avec l’arme du crime ne tenait pas debout et elle ne voulait rien me dire.

— Alors ? la relançais-je. On n’a qu’à le jeter n’importe où ce putain de revolver : dans le fossé !

— Non, dit-elle en secouant la tête, trop dangereux. Des gamins pourraient tomber dessus.

Des gamins… J’écrasai ma cigarette dans le tas de cendres qui trônait sur le tableau de bord. Elle ne répondait toujours pas à ma question.

— Je t’expliquerai tout, dit-elle enfin. Ce soir. Laisse-moi jusqu’à ce soir.

Le feu clignotant d’un passage à niveau stoppa notre fuite. Je me tournai vers Alice mais il était impossible de rien déceler derrière ses lunettes noires.

— Bon, soufflai-je, on avait parlé d’aller à la mer, pas au Mont-Saint-Michel. Faudrait se décider.

Je ne savais plus quoi faire de ma peau mais Alice semblait avoir mué depuis un certain temps :

— J’ai peut-être une idée, dit-elle. Il faut que je téléphone.

— Quel genre d’idée ?

— Il faut d’abord trouver une cabine.

Mon portable était cassé pour toujours, et elle préférait écrire aux gens — pour ça, nous formions une fine équipe tous les deux… En bois, marron, un train de marchandises passa devant nous. Alice en profita pour observer sa paupière gonflée dans la glace du pare-soleil. Le moustique de cette nuit avait fini par avoir sa peau…

— Avec tout ça, je n’ai même pas eu le temps de te remercier, dis-je.

— De quoi ?

J’aurais pu lui parler du revolver qu’elle avait ramassé sur le trottoir, avec mes empreintes, mais je répondis :

— D’avoir sacrifié ta beauté pour mes beaux yeux…

Son regard était tout de travers lorsqu’elle se tourna vers moi :

— Si je viens avec toi, c’est pour éviter que tu te fasses piquer.

Une marrante, Alice. Et qui me menait par le bout du nez… Enfin, la barrière du passage à niveau se releva et on n’en parla plus. Plus avant ce soir…

*

— Tu lui as dit quoi, à ton copain d’enfance ?

— Que j’étais avec mon nouveau mec, répondit Alice.

— Lequel ?

— Oh ! faut pas exagérer : je ne couche pas si souvent que ça…

Elle mentait. Dès qu’Alice parlait d’un mec, elle avait couché avec.

— Il n’a pas posé de questions ?

— Non. Il est amoureux de moi, dit-elle en guise d’explication.

— Je croyais que c’était un copain d’enfance ?

— Oui oui, aussi : on jouait aux petits cailloux ensemble…

— Aux petits cailloux ?

— Oui : on prenait les cailloux qu’on avait sous la main et on s’inventait des histoires avec. Des histoires de petits cailloux…

Je la regardai d’un air suspicieux :

— Il a pu changer.

— Ne t’en fais pas.

Le type qu’elle venait de joindre au téléphone partait le jour même pour un stage de zen à Angers, nous laissant sa maison à partir d’aujourd’hui six heures jusqu’au dimanche suivant. Ça nous laissait le temps de nous retourner. Pour quoi, je n’en savais encore rien. En tout cas, le départ de ce type tombait à pic.

Évitant la quatre-voies trop fréquentée, nous traversions la forêt de Paimpont, l’aiguille du compteur rivée sur le quatre-vingt-dix. Je ne pensais plus à son histoire de carnet, ni même au revolver sous le siège. Je pensais à la petite — tu parles d’un protecteur…

À la mort des parents, j’avais fait une demande pour devenir son tuteur, mais je n’étais pas le seul : les Viocs aussi s’étaient manifestés, prétextant que je n’avais ni les moyens ni la moralité pour m’occuper d’elle… Et la justice venait de leur donner raison. J’avais essayé de revoir Mathilde, au moins pour lui expliquer, mais les Viocs n’avaient rien voulu savoir… En y repensant, je ne sais pas ce qui m’avait retenu de leur foutre sur la gueule… Où était-elle à cet instant précis ? En colonie ? Chez eux ? Je ne l’avais pas trouvée là-bas, ils l’avaient pourtant collée quelque part…


Un pauvre type ayant tordu l’antenne de la Poubelle, nous n’avions pas d’infos à la radio. Les nouvelles seraient de toute façon mauvaises et j’étais plus préoccupé par d’éventuels contrôles de police. La pendule du tableau de bord affichait six heures trente lorsque, après un long périple sur les départementales du centre Bretagne, Alice bifurqua en direction de Locmaria-Plouzané.

— Comment il s’appelle déjà, ton copain ?

— Philippe Mavel.

Locmaria-Plouzané était un village de bord de mer avec ses maisons blanches en ardoise, sa crêperie, ses bistrots, son entreprise de travaux publics, « Le petit coup de pelle », ses menhirs, son pigeonnier en ruine, son fort à l’abandon et ses batteries commandant la pointe où défilaient les tankers, sa plage familiale et ses « Lions de Trégana », le club de football. La maison de Philippe Mavel se situait à la sortie du bled, près des rochers susnommés, à l’abri d’un bosquet d’acacias qui bordait la départementale.

— On sera tranquilles ici, dit Alice en claquant la portière.

La pelouse du jardin laissait à désirer mais il n’y avait pas de riverains. Des grains de sable étaient éparpillés sur le paillasson : dessous, la clé de la maison. Je posai les sacs de victuailles sur les dalles, évaluai le jardin :

— Et si la police apprend qu’on est ensemble ? Ils vont vite savoir que tu es là…

— Allez entre.


Les papillons de nuit se suicidaient avec énergie à la lumière de la terrasse. Bien qu’affamé par cette journée de jeûne, j’avais à peine touché aux rougets d’Alice : il y avait le député, la police à nos trousses, Mathilde et ce maudit revolver…

Je me tournai vers elle, qui empilait les assiettes sur la table de jardin.

— Maintenant il serait temps que tu m’expliques, dis-je en substance. C’est quoi cette histoire de mode d’emploi ?

Deux soleils noirs luisaient dans mes pupilles. On jouait notre amitié dans cette affaire : ça me rendait nerveux. Alice redressa son mètre soixante-dix, évita mon regard chargé de reproches et fila vers le salon, emportant avec elle une cigarette et une bonne quantité de mystère féminin.

Quand elle réapparut, la boîte à chaussures trônait dans ses mains.

— Tiens, dit-elle en la posant sur la table. Tout est là.

J’ôtai le carton. Sur le livre de Lacenaire, cinq balles ricochaient dans les coins de la boîte. La trousse était devant moi, avec le revolver mais je n’avais pas envie d’y toucher.

— Sous le livre… précisa-t-elle.

Caché sous les Mémoires de Lacenaire, il y avait un petit carnet. Un bleu. En papiers collés sur la couverture, on pouvait lire : Activité ludique à hauts risques pour un été maussade ou Rachetez-vous une âme en six coups.

Je fronçai les sourcils :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Alice avait l’air embarrassée :

— Eh bien, lis…

Aujourd’hui c’est votre anniversaire. Peut-être certains de vos amis vous ont-ils ménagé une petite surprise ? Sans vouloir vous surcharger d’efforts, nous vous prions de bien vouloir remplir ce questionnaire (même si vous pensez que, dans le fond, c’est un jour à la con)…


1. Croyez-vous que ce jour soit l’occasion de :

a) tout envoyer promener

b) faire un bilan

c) s’allonger au soleil, s’il y en a, et ne penser à rien

d) prendre une bonne cuite

e) disparaître

f) ressortir du placard ses jouets d’enfant

g) s’inscrire à un stage de « cri primal »

h) jouer le jeu.


2. Pensez-vous qu’au cours d’une telle journée l’on puisse décider de changer tout, tout au moins sa vision du monde ?

a) c’est le jour ou jamais

b) ne préfère pas en parler

c) jour à la con, rien à en tirer

d) qu’est-ce qu’elle a, ma vision du monde ?


3. C’est votre anniversaire. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?

a) déprimé et/ou euphorique

b) n’ai pas du tout envie de le savoir

c) en colère noire

d) proche du cri primal

e) refuse de répondre.


4. Maintenant imaginez : vous recevez pour cadeau d’anniversaire une boîte à chaussures dans laquelle vous trouvez : deux pinces, un livre, une épingle à chapeau, un paquet de feuilles à cigarettes, un revolver et six balles. De quel ordre est votre surprise :

a) reste sans voix

b) je n’en attendais pas moins

c) me suis trompé d’ami(e)

d) me mets en colère noire

e) n’ai aucune imagination

f) qu’est-ce que c’est encore que cette connerie ?


5. Vous choisissez de prendre le revolver pour :

a) tuer tout le monde

b) essayer d’impressionner vos amis et surtout vos ennemis

c) amuser la galerie

d) le porter sur vous, car il vous donne de l’importance

e) le transformer en vase

f) dire que vous êtes désolé mais ça ne colle pas du tout avec votre look

g) enfin comprendre qu’il s’agit d’un jeu.


6. Vous avez avoué plus haut que cet anniversaire pouvait être le moment de faire un bilan, tout au moins de jouer le jeu.

a) vous attendez que les objets enfermés dans la boîte à chaussures s’animent et vous révèlent votre mission

b) vous êtes sûr d’avoir reçu la panoplie du justicier, type Cluedo, en plus mystérieux

c) vous faites le bilan en réécrivant votre vie dans le livre ci-joint (l’épingle à chapeau vous sert à vous creuser la tête), vous l’attachez à une ficelle pour être sûr qu’il ne puisse plus bouger, vous testez sa rigidité avec la pince avant de vous décider à l’achever avec les six balles qui restent.

d) vous comprenez que cette arme est un moyen d’assassiner vos pensées parasites, vos sales petits secrets ; vous pourrez ainsi les inscrire sur les papiers à cigarettes, dégoupiller les balles en vous aidant de la pince, bourrer les petits papiers à l’intérieur grâce à l’épingle à chapeau, puis refermer le tout, choisir un endroit désert pour cracher votre Valda et enfin passer à l’acte…

Je refermai le carnet. De l’autre côté de la table, Alice guettait ma réaction.

— Tu n’aurais pas pu me donner ça avant ?

— C’était dans la boîte à chaussures, sous le livre, dit-elle doucement. C’est toi qui ne l’as pas vu. Depuis le temps, je croyais que tu savais…

— Que je savais, que je savais… je maugréai au lieu de lui casser la gueule. Bon Dieu, ton jeu a vraiment mal commencé, Alice…

À croupetons sur sa chaise, elle se réchauffait les bras.

— Ça consiste en quoi exactement, ton truc ? relançai-je. Une confession sur papier ?

— Si on veut… Ça te fait peur ?

Je ne répondis pas. Pas tout de suite. À vrai dire, l’idée d’envoyer des petits papiers au diable ne me plaisait qu’à moitié.

— Tu aurais mieux fait de m’offrir un tir au pigeon, grognai-je pour faire bonne figure. C’est con comme la lune mais c’est moins dangereux…

Alice sourit du bout des lèvres.

Oscillant entre la colère et une forme de soulagement, je relus la première page du carnet : Activité ludique à hauts risques pour un été maussade ou Rachetez-vous une âme en six coups.

Le mode d’emploi du revolver.

Je jetai un regard noir à la fille qui grelottait sur sa chaise :

— C’est ça que tu appelles s’envoyer en l’air ?

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