10 Sa prothèse

Mc Cash ne savait pas s’il était beau mais il avait plu aux femmes. Lui-même les adorait, bien qu’incapable d’en saisir le sens. Les femmes quant à elles lui reprochaient sa cruauté, son dandysme parfaitement dépravé, son goût pour les autres femmes, l’alcool et les drogues qui le portaient soi-disant en triomphe dans le petit matin titubant, tout en appréciant son humour féroce, ses bras noueux, ses rares donc touchants moments de tendresse, son appétit, voire sa gourmandise — et puis aussi sa cruauté, son dandysme dépravé, son goût pour l’alcool et les drogues qui le ramenaient parfois avec elles dans le petit matin titubant, à force de triompher.

Mc Cash était parfois un peu phallocrate, ce qui le faisait souvent passer pour un misogyne. Afin d’aider les gens à le mettre dans une case, il disait par exemple que « si l’homme descend du singe, la femme y est pour quelque chose » — ce qui n’est pas très malin puisque en attendant, il n’avait pas fait l’amour depuis des mois. Ça commençait à le tarabuster.

Oui, maugréa-t-il en songeant à sa vie, les hommes sont paresseux… Ah ! Il lui en aurait fallu du courage et de l’esprit de sacrifice pour rester avec Angélique, son ex-femme, ah ! il en aurait fallu un peu d’envie pour lui faire un enfant alors qu’elle partait (bon Dieu, il voyait bien qu’elle repartait !). Seulement voilà, il était paresseux : pas assez d’envie dans la carcasse. Dommage. Ou tant mieux — il ne savait plus : à force de vivre en homme double avec ce maudit bandeau qui lui traversait le visage…

Le soleil déclinait à petites foulées dans le chemin qui bordait le pavillon de Mavel. Les pieds posés sur le vide-poche de la Safrane, le policier attendait depuis des heures. Derrière les taillis, on apercevait la maison, mais toujours aucun signe des fugitifs.

Mc Cash ne croyait plus beaucoup à leur retour : le couple avait récupéré la 504 alors qu’il inspectait leur planque et cet imbécile de garagiste les avait laissés partir avec la voiture ; ils s’étaient probablement croisés.

Leurs affaires étaient pourtant toujours dans la maison : avaient-ils flairé sa présence ? L’Irlandais attendit.

Encore.

La nuit tombait.

Elle dégringolait, même.

Lui hésitait toujours : devait-il faire intervenir les services de police afin de chercher des indices dans la maison ? Enquêter dans les environs ? Rentrer ? Le carnet bleu trouvé sur le bar de la cuisine le laissait dubitatif. « Activité ludique à hauts risques pour un été maussade ou Rachetez-vous une âme en six coups »… Alice aurait donc offert un revolver à Le Cairan ? Pour quoi faire ? Tuer des gens ? Et qu’entendait-elle par « assassiner ses pensées parasites » ? Parlait-elle de celles du député ? Et de qui d’autre encore ? En tout cas, ce petit manège expliquait l’anfractuosité cylindrique mentionnée par la balistique au sujet de la balle qui avait tué le député…

À deux heures du matin, sachant qu’ils ne viendraient plus, il goba une poignée d’amphétamines et décida de rentrer. Sur la quatre-voies, il savoura une version controversée de Glenn Gould où l’on pouvait entendre le musicien chanter d’autres notes, et jura de s’envoyer en l’air sitôt cette affaire achevée, avec la première venue s’il le fallait.

*

— Alors Mc Cash, vous avez retrouvé votre homme ?

Anne-Françoise Trémaudan fit claquer le briquet en or offert par son premier mari. Derrière le nuage opaque de sa gitane, Mc Cash faisait la moue : Le Cairan et sa complice avaient pris la fuite, il savait qu’il les avait ratés de peu, mais malgré la découverte du carnet bleu et leur délit de fuite, quelque chose continuait de le chiffonner dans cette histoire…

— Non, dit-il.

Sujet aux effets secondaires d’amphétamines probablement frelatées, le borgne crevait de chaud dans le bureau de la commissaire. Elle agita ses bracelets :

— Nous sommes débordés en ce moment mais le plaignant est un vieil ami de monsieur le Préfet : il m’a même demandé de le tenir personnellement au courant de l’affaire…

Trémaudan s’évasa sur son siège.

— J’ai ici le dossier de Frédéric Le Cairan. Un dossier des Renseignements Généraux. Jetez-y un œil, ça vous avancera peut-être…

La commissaire posa une chemise jaune citron sur le rebord de la table.

— Ne vous en faites pas, dit-il, je le trouverai.

Un regard noir brillant marqua la fin de l’entrevue. Un fameux regard. Pour une fameuse tête de mule. Mc Cash quitta le bureau sans desserrer ses mâchoires ni parler du carnet trouvé dans la maison. Quand il retrouverait la crapule qui lui avait refilé ces amphétamines…

*

Nietzsche reposait, le ventre ouvert, sur la moquette du trentième étage :

Je déteste autant de suivre que de conduire. Obéir ? Non ! Et gouverner ? Jamais ! Celui qui n’est pas terrible pour lui n’inspire la terreur à personne. Et celui qui inspire la terreur peut conduire les autres. Je déteste déjà de me conduire moi-même ! J’aime, comme les animaux des forêts et des mers, à me perdre pour un bon moment, à m’accroupir, rêveur, dans des déserts charmants, à me rappeler enfin de moi-même, de loin, et à me séduire moi-même.

Mc Cash relut « le solitaire » pour la quatrième fois de la journée. Nietzsche lui causait des soucis : c’était un homme dangereux, un homme qui n’avait pas peur de la force. Il devrait pourtant. Pourquoi, comment, le borgne n’en savait rien : du haut de sa paille vert fluo, les êtres humains lui paraissaient bien petits. Il aspira un rail de cocaïne, renifla encore, se frotta le nez. Pour passer le goût des amphétamines.

Après avoir fait le tour de ses dealers-indicateurs, l’Irlandais était rentré chez lui. Dans l’ascenseur, il n’avait dit bonsoir à personne — pas même à la fille du seizième, la petite boulangère d’en bas qui lui offrait de si jolis sourires en lui rendant la monnaie dans le creux de la main.

Armé d’un whisky Tullamore le bien-nommé, surplombant la ville depuis le fauteuil tourné vers la baie vitrée, le borgne parcourut de nouveau le dossier confié par la commissaire. Celui des R.G. Rien de très folichon : jeunesse difficile dans une famille nombreuse dont Frédéric était l’aîné, pension, internat, boîtes à bac, fugue, chômage, drogue (plantation de cannabis qui lui avait valu une forte amende et deux mois avec sursis, en 96). Réformé P4. Pas de suivi psychiatrique. Avait l’année dernière écopé d’un mois de prison ferme (transformé en heures de travaux d’intérêt public) et de trois mois avec sursis après avoir mis le feu aux Pères Noël publicitaires du centre piétonnier.

Côté politique, si Le Cairan n’était inscrit à aucun parti, il faisait tirer une sorte de revue artistico-situationniste (L’Ankou Magazine) à plus de mille exemplaires, cela sans travail ni salaire, par le biais de son association. D’où tenait-il tous ces fonds ? Serait par ailleurs très lié à Georges Filoc’h, ancien cadre du bureau politique du FLB, aujourd’hui retraité, soupçonné d’être lié à différents groupuscules extrémistes parmi lesquels le mouvement indépendantiste breton Emgann, dont quatre représentants avaient été interpellés le mois dernier pour avoir offert l’hospitalité à des Basques de l’ETA…

Mc Cash jeta le rapport jaune citron sur les poils de chien de la moquette, alluma la télé pour les informations régionales et avala une gorgée de whisky. Trente étages plus bas, les voitures se suivaient méthodiquement le long du canal.

Il était aujourd’hui le seul à connaître l’existence du carnet bleu. Il s’agissait de rétention d’informations liées à l’enquête en cours mais le policier estimait avoir ses raisons : là où le préfet Basillac y verrait un aveu, lui doutait encore. Pourquoi Alice Arbizu avait-elle offert un revolver à Le Cairan ? Qui était l’instrument de qui ? Et cette fille, d’où elle sortait ? Des irréductibles de l’ETA ?

Le borgne avait du mal à y croire. Il avait tâté du gauchisme dans sa jeunesse — à l’IRA, il y avait de tout. En dehors des obscurantismes religieux, certains établissaient des contacts avec divers groupuscules d’extrême gauche. L’idée de subversion l’avait tenté jusqu’à l’accident — en ce sens, la perte de son œil droit lui avait fourni un sérieux avertissement. Par pure provocation ou simple esprit de contradiction, il était devenu flic. Avec le même esprit, il s’était marié deux fois avec la même personne, comme une vieille star déboussolée — étrange décision pour un homme sans prénom que de donner deux fois son patronyme à la même Angélique…

Mais dans son esprit qui s’égarait, une question, une seule : pourquoi Philippe Rogemoux s’était-il posté en pleine nuit à la fenêtre du salon alors qu’un tueur attendait en bas ?

L’appel à témoins lancé par les autorités n’ayant toujours rien donné, les locataires de l’immeuble semblaient être les seules personnes susceptibles de l’aider. Parmi eux, seule Gwénaëlle Magadec avait déclaré avoir été réveillée par la détonation. Ça valait peut-être le coup de l’interroger…

Mc Cash regardait l’écran de télévision d’un œil morne : conséquences de la marée noire, le tourisme en Bretagne enregistrait une baisse spectaculaire. La dépression qui pointait sur le Finistère n’arrangerait rien. Tour de France : la grogne montait dans le public après la nouvelle saisie des douanes mais les coureurs gardaient le moral. Le régional de l’étape de déclarer : « plus les jours y passent, mieux je me sens bien ». Industrie porcine : on conseillait aux parents d’acheter de l’eau en bouteille, surtout pour les nourrissons. Football : le Stade Rennais recrutait pour la saison à venir. Pinault confiant, mais tendu — c’était tout de même son pognon… La nuit tombait lorsqu’il quitta son fauteuil. Il s’étira longuement sur le désastre de son appartement, enjamba un sac de gravats et enfila sa veste noire, celle du croque-mort.


Rue Duguesclin, dix heures du soir. Mc Cash grimpa au premier étage et sonna à la porte de gauche — l’appartement de droite était en restauration.

Gwénaëlle Magadec ne parut pas surprise de le voir, les cheveux ébouriffés sur le pas de sa porte. D’un geste, elle invita le policier à entrer dans un appartement sombre, calme, raffiné. L’homme suivit les pas nus qui grinçaient sur le parquet, alignant quelques banalités. Des estampes orientales ornaient les murs. Fiché dans le sourire de Ganesh, de l’encens fumait en volutes appliquées. Un chat noir reposait sur le sofa, les pattes avant repliées sous le menton. Mc Cash se posta à la fenêtre qui donnait sur la rue.

— Vous vous demandez si j’ai vu quelque chose depuis cette fenêtre ? dit-elle dans son dos.

— Vous étiez où quand le coup de feu a retenti ?

— Je l’ai dit cent fois à vos collègues : dans mon lit. Je suis ce qu’on appelle une grosse dormeuse… ajouta-t-elle dans un rictus ironique.

— C’est ce que me disait ma femme aussi. Vous dormiez ?

— Je crois que c’est le coup de feu qui m’a réveillée. Et puis les bruits de vitre brisée… J’étais dans le cirage. Il y avait aussi des bruits sourds…

Elle caressait son chat, qui dressa l’échine.

— Des bruits sourds ? Quel genre ?

— Je ne sais pas exactement : je vous dis que j’étais dans le cirage.

— Comme des portes qu’on claque ?

— Hum, possible. C’était confus…

L’Irlandais hocha la tête en observant la table basse du salon.

— Vous avez un copain ?

— Pardon ?

— Il y avait une personne chez vous ?

— Pourquoi me demandez-vous ça ? s’empourpra Gwénaëlle.

— Vous lisez L’Équipe ? siffla-t-il en se tournant vers le journal qui traînait sous le meuble japonais.

— Et pourquoi pas ? renchérit la Bretonne, les joues roses.

Mc Cash la trouvait rigolote.

— Bon, aujourd’hui c’est lundi, soupira-t-il comme si l’explication s’annonçait fastidieuse : L’Équipe coûte plus cher parce que le lundi, c’est le jour des résultats du week-end. Que pouvez-vous me dire sur le Stade Rennais ?

Gwénaëlle le fusilla du regard :

— Vous êtes chiant !

— C’est aussi ce que me disait ma femme. Alors ?

— Oui, il y avait bien quelqu’un dans mon lit.

— Son pedigree ?

— Un homme marié, si c’est ce que vous voulez dire.

Une montée d’amphétamines provoqua une brusque bouffée de chaleur.

— Bon, maintenant fini de jouer, ma belle, aboya-t-il : je vous écoute et je vous préviens, c’est la dernière fois…

Elle avait le rouge au front et ça l’agaçait.

— Je sors avec un homme marié, déclara-t-elle de sa voix caverneuse : personne ne le sait et nous tenons à ce que les choses restent ainsi encore un moment.

— Je m’en fous, avoua Mc Cash en allumant une cigarette.

— Très bien. En tout cas, cela ne change rien. Yann n’a rien entendu non plus.

— Comment pouvez-vous affirmer une chose pareille ? dit-il, l’œil torve.

Gwénaëlle sourit du haut de ses trente-huit ans :

— Nous venions de faire l’amour.

— Et alors ?

— D’ordinaire, nos galipettes durent un moment mais ce soir-là Yann avait la petite forme, comme on dit dans le jargon. Il avait pas mal bu et beaucoup trop fumé. Les vieilles bêtes, à cet âge-là, ça ne tient pas le coup, ajouta-t-elle pour l’emmerder.

— Hum hum… La suite ?

— Eh bien c’est simple, mon amant s’est écrasé comme une mouche et je me suis endormie dans la foulée.

Une étincelle de malice passa dans l’obscurité de ses yeux :

— D’ailleurs, ce salaud ne s’est réveillé qu’à l’arrivée des secours…

En bonne Bretonne, Gwénaëlle se détendit après la confession :

— Vous voyez, ce n’était qu’un petit mensonge…

En croisant son regard, Mc Cash sut qu’elle ne mentait plus : il se contenterait de passer un coup de fil au domicile de ce Yann. Il s’assit sur un petit banc japonais dont il ne connaissait pas le nom.

— Vous êtes allée voir à la fenêtre après le coup de feu ? reprit-il.

— Oui.

— Vous n’avez rien remarqué ?

Il posa la cendre de sa cigarette dans une coupelle blanche.

— Non, rien. La rue était vide. Absolument vide. Enfin, jusqu’à ce que les secours arrivent…

Mc Cash expulsa une longue bouffée de tabac. Nu-pieds sur le tapis ocre du salon, les bras pliés sur son pull noir, Gwénaëlle observait la coupelle blanche où une longue cendre s’était allongée.

— Je ne vous ai pas demandé l’autorisation de fumer, concéda-t-il en désignant la cigarette qui se consumait.

— Ni de poser vos cendres dans mes coupelles à sushis.

— Ça s’appelle la classe. Dites-moi, vous avez parlé du meurtre de Rogemoux avec vos voisins ?

— Évidemment. On le voyait souvent…

— Vous lui connaissiez des ennemis ?

— Bien sûr que non.

— Vous avez échangé vos impressions avec tous les locataires de l’immeuble ? Il n’y a que six appartements, vous devez bien vous connaître, non ?

— On se croise… fit-elle, évasive. J’en ai discuté brièvement avec monsieur Cherroui et la dame du deuxième. Mais comme ils n’ont rien vu…

— Et le type du troisième ?

— Fred ? Vous devez savoir que je ne l’ai pas vu depuis.

Évidemment…

— Vous vous connaissez bien ?

— Du bon voisinage.

Gwénaëlle haussa les épaules et ajouta :

— On a couché ensemble quand on était petits…

— Maintenant que vous êtes grande, vous n’auriez pas couché avec, je ne sais pas, le député Rogemoux ?

Il écrasa son mégot dans la coupelle à sushi.

— Vous êtes toujours aussi goujat ?

— Contentez-vous de répondre à ma question.

— Non : vraiment pas mon genre.

— C’est quoi votre genre ? Le Cairan ?

— Lui ou un autre. Bon, c’est fini votre cirque ?

— Ouais. Vous savez où on peut le joindre ?

— Fred ? Écoutez, je n’en sais rien, s’impatienta-t-elle. Qu’est-ce que vous lui voulez au juste ?

— Je fais mon métier Mademoiselle : je cherche les témoins d’un meurtre, répondit-il sèchement.

Gwénaëlle tira ses longs cheveux bruns en arrière, toujours sur la défensive. Mc Cash reprit l’interrogatoire :

— Vous saviez que Fred faisait de la politique ?

— Pourquoi, il n’en fait plus ?

— Alors ?

— J’achète sa revue sur le marché…

— Il y est beaucoup question de politique…

— Vous connaissez des questions qui ne sont pas politiques ?

— Peut-être, mais il connaît des gens dans les milieux extrémistes.

— Et alors ? rétorqua-t-elle. Je vous connais bien, vous.

— Lorsque vous discutiez du meurtre avec vos voisins, enchaîna-t-il sans sourciller, vous n’avez relevé aucun détail qui vous aurait surprise ?

— Par exemple ?

— Les gens sont rarement naturels devant un policier. Un voisin aurait pu vous raconter une anecdote…

Son air était presque doux tout à coup. Gwénaëlle le trouva particulier.

— Non, pas de détail particulier…

Cinq minutes plus tard, le policier passait la porte de l’appartement. Il avait chaud. De plus en plus chaud.

— Au revoir, conclut Gwénaëlle.

— C’est ça, au revoir.

Mais à cet instant, Mc Cash avait l’impression de ne rien comprendre aux femmes : rien. Il descendit l’escalier et, d’un geste rageur, écrabouilla la larme idiote qui coulait de sa prothèse.

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