17 L’équilibre

Il était près de cinq heures quand les plaisanciers nous débarquèrent sur la côte sauvage de Belle-Île. Même s’ils semblaient soulagés de se débarrasser de nous, on se quitta en bons termes : après un plat de moules et une solide poignée de main, Philippe, torse et pieds nus, finit par ramener son annexe vers le voilier où Cécile l’attendait. Ils repartaient illico pour Le Croisic.

Nous avions préféré le mouillage du port de Pouldon plutôt que Sauzon. En s’éloignant du rivage, je repensai à ce que Philippe avait répondu quand on lui avait demandé pourquoi il nous avait tendu le revolver plutôt que de nous garder en joue : rien. Le capitaine n’avait rien répondu mais son sourire en disait long sur son visage. Drôle de type. En tout cas, si nous avions bon espoir qu’ils ne nous dénonceraient pas aux flics, deux précautions valaient mieux qu’une : Alice et moi avions décidé de quitter Belle-Île au plus vite. La police avait nos signalements et probablement celui du voilier. Partir pour aller où ? Avec à peine mille euros en poche, nous n’irions pas loin. Dès lors, trois solutions s’offraient à nous : trouver un bateau qui nous emmènerait à l’autre bout du monde (mais je n’étais pas chaud pour affronter les quarantièmes rugissants avec une fille qui avait fait de l’optimiste quand elle était gamine), retourner à terre (au risque de tomber sur les flics), ou filer sur une autre île.

Houat était juste en face : via Le Palais, on pouvait l’atteindre le soir même. De là, nous chercherions un moyen de joindre le Pays basque : Alice y avait de la famille, des amis, des gens susceptibles de nous aider à passer les frontières, et pourquoi pas à disparaître… Le plan ne valait pas grand-chose mais dans notre situation, nous n’avions plus vraiment le choix : c’était gérer le désespoir ou se rendre. Pour ça au moins j’étais clair : je n’étais pas de ceux qu’on enferme — plutôt crever.

Nous filâmes à travers les épineux et suivîmes le chemin de terre qui menait à la départementale. La marinière trouée du capitaine sentait la marée mais, puant moi-même sans discernement, je m’accommoderais de son paletot. Alice, plus chanceuse, avait récupéré une robe de Cécile et les vieilles Dock de son compagnon — trop larges, mais c’était toujours mieux que des pieds. Elle déambulait au milieu du chemin dans une seyante petite robe à pois, je suivais à pas comptés sur l’herbe du bas-côté ; Le Palais était à près de dix kilomètres…

Arrivé au Grand Cosquet, je demandai une chaussure à Alice, qui refusa — l’égalité des sexes, mais pas l’égalité des pieds. Dans les ruelles, les gens nous saluaient comme si nous faisions partie de la famille. Je marchais tête basse, sans un regard pour les marguerites égarées à la sortie du hameau, lorsque mon pas se bloqua devant le fossé : un doudou abandonné gisait là, couvert de crasse.

Je fixai la chose, immobile sur le bord de la route. Je ne sais pas pourquoi mais ça me donnait envie de pleurer…

— Qu’est-ce que tu fais ? lança Alice.

— J’ai mal aux pieds, rétorquai-je, déblayant mes plantes de pied truffées de cailloux.

Mais mon manège ne prit pas longtemps :

— Qu’est-ce que tu as à faire la gueule comme ça ?

— Quoi la gueule comme ça ?

— Tu fais la gueule.

— Et alors ?

— Tu ferais mieux d’aller au bout de tes idées.

— Moi aussi je suis toujours plein de bons conseils pour les autres. De toute façon je n’ai pas d’idées : rien que des sentiments. Comme une fille.

— Misogyne.

— Sexiste.

— T’es pas marrant.

— Non, je fais la gueule.

Je repris la route, la tête vide, pour éviter d’exploser. J’avais réagi comme ça à la mort de mon frère. C’était ça ou descendre les parents, et puis aussi les Viocs, dans la foulée.

Arrivés sur la départementale, Alice suggéra de faire du stop.

Des capucines dansaient dans les fossés, inconscientes. Alice marchait devant, pouce tendu. Ses mèches rouges avaient comme fondu au soleil. Nous croisâmes d’abord un type en veste à carreaux agrippé au guidon de son caddie, la gitane maïs aux lèvres, puis une voiture, qui passa en faisant un écart démesuré. Une Audi ignora superbement l’échancrure de sa petite robe à pois quand la suivante s’arrêta à une vingtaine de mètres. Nous accourûmes comme si le conducteur allait s’échapper. Bientôt, ma respiration se bloqua : il y avait un drapeau tricolore sur la plaque d’immatriculation de la Peugeot.

À l’intérieur de la voiture, un gendarme. Un gros gendarme.

Non, c’était impossible : pas maintenant. Pas comme ça. J’avançai à reculons. Peut-être qu’il nous avait reconnus, cet empaffé. Alice me tira par le bras. Le gendarme n’était pas seul à bord : deux petites têtes blondes s’agitaient sur la banquette arrière.

— Bonjour ! lança Alice par la vitre qui s’ouvrait. Vous allez où ?

— À Palais ! annonça le quadragénaire joufflu, désignant sa progéniture. Si ça vous avance, vous n’avez qu’à monter.

— Avec plaisir, minauda ma vieille copine. On en a marre de marcher. Nous aussi on va à Palais…

Le représentant de la loi ôta son képi de l’endroit où Alice poserait ses fesses et ouvrit la portière d’un air bonhomme. Je m’installai avec les sacs et les garçons à l’arrière. Ceux-là n’avaient pas douze ans mais portaient déjà une chemise pour couper des bûches et un pantalon pour aller à la guerre. Ils me regardaient bizarrement. Peut-être à cause de mes pieds nus. Le gendarme démarra.

— Alors, en vacances ?

— Oui oui ! prétendit Alice.

— Vous venez d’où ?

— De la plage d’Herlin.

— Ah ! Herlin ça fait une trotte… Vous vous êtes baignés ?

— Deux fois.

— Hou là ! Moi je me baigne plus depuis longtemps ! Elle est trop froide !

— Dites plutôt que vous ne savez plus nager.

À l’arrière, je hochai la tête : voilà que la souris jouait avec le chat.

— Hé hé ! pouffait le gendarme. Vous êtes une rigolote, vous ! Et vous vous appelez comment ?

— Audrey.

— C’est joli, dit-il, l’œil plongeant dans son décolleté.

— Oui, on l’a bien en bouche : Audrey…

Alice alimentait la conversation avec un naturel désarmant alors que le revolver reposait à ses pieds. En attendant, le gendarme semblait la trouver à son goût. Au fil des kilomètres, les gamins n’en finissant plus de glousser sur la banquette arrière, Alice finit par se tourner vers eux :

— Alors les garçons, dites-nous un peu ce qui vous fait rire comme ça ?

Le ton était idéal pour recevoir une réponse de la part d’un enfant mais, à notre plus grande surprise, les gosses s’écroulèrent alors littéralement de rire. Je tendis une moue impuissante à ma complice.

— Alors ? insista leur père en jetant un œil par-dessus son épaule.

Après quelques pouffements de circonstance, l’aîné me désigna du doigt et s’esclaffa :

— On dirait le gars qui passe à la télé !

Son frère riait sous cape. Je restai un instant ébahi. La télé ? Déjà ? Depuis le rétroviseur, le gendarme m’adressa un drôle de regard. Le plus petit, celui qui rigolait de tout son appareil dentaire, s’enhardit alors :

— Ouais, on dirait Tim ! Le héros de « Viva Las Vegas » ! Il a exactement la même coupe de cheveux !

Alice sourit avec eux. Du coup, le gendarme aussi.

Je ne savais pas qui était ce connard de Tim mais une demi-heure plus tard, le représentant de la loi nous déposa sur le port du Palais en oubliant de nous arrêter pour meurtre.

*

Alice n’avait plus les cheveux rouges mais bleu nuit. Si, pressé par le temps, j’avais un peu raté sa teinture, elle par contre ne m’avait pas raté : j’avais le crâne rasé, presque chauve. En tout cas j’étais aussi méconnaissable que le Che débarquant en Bolivie. L’idée n’était pas si mauvaise puisque, après un stop au supermarché et une séance de coiffure improvisée dans les toilettes du bar Les Goélands, c’est par le ferry du soir et incognito que nous avions débarqué sur l’île de Houat.

Perché sur une dune blonde, je regardais tomber le crépuscule sur notre nouveau territoire. Ce n’était pas bien grand mais terriblement isolé… La tente montée, Alice était partie ramasser des coquillages sur la plage. Je la voyais revenir, la robe ouverte à tous les vents. Elle ne m’avait toujours pas dit comment elle s’était procuré le revolver, les raisons qui l’avait poussée à inventer pour moi un jeu aussi dangereux mais, même si elle n’en parlait pas, je me doutais que les types en BM étaient impliqués dans cette histoire. Pourquoi se taisait-elle ? Me menait-elle en bateau ? Avait-elle soigneusement prévu, voire minuté, chaque étape de notre dérive ? Et si son rôle d’illustratrice pour la revue n’était qu’une couverture, ses lettres un écran de fumée ? Il y avait quoi derrière ? Des intérêts politiques ?

Surgissant par rafales, le vent organisait des soulèvements sur la crête des dunes. Grimpée à ma hauteur, Alice me montra trois petits coquillages. Deux jaunes, un gris. Elle les glissa dans la poche de mon nouveau pantalon. Moi non plus je ne disais rien : on entendait battre les ailes des goélands. Plus bas, sur la plage, les rouleaux défilaient avec une grâce froide et méthodique…

— Tu crois qu’il y a une différence quand on dit « libre comme l’air » et « à l’air libre » ? murmura-t-elle dans la brise.

*

Contradictions et vieilles certitudes mijotant dans la même marmite, je méditai longuement avant de trouver la réponse qui conditionnerait le reste de ma foutue vie. Quatre jours. C’était peu et beaucoup à la fois. Muré dans un silence lourd de conséquences, je passais mes heures assis sur les rochers des criques, à lire et à penser. Il n’y avait pas grand choix au supermarché de Belle-Île mais j’avais fini par dégotter un recueil de Pessoa. Petit miracle qui vous tient en vie.

Seule la colère des ruelles sans porte entrait et sortait de mon âme sans savoir où aller ni où revenir sans tuer et sans mourir…

La vie des uns tient parfois à l’avis des autres.

Mais plus je me rapprochais de la solution, plus les choses me paraissaient abstraites, presque impossibles. Ce n’était pas en griffonnant quelques mots sur un bout de papier que j’allais changer le monde : le mien, par contre… Restait Alice. Elle taisait des choses qu’elle aurait dû me dire, évitait soigneusement toute allusion à la Justice (après quatre jours passés sur l’île de Houat, nous ne lisions même plus les journaux), et ses façons de faire me laissaient aujourd’hui totalement impuissant. On ne s’oppose pas à une vague, bon an mal an on s’y mêle. Car au-delà des apparences, c’est elle qui m’avait embarqué dans cette histoire, et non l’inverse ; elle m’avait comme glissé dans sa peau, entre l’épiderme et la chair, dans quelque lieu sanglant et bouillonnant où je me sentirais bien. Pour ça, je n’étais pas difficile. Mais le silence entre nous s’épaississait. D’elle, il ne me resta bientôt plus que son odeur primitive dans la tente et la désagréable sensation qu’elle épiait mon sommeil, qu’elle guettait au-dessus de moi comme si elle pouvait happer mes cauchemars et me les recracher : j’en avais même rêvé une nuit — Alice en cobra cracheur, ça valait son poids de terreur. Mais quand je me réveillai en sursaut, c’était pour constater qu’elle dormait enroulée dans son duvet, non pas à poings fermés mais la main ouverte, plantée dans la bouche entre le pouce et l’index, comme un os. Un os ou un bâillon…

Il fallut que j’achève les Mémoires de Lacenaire pour qu’enfin je me décide.

C’était en juillet, un 14 Juillet : un soir de révolution.

Il restait deux balles dans la trousse.

Une suffirait.

*

J’étais issu d’une famille où, avec une sorte d’acharnement génital, la benjamine avait vingt-quatre ans de moins que l’aîné — c’est-à-dire moi. Je n’aurais probablement jamais rencontré la petite si, au printemps, nos parents n’avaient trouvé la mort dans un accident de la circulation.

Les ennuis avaient véritablement commencé le jour où je m’étais retrouvé dans le bureau d’un juge avec l’avocat des grands-parents afin de statuer sur l’avenir de Mathilde. Par expérience, je savais ce qui attendait la gamine : moi aussi j’avais passé mes vacances et mes week-ends chez eux, dans leur villa de La Baule. Sous les pins il y avait « la Vioque », une espèce de caniche royal qui, lorsque son mari bougeait la main, s’agitait en se demandant où était le caillou, et « le Vioc » qui, pour m’apprendre à pisser au lit, me laissait mariner des heures dans le noir de la cave, en guise de punition.

Les parents, toujours occupés ailleurs, passaient en coup de vent le dimanche, pour les fêtes ou pour proclamer une nouvelle naissance. De toute façon, les enfants se côtoyaient peu : il en naissait un tous les quatre ou cinq ans, et comme chacun d’entre nous ne restait à La Baule que le temps de la maternelle, nous finissions éparpillés dans des pensions différentes sans presque jamais nous voir. Bien entendu, à l’annonce de leur décès, les grands-parents avaient demandé la garde de Mathilde, qui selon la coutume leur revenait de droit.

En dépit de ses cinq ans, la petite ne parlait toujours pas. Pas un mot, ou alors des bruits. Imaginer qu’elle pût un jour faire pipi au lit chez eux me faisant froid dans le dos, je m’étais attaché les services d’un avoué afin de revendiquer mon devoir de tuteur. Mais dans le bureau du juge où je plaidais seul ma cause, je voyais bien que quelque chose ne tournait pas rond ; l’avocat des grands-parents, un ténor du barreau visiblement connu du juge, expliqua ainsi que ses clients étaient encore jeunes et en forme, qu’ils avaient le temps et les moyens d’éduquer correctement l’orpheline jusqu’à sa majorité, que Mathilde les connaissait bien mieux que moi, ce frère qui jusqu’à présent avait surtout brillé par son absence, tant à la naissance que par la suite, moi dont les revenus étaient soit dit en passant ridicules, les projets de vie désespérants (L’Ankou Magazine…), sans parler de ma moralité douteuse : on évoqua ainsi mon passé d’asocial, mes heures de TIP pour dégradations sur la voie publique, mes procès-verbaux, mon activisme dans divers mouvements protestataires, le mystérieux financement de la revue et ma consommation régulière de stupéfiants — à l’occasion, on posa la question de savoir d’où provenait l’argent de la revue, insinuant que je dealais — moi, un marchand ! J’avais senti le vent tourner quand maître Caseneuve s’envola dans un brillant plaidoyer contre la petite délinquance et la nécessité d’un climat sain et serein pour l’éducation de l’enfant.

Avec ma veste aux poches décousues et mes ratures sur les papiers officiels, je n’avais pas une chance. De fait, le juge m’écouta poliment. Quelques semaines plus tard, il donnait la garde exclusive aux grands-parents, me laissant seul avec ma rage et un droit de visite un dimanche sur deux, de trois à cinq, soit quatre heures par mois.

Aussitôt joint au téléphone, l’avoué qui m’avait épaulé dans cette affaire me signifia que son rôle s’arrêtait à remplir les papiers administratifs, que le bureau des affaires familiales n’était pas de son ressort, qu’il me souhaitait bonne chance dans un monde guère folichon… Bref, je m’étais comporté comme un parfait imbécile dans cette histoire. Je m’étais battu du bout des crocs alors que je savais ce qui attendait la petite Mathilde. Je l’avais vue au centre social, une fois. Elle m’avait tout de suite plu avec son air renfrogné, son urticaire et ses couettes à croquer. Nous avions à peine communiqué, juste des regards et quelques mots pour lui expliquer mon point de vue sur la situation mais elle était de ma famille, pas de celle des vieux. Seulement je m’y étais pris comme un manche.

Cela ne se reproduirait plus.

Penché sur mon bic, une feuille de papier à cigarette posée sur les Mémoires de Lacenaire, je racontai tout à la gamine : puisqu’elle était de ma famille, elle comprendrait mes erreurs, mes fautes et mes faiblesses. L’essentiel était qu’aujourd’hui elle pouvait me faire confiance : non, je ne lâcherais pas le morceau…

Quand tout fut consigné, noir sur blanc, j’écrivis la formule magique, celle qui tuait la culpabilité dans le dos, à bout portant, pour la petite : « J’arrive. »

En une formule, je m’étais absous de mon crime.

*

Du vent montait un crachin poisseux. Je passai la langue sur mes lèvres salées et marchai jusqu’à la crique voisine, désertée à l’heure de la fête nationale. Une nuit mauve appelait ses étoiles au-dessus du port, je ne me sentais ni euphorique ni déprimé : juste moi-même.

Ça faisait longtemps…

Avec la brise du soir, les rumeurs du bal me parvenaient par bribes. Je m’arrêtai au pied de la falaise et sortis le Smith & Wesson du sac à dos. Alice partie on ne sait où, j’avais moi-même serti la douille… Vert, fuchsia, blanc, violet, les étoiles faisaient des étincelles dans le ciel. Je tendis le revolver vers les premiers éclats du feu d’artifice en priant pour que tout ne m’explose pas à la gueule, songeai une dernière fois aux Viocs, à la guerre ouverte qu’il me faudrait leur livrer pour récupérer la gamine et attendis la déflagration pour abattre une belle bleue.

La Terre basculait et j’étais l’équilibre.

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