16 Le bout du nez

Martial ne parlait plus. Il avait vu ce que Luis avait fait des deux jeunes. La fille d’abord, violentée, assommée, puis violée. Il avait passé un œil par les barreaux de l’escalier pendant que l’autre s’échinait, mais il n’avait pas osé intervenir. Ce type était fou, tout simplement. Un fou dangereux. Pour ça, il ne l’avait pas vu venir avec ses grands airs de matador, Luis le ténébreux, le soupe-au-lait : ce n’était qu’une brute paranoïaque. En fait de combattre le « fascisme » espagnol, il le perpétuait. Le jeune amant, déjà salement amoché, avait bien tenté de défendre sa compagne mais, coupé dans son élan, Luis lui avait littéralement démoli la tête à coups de poing américain, avec une rage meurtrière totalement incompréhensible, comme s’il savait déjà qu’il ne jouirait plus, qu’il était trop tard. De fait, quand il reprit sa besogne, la fille ne réagissait plus. Le jeune homme, lui, était mort, assis sur sa chaise.

Redescendant à pas de velours vers le salon, Martial avait manqué de s’étrangler en tâtant son pouls :

— Il… il est mort.

Luis l’avait alors regardé avec ses yeux de fou avant de répliquer, dans un rictus pour ainsi dire sans lèvres :

— Toi j’veux plus t’entendre.

Martial avait préféré reculer. Oui, ce type était fou.

De la peur plein les jambes, il avait assisté à l’exécution de la fille. Puis, l’estomac retourné, il avait nettoyé les traces de sang sur le carrelage, effacé les empreintes sur les meubles et les rambardes, roulé les corps dans les tapis trouvés à la cave et porté le tout dans le coffre de la BMW. Luis donnait des ordres brefs, tremblant, comme si la mort courait encore le long de son corps. Martial obéissait car il se sentait menacé. Ce malade pouvait lui faire n’importe quoi… Martial avait connu l’excitation des planques, l’angoisse partagée de la clandestinité mais jamais une exécution sommaire, sans autre forme de procès, ni visualisé l’appel au meurtre que lançaient ces mains noueuses en se tordant l’une contre l’autre…

À la nuit tombée, il suivit le Basque jusqu’aux moulins abandonnés de Trégana, près de la maison. Là, ils dégagèrent les gravats, jetèrent les corps au fond d’un trou, répandirent un sac entier de chaux vive et enfin recouvrirent le tout de parpaings et de planches. Déjà méconnaissables, ils seraient bientôt inidentifiables…

La fouille du pavillon n’avait pas donné grand-chose : des vêtements, quelques dessins, des papiers (notamment une série de cocottes) et un message sibyllin, trouvé plié sous les mégots d’un cendrier :

Que dirais-tu de prendre le large ?

[] seuls les anges ont des ailes

[] rien

[] TRM

Martial avait formellement reconnu l’écriture d’Alice.

Il était temps de déguerpir.

— Embarque toutes leurs affaires, trancha Luis. Je ne veux pas qu’on puisse faire le rapprochement avec toi.

Martial ne voyait pas trop où il voulait en venir. Parlait-il du double meurtre qu’il venait de commettre ou de leur collaboration forcée dans cette affaire ?

Avant de partir, Luis eut l’idée d’appuyer sur la touche bis du téléphone de la maison. Si Alice avait séjourné ici, elle pouvait avoir passé des coups de fil. Après plusieurs tentatives infructueuses, il finit par tomber sur une espèce de demeuré qui prétendait diriger une colonie de vacances.

Le Basque était patient dans sa lenteur : il lui fallut une bonne dizaine de jours pour comprendre. Alice les menait par le bout du nez.

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