22 Une grande bouffée d’herbe pure

Jusqu’à présent, la seule preuve dont disposait la police concernant la culpabilité de Frédéric Le Cairan et d’Alice Arbizu se trouvait dans la poche de la veste du lieutenant Mc Cash : le carnet-mode d’emploi du revolver trouvé dans la maison de Locmaria-Plouzané, chez un type qui avait depuis disparu de la circulation.

Le préfet, la DST, tous avaient misé sur la piste terroriste. Seulement Le Cairan n’était pas un indépendantiste manipulé par les idéologies d’une époque où l’on croyait à une révolution collective. L’Irlandais, connaisseur, n’avait jamais cru à l’activisme : une personne qui s’apprête à commettre un attentat ne se rend pas à un mariage avec son complice (Augier, enfin joint au téléphone, avait certifié leur présence), pas plus qu’il ne prend le risque d’ameuter tout le quartier en donnant des coups de pied dans la porte de l’immeuble où réside sa victime… Plutôt que de chercher à savoir comment Alice s’était procuré l’arme du crime, le degré d’influence qu’elle exerçait sur Fred ou les motivations qui avaient poussé deux agitateurs provinciaux sans envergure à tuer un député de la République, Mc Cash se demandait toujours pourquoi Le Cairan n’avait pas eu le code d’accès de l’immeuble. Il y pensait depuis la seconde où il s’était réveillé.

Gwénaëlle, qui dormait encore, Arturo lové sur l’arête blanche du drap (ses reins, probablement), lui avait assuré que le papier du syndic avait été distribué dans les boîtes aux lettres… Le chat déguerpit au premier geste du policier, qui s’assit sur le rebord du lit. Réveillée par le brusque départ de l’animal, Gwénaëlle ouvrit un œil, puis deux. Ils avaient pas mal bu la veille. Ce matin, elle se sentait un peu vaseuse et le grand escogriffe avec qui elle avait fait l’amour dans le salon la regardait, renfrogné, presque agacé.

— Plutôt que de faire cette gueule, va donc préparer le petit déjeuner, dit-elle. Il y a tout ce qu’il faut à la cuisine, même du Nesquik.

Mc Cash consentit à ricaner. Deux minutes plus tard, bourrant l’arabica dans la cafetière d’aluminium, il cria à la femme qui se douchait la porte grande ouverte :

— Tu n’as toujours aucune idée de l’endroit où je pourrais trouver Fred ?

— Dis donc, tu t’arrêtes des fois ?! Je t’ai dit non, c’est non !

— Et Alice Arbizu, tu connais ?

— Non !

L’eau de la douche stoppa net. Il barbouilla un peu de beurre sur des tranches de pain grillé. Gwénaëlle passa ses longs cheveux mouillés par la porte de la cuisine :

— C’est prêt ?

Dans un coup de vent, elle disparut vers sa chambre.

Mc Cash posa le plateau sur la table du salon. Arturo, qui trônait sur le siège du canapé, bondit sur le tapis marocain. Gwénaëlle réapparut, vêtue d’un pantalon moulant, un chemisier rouge sang sur les épaules.

— Bon appétit, annonça-t-elle en se jetant sur le thé à l’orange et les tartines.

Pas lavé dans son pantalon du lundi, Mc Cash baragouina avant de prendre son café.

— Et ses grands-parents, à Fred, tu les connais ?

— Sympa le petit déjeuner avec toi, répondit-elle. Non, je ne les connais pas : Fred ne m’en a jamais parlé. Du reste de sa famille non plus d’ailleurs…

Gwénaëlle ne dit rien de plus : ses silences étaient efficaces. L’homme releva un œil, au diapason du liquide qu’il buvait. C’était fini le temps des galipettes et des mots gentils dans le creux de l’oreille.

— La vieille du deuxième m’a dit que Le Cairan et son voisin de palier, un certain Cherroui, passaient leur temps à s’engueuler. Tu en penses quoi ?

— Qu’il est chiant avec son van.

— Qui ça, Cherroui ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Oh ! fit-elle d’un air agacé, de stupides histoires de voisinage… Dis donc, si c’est pour obtenir des informations que tu as couché avec moi, tu peux rentrer tout de suite chez toi.

Gwénaëlle ne rigolait qu’à moitié. Lui pas du tout : il éprouvait une curieuse intuition. Elles le trompaient rarement…

Sortant de chez Magadec, il consulta les plaintes dans le commissariat du quartier et constata que plusieurs procès-verbaux avaient été enregistrés ces derniers mois entre Le Cairan et Cherroui : manifestement, ce dernier supportait mal de voir son voisin de palier garer sa voiture dans le bout de parking situé près de son magasin d’informatique — emplacement qui, Mc Cash le vérifia au cadastre, appartenait à la ville : d’où heurts multiples entre les deux hommes, notamment la semaine qui avait précédé le meurtre… Il passa au syndic de l’immeuble : quand on lui apprit que le code d’entrée avait changé le samedi en question à partir de vingt heures et que les résidents avaient été prévenus par courrier, l’Irlandais commença à sentir le mauvais coup.


Les cloches de la cathédrale sonnaient midi quand il se rendit chez Rachid Cherroui. En dépit de ses origines maghrébines, l’homme lui fit tout de suite mauvaise impression. Féru d’informatique, il se levait à peine après sa nuit passée devant des jeux vidéo.

— C’est pour quoi ? dit-il par l’embrasure de la porte.

La mine défaite dans un tee-shirt Coca-Cola et un pantalon de survêtement, Rachid Cherroui n’était pas de bon poil. Il n’aimait pas les flics, celui-là moins que tout autre.

— Quelques questions à vous poser.

— Je me réveille : passez plus tard.

Cherroui s’apprêtait à fermer la porte lorsqu’une chaussure l’en empêcha.

— Je n’ai pas beaucoup de temps. Laissez-moi entrer deux minutes, insista Mc Cash en faisant preuve d’une diplomatie qu’il ne se connaissait pas.

— Vous avez un mandat ?

Mc Cash écrasa sa semelle dans la porte d’entrée qui, rasant le front de l’homme, rebondit contre le mur du couloir.

— Y a pas de mandat en France, siffla-t-il en lui attrapant l’oreille. Maintenant tu arrêtes ton cirque et tu vas me raconter ce qui s’est passé la nuit du meurtre…

Du talon, le policier claqua la porte et entraîna Rachid Cherroui jusqu’à la fenêtre du séjour sans tenir compte de ses droits :

— Alors ? hurla-t-il. Tu étais où quand Le Cairan a cogné contre la porte de l’immeuble ?

— Mais…

— Où ?!

Il lui tordit l’oreille avec férocité.

— Je me plaindrai auprès de vos supérieurs ! menaça-t-il.

Après une ultime torsion, le policier lâcha prise.

— Tu ne feras rien du tout…

Cherroui cessa subitement de geindre. Le borgne se rapprocha de lui, qui recula d’un pas :

— Tu ne feras rien du tout parce que tu as menti, Cherroui : il ne faut jamais me mentir. Jamais. Je déteste ça.

L’haleine du policier glissa sur son visage pâle.

— Je vais te dire ce que tu as fait, ce que tu as fait tout seul, avec ta petite tête : tu as subtilisé le papier du syndic dans la boîte aux lettres de Frédéric Le Cairan alors qu’il était absent, ce papier qui prévenait les locataires du changement de code d’entrée à compter du samedi 27, jour du meurtre. Ne bénéficiant plus de l’accès libre en journée, Le Cairan a donc trouvé la porte de son immeuble fermée quand il a voulu rentrer chez lui cette nuit-là. Pourquoi tu as fait ça ? Tu veux que je te le dise ? Pour l’emmerder. Oui monsieur : pour l’emmerder !

Articulant alors chaque syllabe, Mc Cash criait presque :

— Parce-que-tu-es-un-petit-connard-de-propriétaire et que ton locataire de voisin squattait le parking gratuit d’à côté, celui où tu as l’habitude de garer ton van, en face de ta boutique d’informatique, et que tu as décidé que c’était toi, le propriétaire de ce précieux parking, hein ?

Cherroui ne contestait pas.

*

Ciel bas et vents tourbillonnants. La Passion selon saint Matthieu résonnait dans la Safrane lancée à vive allure sur la nationale. Au volant, Mc Cash se sentait presque bien : cette nuit il avait fait l’amour avec une inconnue dont hormis le nom, Gwénaëlle Magadec, il ne savait rien. La fille du premier cultivait ses petits secrets comme d’autres leur vigne ou leur maladie. Sur le pas de la porte, personne n’avait parlé de se revoir : le goût de la première fois suffisait à alimenter leur désir et Gwénaëlle savait qu’il valait mieux se tenir éloignée de ce type de personnage sous peine de douleurs longues et réciproques…

La diète l’avait rendu lucide. Aujourd’hui, le borgne se rendait compte qu’il avait tout fait de travers dans sa vie, ou à moitié : il était temps de changer.

Concernant l’affaire du député, il avait pris la température au commissariat. Le Cairan n’était pour le moment qu’une des multiples pistes suivies par la DST. L’abandon de la 504 ne constituait en rien une preuve mais elle attisait les soupçons — raison pour laquelle Tuvier et Orsillard avaient interrogé le vieux Filoc’h. En parallèle, Mc Cash s’était fait parvenir un petit dossier sur le frère d’Alice : Martial Arbizu. Drôle de personnage… Comme Mavel, lui non plus n’avait toujours pas regagné son domicile. Traînait-il avec sa sœur ? À part lui, Mc Cash, personne n’était au courant de leur escapade à Groix : Fred et Alice avaient probablement débarqué quelque part sur le continent, à pied, du côté de Lorient, au risque de tomber dans la souricière de Legay et Basillac. Avec l’intention d’aller où ? Se sentaient-ils traqués ou au contraire avaient-ils soigneusement balisé leur fuite ? Les recherches concernant un voilier jaune et vert naviguant le long de la côte sud n’avaient rien donné mais ils étaient là, quelque part, poursuivant leur lente dérive, loin des aéroports et des villes. Mc Cash en était sûr. Avec le temps, il commençait à connaître ses proies, il pouvait presque les sentir. Et puis, il repensait au cerf-volant trouvé dans la 504 : « Pour tes six ans, petite… »


Située à l’entrée de La Baule, dans les lotissements huppés, la maison familiale prenait le frais sous les pins de la station balnéaire : Mc Cash claqua la portière et se dirigea vers le portail. Fermé.

Un coup d’œil vers l’allée lui indiqua qu’une Renault Espace stationnait devant le garage. Il pressa la sonnette. Jeta un regard sur le jardin. Pas de gamine à l’horizon. Les volets qu’il apercevait depuis le trottoir couvert d’épines étaient tous clos. Il sonna de nouveau, entendit quelques bruits. Enfin, une voix d’homme lança derrière la haie :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Police. C’est au sujet de votre petit-fils, Frédéric…

Henry Bénouville apparut devant le petit portail de bois blanc. Un rat aveugle trépignait à ses pieds. Peut-être un chien.

— Ah ! Lieutenant Mc Cash ! s’exclama-t-il en reconnaissant son bandeau. Qu’est-ce qui vous amène ? Vous avez du nouveau ? Entrez, je vous en prie !

Il s’empressa d’ouvrir le portail. Mc Cash n’avait rien bu, rien avalé d’illicite, mais un étrange sentiment le parcourut tandis qu’il marchait jusqu’à la terrasse d’une propriété à l’architecture très années soixante-dix.

— Qu’est-ce que c’est ? fit une voix de femme.

— La police, figure-toi ! répondit Bénouville. C’est au sujet de Frédéric !

— Oooooh !

La sexagénaire qui faisait des mots fléchés sur la table de jardin avait une voix d’oie malade. Les joues rouges, potelées, sur de courts cheveux raides, ses yeux étaient globuleux, presque idiots. Elle se leva aussitôt, boudinée dans un maillot de bain à fleurs qui rappelait la toile cirée :

— Je vous en prie, asseyez-vous ! dit-elle en le priant d’un geste. Une orangeade inspecteur ?

— Non. Merci.

— Alors, vous avez retrouvé Frédéric ? s’enquit Bénouville.

— Pas encore, mais je le cherche…

Le policier observa les persiennes de la maison :

— La petite Mathilde n’est pas là ?

— Heu… non, non.

— Vous avez obtenu sa garde, n’est-ce pas ?

— Oui, depuis la fin du mois de juin, rétorqua-t-il. Ça a été une tellement bonne nouvelle pour nous, inspecteur, si vous saviez ! N’est-ce pas Marie-Jeanne ?

— Oh ! Oui !

Marie-Jeanne, hein…

— Fin juin, vous dites ?

— Oui oui ! Le 26 ! s’enflamma la mamie, servant quand même l’orangeade. Si on s’en souvient ! Ça a été une de ces fêtes !

Les volets de l’étage étaient fermés. Ceux du bas aussi, excepté les fenêtres de la cuisine…

— Et là, elle est où, Mathilde ? Dans sa chambre ?

— Non : elle est partie en colonie de vacances. Une institution privée tout ce qu’il y a de bien ; et puis pour eux, l’été, c’est mieux.

— Ah bon ?

Mc Cash n’y connaissait rien en gamins. Seulement il était passé à l’état civil.

— Je pensais la trouver chez vous, dit-il. C’est demain son anniversaire, non ?

La dame n’eut pas le temps de s’esclaffer.

— Vous savez, à la longue, les enfants s’ennuient avec des vieux comme nous ! sourit Bénouville en patriarche compréhensif. On n’allait pas couper ses vacances pour une petite fête que nous remettrons à plus tard…

Le borgne opina du chef. Il y eut un silence gêné.

— Vous ne voulez pas de votre orangeade ? demanda la dame depuis son bout de toile cirée.

— Je vous ai dit non, merci.

— Papy ! cria-t-elle dans son maillot. Va donc chercher du vin à monsieur l’inspecteur ! Tu vois bien qu’il n’aime pas l’orangeade !

Mc Cash avait presque envie de rire, pourtant quelque chose l’en empêchait.

— Ne bougez pas, relança Bénouville, je vais vous en chercher à la cave…

Il s’enfuit prestement, laissant le policier seul avec madame. Comme Marie-Jeanne souriait, béate, il se réfugia dans son carnet. Le 26. La veille du crime… Elle reprit son monologue là où elle l’avait laissé :

— Vous savez, monsieur l’inspecteur, mon mari a raison : Mathide est mieux à la colonie qu’ici ! L’été, il y a un monde fou à La Baule, et nous sommes très occupés en ce moment avec les travaux que nous avons entrepris à l’étage. Et puis, nous lui avons envoyé un petit cadeau.

Elle tenta un sourire espiègle.

— Quelle colonie de vacances ?

— Celle de Houat, répondit-elle. Une petite île charmante : c’est l’idéal pour les enfants…

Bénouville revenait de la cave, une bouteille à la main.

— On peut savoir pour quel motif vous recherchez Mathilde ? demanda-t-il doucement.

— Non.

Interloqué, l’homme posa le bourgogne sur la table.

— C’est Frédéric qui est dangereux, reprit-il en cachant mal sa nervosité, pas Mathilde : vous avez vu l’attestation du docteur Hardy ?

— Oui, je l’ai vue. C’est votre médecin de famille, n’est-ce pas ?

— Oui, oui… Pourquoi dites-vous ça ?

— Pourquoi ne pas avoir laissé la garde de Mathilde à votre petit-fils ?

— Je vous l’ai dit, c’est un incapable ! répliqua Bénouville. Un vaurien qui refuse de travailler. Tout de même, monsieur l’inspecteur, on ne peut pas éduquer proprement une enfant sans un minimum ! Frédéric ne fait même pas cet effort !

Deux plaques rouges venaient de faire irruption sur ses joues et son cou. Un voile translucide couvrait son regard.

— Papy ! Sers donc monsieur l’inspecteur ! Tu vois bien que son verre est vide ! s’offusqua la dame.

— Oui, excusez-moi, se reprit-il. J’espère que vous aimez le bourgogne ?

Il approcha le goulot.

— J’en suis féru, singea Mc Cash.

— Ah ! se détendit l’autre, vous êtes un connaisseur, vous !

— Ah ! bah, pour ça, avec mon mari vous tombez bien ! embraya Marie-Jeanne. C’est un grand amateur de vin, vous savez ! Ah ! sa cave, sa cave ! Il n’y en a que pour sa cave ! Il y passe tout son temps !

Mc Cash mit une première gorgée en bouche, fronça les sourcils, l’avala quand même. Puis il posa son verre et évalua la bouteille de bourgogne. Un morgon 88.

Il fut alors saisi d’un doute. D’un effroyable doute.

*

— C’est qui Mathilde Le Cairan ?

Le costume trempé après sa traversée en Zodiac, Mc Cash avait parcouru le bourg de Houat comme un spectre. Le teint livide, une seule idée en tête, il avait filé jusqu’au camp de vacances tout au bout de l’île. Ses pieds peinaient sur le sable meuble ; ce soir, ses cinquante ans pesaient des tonnes. Trois jours sans dope. Une sacrée cure.

— La petite en bout de table, répondit le directeur de la colonie, sorte de boy-scout mal dégrossi portant culottes courtes, foulard et chaussettes en laine.

— Personne n’a cherché à la contacter ces jours-ci ?

— Heu… non. Enfin, si, j’ai reçu plusieurs coups de fil…

— Qui ça ?

— Des gens de sa famille.

— Ses grands-parents ?

— Heu, non : eux je les connais, ils sont venus ici pour amener la petite il y a une dizaine de jours.

— Alors qui ?

— Je ne sais pas, ils ne se sont pas présentés. Mais j’ai reçu un colis pour elle de la part de ses grands-parents. Demain c’est son anniversaire…

Mc Cash secoua sa tête mal peignée. Une Barbie sans doute.

— Hum…

Les joues grasses du type tremblaient dans le pas du policier qui traversait le réfectoire sous le regard impressionné des enfants. Apercevant les couettes brunes d’une gamine en bout de table, il se retourna vers le boy-scout qui lui collait au train.

— J’ai plus besoin de toi.

Le jeune homme stoppa net, soudain gauche dans son grand short marine et sa chemise criblée d’écussons :

— Oui, bien sûr, inspecteur… Mais vous savez, heu, elle ne parle pas, cette petite…

Le borgne le rabroua :

— Ça ne parle pas, à six ans ? fit-il en parlant des enfants.

— Ben, heu, si, normalement : enfin, ça dépend des enfants…

Le vieil adolescent se retira et, comme les gamins s’agitaient en pouffant au-dessus de leur purée, réclama le silence, aussitôt respecté.

C’était une jolie salle en pierre, avec des poutres sombres et des vitraux pour filtrer la lumière. Les gosses paraissaient agités — un pirate agrémentait leur repas. Quant à Mathilde, visiblement, elle n’aimait pas beaucoup la saucisse. La purée, ça allait encore — elle avait peut-être mangé deux bouchées.

— Tiens, viens avec moi, toi… lâcha-t-il.

L’enfant descendit tant bien que mal de son banc et suivit tête basse les pas du géant sous les chuchotements de ses comparses. Surveillant du coin de l’œil ses couettes qui dodelinaient, Mc Cash referma la porte derrière eux. La pièce adjacente faisait office de bureau vide. Ici, ils seraient tranquilles.

Il se planta devant Mathilde, une brunette peu expressive au regard déjà grave. Ses joues rondes étaient couvertes d’urticaire et lui ne savait pas trop comment s’y prendre. Il avait fait parler des suspects récalcitrants, des dealers, des tueurs, des petites frappes, mais jamais de gosse de six ans.

Depuis son détour par La Baule, Mc Cash avait un soupçon. Un terrible soupçon. C’est la bouteille de morgon qui lui avait mis la puce à l’oreille : grand œnologue selon les dires de sa femme, Bénouville lui avait servi un bourgogne lors de sa visite impromptue. Un morgon 88. Proprement imbuvable. Sur le chapitre, Mc Cash connaissait ses classiques : le morgon ne vieillit pas plus de sept ou huit ans. Or, celui de Bénouville en avait déjà plus de quinze.

Ce type « passait son temps à la cave » mais n’y connaissait rien en vin. Qu’y faisait-il donc ?

— Tes grands-parents t’ont amenée ici ? dit-il en s’agenouillant devant la petite fille.

Elle pinça ses lèvres, intimidée.

— Tu t’y plais ? Non ? Oui ? Non ? Dis-moi Mathilde (il l’empoigna doucement par le bras), il faut que je te parle. C’est important. Une chose sérieuse. Il faut que tu me dises la vérité…

La gamine n’en menait pas large. Le bandeau avait l’air de drôlement l’impressionner.

— Dis-moi, tu préfères être là ou chez tes grands-parents ?

Comme elle baissait la tête, boudeuse, il insista :

— Tu aimes bien aller chez tes grands-parents ?

Mathilde se gratta les mains, déjà rougies.

— Tu n’aimes pas aller chez tes grands-parents ? Pourquoi ?

Le menton de la petite commençait à trépider. Il enfonça le clou :

— Pourquoi tu n’aimes pas aller chez tes grands-parents ? Dis-moi. Pourquoi ? C’est à cause de la cave ?

La petite fille le regarda alors avec un air qui n’allait pas du tout à une enfant de son âge.

— Dis-moi, Mathilde, c’est à cause de la cave ? Il t’arrive d’y aller ?

Ses joues rougirent sous l’urticaire. Mc Cash ne connaissait pas les enfants mais il savait traquer la peur dans les yeux des hommes. Même des petits. Elle recula d’un pas, le menton tout tremblant, et grimaça en silence sous ses couettes.

— Tu vas souvent à la cave ? fit-il en modérant sa voix. Dis-moi, Mathilde…

N’y tenant plus, la gamine fondit alors littéralement en larmes : son visage rond se désarticulait, ses yeux se fissuraient mais ses pleurs restaient désespérément muets.

*

Quelques pétards s’élevèrent dans le ciel, encore minoritaires face aux étoiles. Arrimé au comptoir de la buvette, un gobelet de bière à la main, Mc Cash buvait depuis une heure. Peut-être deux — sa Swatch avait pris l’eau dans le Zodiac. L’idée d’attendre les tueurs au bal du 14 Juillet lui avait déjà coûté trente euros. Ou le double. L’Irlandais buvait sans s’en apercevoir. Ce qu’il venait de vivre l’avait secoué. Pauvre gamine… Quant aux tueurs, il ne savait pas s’ils étaient là mais il les connaissait : ils finiraient par se montrer, aujourd’hui ou demain, pour l’anniversaire de Mathilde.

Sur le podium, le vieux chanteur au sous-pull brillant achevait sa musette à petits coups d’accordéon. Plus haut, un arc-en-ciel pyrotechnique s’éparpillait sur la mer — le bouquet final. Croyant peut-être passer inaperçu parmi la foule, le borgne avait d’abord troqué son bandeau pour une paire de lunettes noires, mais la nuit tombant il n’y vit bientôt plus rien, de telle sorte qu’il préféra le remettre plutôt que de s’exposer aux regards des autres.

Forcément, le monde entier aurait vu qu’il avait une prothèse, un œil de verre comme on dit quand on en a deux vrais, cet œil mort qui vous fixait. Sa peur sans bandeau : que la prothèse se déplace sans qu’il s’en aperçoive. Ah ! pour ça, il aurait l’air malin avec son œil normal et son œil qui louche ! Ah ! ça devait faire un drôle d’effet, hein ?

Après un bref et lénifiant discours sur la Bretagne authentique, le crooner armoricain entonna un air qui sentait le succès de la soirée. Mc Cash allait recommander quand son regard se ficha sur le visage d’un homme qui, en se faufilant, avait renversé un peu de bière sur la manche de sa veste. Il le vit s’éloigner vers les tonneaux, en dehors de la piste, persuadé de l’avoir croisé quelque part… Sur la petite place publique, les gens gesticulaient dans une farandole improvisée. Une fillette souriant de tout son appareil dentaire passa devant lui, puis une grosse femme aux mollets pour ainsi dire sans chevilles… Enfin, il se souvint du visage du type croisé tout à l’heure : c’était dans le dossier du Pays basque. Martial Arbizu.

Il chercha nerveusement parmi les noceurs mais ne le trouva pas.

— Vous savez où est parti le petit gros qui buvait une bière ici ? lança-t-il aux jeunes grimpés sur les tonneaux.

Une petite à couettes orange rétorqua :

— Avec un grand sec ? Par là, dit-elle, avec une fille…

Abandonnant bal, bière et jeunes filles en fleur, Mc Cash fila vers le port.

Quand il arriva, le quai était désert. Plus loin sous la lune, deux petites taches se mouvaient sur la mer. Des kayaks… Il courut jusqu’au phare et observa un moment leur déplacement jusqu’à ce qu’ils disparaissent, engloutis par la nuit… Avec le temps qu’il faisait, ils ne prendraient pas le risque de passer « la teignouse », ses cailloux et ses courants, pour rejoindre le continent… Non : ils filaient droit devant, sur l’île d’en face. Hœdic.

Mc Cash reprenait son souffle avec peine. Cinquante ans, bon Dieu, ça passait vite… Mais ce soir, le vent du large lui faisait comme une grande bouffée d’herbe pure.

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