7 En guise d’épitaphe

Alice attrapa le cerf-volant posé sur la banquette arrière et commença à tripoter les longs rubans de papier bleu et blanc — un cadeau pour la petite, que nous venions de casser un peu plus tôt sur la plage de Brignogan, lors de son premier test de vol…

— Au fait, demanda-t-elle, tu sais où elle est, ta sœur ?

Le ton était léger, presque badin.

— Mathilde ? Non… À mon avis, elle doit être dans une colonie de vacances près de La Baule…

Alice déplia les ailes du cerf-volant. Les yeux dans le vide des panneaux Leclerc, je roulais en songeant aux courses contre l’écume qu’on ne courrait pas ensemble quand un bolide nous dépassa, manquant de percuter le camion qui venait en sens inverse.

— Abruti… maugréai-je.

Absorbée par sa réparation, Alice n’avait rien vu.

Voilà cinq jours que nous vivions à Locmaria, dans le pavillon d’un ami inconnu qui, volontairement ou non, s’exposait à une inculpation pour association de malfaiteurs — ou quelque chose comme ça. Depuis que j’avais envoyé promener mon enfance, je ne savais plus trop quoi ni comment faire… Égrenant ses petits sanglots crasseux, la Poubelle amorça une courbe. Alice évaluait les dégâts de sa dernière confection :

— Il me faudrait de la colle, dit-elle.

Je jetai un œil sur le jouet.

— On en trouvera dans un point-presse…

Mes yeux s’agrandirent : au bout de la ligne droite, face à nous, une voiture roulait à tombeau ouvert au beau milieu de la route. Une voiture grise. J’envoyai une série d’appels de phares mais le bolide se rapprochait sans rien changer de sa trajectoire. Cinquante mètres. Sentant le danger, Alice oublia le cerf-volant :

— FRED !

Je voyais bien, bon Dieu, qu’on allait le percuter ! L’autre ne ralentissait pas : trente mètres, vingt… Je passai la troisième, donnai un coup de volant sur la droite et coupai ma respiration : la mort était juste en face. Elle avançait : il suffisait presque de se pencher pour l’atteindre. Il y eut un choc violent, très bref. La Poubelle empiéta sur le bas-côté, chassa sur l’herbe, commença à déraper et, manquant de peu le fossé, reprit de l’adhérence sur l’asphalte. Là, elle zigzagua une poignée de secondes avant de continuer sa route, bordée de genêts.

— PUTAIN DE CONNARD !

Les mains encore rivées sur le volant, j’expulsai ma peur à pleins poumons. À mes côtés, Alice avait pâli. Nous qui ne croyions en rien venions de vivre un miracle. La Poubelle, elle, avançait comme s’il ne s’était rien passé. Nous étions vivants : incroyable… Les jambes flasques, le cœur au galop, des picotements dans le dos, un vague brouillard sur la perception des choses, je revenais peu à peu à la vie…

— Ne t’arrête pas, fit Alice, glaciale, avant de tendre le doigt. Prends la prochaine à droite.

J’obéis sans réfléchir. Moi aussi j’avais senti le danger. Le chauffard n’avait pas ralenti, il avait même poursuivi sa course suicidaire, or il nous avait forcément vus arriver. Forcément. Alice jetait des regards inquiets vers la lunette arrière.

— C’était la voiture qui nous a doublés un peu plus tôt, dit-elle.

— Tu es sûre ?

— Oui. Une bagnole grise. Elle nous a doublés il y a pas cinq minutes…

— Tu as vu qui conduisait ?

— J’ai aperçu deux types à l’avant. Enfin, je crois…

— Et la bagnole ?

— Une BM grise : un ancien modèle.

Alice se tut mais quelque chose n’allait pas — je commençais à la connaître.

— Tu crois qu’ils nous en voulaient ?

— Je ne sais pas, dit-elle.

Je pestais dans ma barbe — je n’aimais pas trop qu’on me fonce dans la gueule… La Poubelle filait maintenant par les routes de campagne. Elle faisait même un drôle de bruit.

— Je crois que la direction a pris un coup dans les carreaux, fis-je en secouant le volant.

— On n’est plus qu’à cinq ou six kilomètres de Locmaria…

De fait, nous arrivâmes sans encombre au village. L’accident que nous venions d’éviter me laissait un goût désagréable dans la bouche : était-ce un chauffard ? Quelqu’un qui nous en voulait à mort ? Après avoir constaté les dégâts sur la place du village, on s’est rendus chez le garagiste du coin — le pneu avant gauche était en train de crever.

Le type qui tenait la station allait fermer. La réparation ? Il verrait ça demain. Faudrait repasser vers midi. Midi, c’était d’accord. On est rentrés à pied à la maison, les jambes encore toutes dérobées…

— J’ai un mauvais pressentiment, dis-je.

Alice marchait, pensive, la tête inclinée vers les coquelicots qui pointaient dans les fossés. C’étaient nos fleurs préférées — elles meurent sitôt qu’on les arrache.

*

Le lendemain matin, je trouvai ça, en papier plié sous mon oreiller :

Désirez-vous renouveler l’expérience ?

[] oui

[] non

[] plutôt crever

[] TRM

De quoi parlait-elle ? De son jeu ? De tuer des gens ?

*

Dominant le goulet, les amers faisaient trois petites pyramides blanches. Plus bas, sous la lande, les vagues allaient et venaient, jamais les mêmes. La mer ne devait pas faire plus de quinze degrés mais Alice était partie se baigner, nue.

Sur le coup, je me demandai pourquoi je ne l’avais jamais désirée… Incapable de me concentrer, je finis par poser mon livre sur un napperon de lichen. Quand je relevai la tête, elle s’ébrouait dans les remous.

— Pas trop froid ?

À l’abri des rochers, elle revêtit son pantalon trop grand, sa chemise et remonta vers mon piédestal.

— Non, dit-elle.

Alice s’enroula dans une serviette, sans grelotter. Pas le genre.

— J’ai faim, annonça-t-elle en aiguisant ses jolis crocs. Tu as une idée de l’heure ?

J’évaluai le ciel à travers les nuages.

— Vers les une heure… Soudain, je me souvins : Merde, la Poubelle !

— Quoi la Poubelle ?

— On devait aller la chercher au garage à midi.

Elle rangea les affaires dans son petit sac à dos :

— Tant pis, on passera après déjeuner.

La faim au ventre, Alice avait réponse à tout.

Sur le chemin de terre qui nous ramenait à la maison, un soleil épileptique nous réduisit au silence. Les insectes filaient doux dans la garenne. Alice marchait devant, la serviette posée sur la tête comme si elle venait de se faire un shampooing. La maison se situait à trois cents mètres, derrière la rangée d’arbres. Elle dépassa le bosquet voisin et stoppa net :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle sans exiger de réponse.

De fait, je ne connaissais personne qui possédait une Renault Safrane.

— La voiture de ton pote peut-être ? hasardai-je en parlant de Philippe Mavel.

— Non, je parle du type sur la terrasse.

Bon Dieu, je ne l’avais pas vu celui-là ! Agenouillé sur les dalles, il y avait un grand type avec un bandeau noir au travers du visage.

Alice, plus prompte, me tira vers les feuillages.

— Merde : un flic !

Son doigt pointait l’écusson tricolore sur la plaque d’immatriculation :

La police.

L’État.

La Justice.

Le Jugement.

La Chute.

Cachés derrière les arbres qui bordaient le chemin, nous retenions notre respiration. Sur la terrasse, le borgne s’était relevé : il paraissait encore plus grand debout. Une sorte de géant, un putain de cyclope. Il frappait maintenant à la porte de la maison et, n’obtenant pas de réponse, il entra.

— La Poubelle ! souffla Alice.

On a couru jusqu’à la départementale, le cœur battant, vite hors d’haleine : les flics nous avaient retrouvés. Les flics nous avaient retrouvés. Comment, je n’en savais rien. On a dépassé la baraque à frites à la sortie du village, des frissons dans le creux de l’échine, comme si tout était foutu. Derrière les fanions colorés, le garage apparut : la Poubelle aussi, garée près des bouteilles de gaz, avec ses crottes de mouette sur le toit… Alice prit le volant pendant que j’allais régler le garagiste.

Ça puait l’huile de vidange quand j’entrai dans son réduit. Une brune aux lèvres, le type en bleu de travail m’observait comme une proie facile.

— C’est pour la 504 ?

— Oui. C’est combien la réparation du pneu ?

Le garagiste était beaucoup moins pressé que moi : il sortit une facture de son bureau et me lança d’un air entendu :

— Y a un type qui vous cherche. Un grand borgne.

— Un quoi ?

— Il dit qu’il est de la police.

— Un grand borgne ? Connais pas.

Je réglai la facture sans m’attarder sur la petite monnaie et récupérai les clés. De l’autre côté du comptoir, l’homme aux yeux secs continuait de m’observer comme si j’avais mangé de la vache folle.

— Il a demandé que vous l’attendiez, ajouta-t-il, l’air de ne pas y toucher.

— Je vous ai dit que je ne connaissais pas de borgne.

Je laissai le garagiste à sa facture et sortis. Alice attendait au volant, la tête inclinée vers la route où le flic pouvait surgir d’une seconde à l’autre.

— Filons !

Elle fourra la clé de contact, poussa la première et s’engagea sur la départementale. La peur de croiser une Safrane blanche nous suivit jusqu’à la nationale.

— La Poubelle nous a trahis, dis-je. Le flic est passé au garage.

— Le borgne ?

— Oui. Il a demandé qu’on l’attende.

On a roulé jusqu’à la quatre-voies de Brest, perdus dans nos pensées. Suite à l’ondée tombée sur l’asphalte brillant, un arc-en-ciel s’était pris dans la bruine que les voitures soulevaient. Guettant les rétroviseurs, Alice conduisait vite. Avec un délit de fuite, mon cas s’aggravait. Je lui en fis part mais elle m’envoya paître : si les flics nous avaient dénichés chez Mavel, c’est qu’ils savaient que nous étions ensemble…

Les camions rutilaient sous le soleil chromé, les roues de vélo tournaient sur les toits des autos, les gosses faisaient des grimaces depuis la plage arrière, les mises en plis mauves dépassaient des banquettes. Soudain je réalisai :

— Oh ! merde…

— Quoi ?

— On a oublié le carnet à la maison. Le carnet bleu : sur la table du salon.

Alice se crispa au volant.

— Le mode d’emploi, réalisa-t-elle à son tour. Le revolver : le flic va comprendre.

Je jurai en traînant sur les syllabes :

— Putain…

Jusqu’alors, mon seul espoir résidait en l’absence totale de mobile. Avec le carnet, la police comprendrait vite que nous possédions une arme… Alice se rabattit sur la file de droite et se cala derrière les autocollants d’une caravane de luxe. Il fallait agir, et vite. D’ici quelques heures, les flics de la région surveilleraient les gares, les ports, les stations-service, les agences de voitures de location, les aéroports, les TGV, les autoroutes, tous les grands axes. Un plan quelconque se mettrait en place.

— On ferait mieux de prendre les petites routes, dis-je.

Alice acquiesça, concentrée sur la quatre-voies. Tout allait mal. Ou de travers. Depuis le début. J’ouvris le vide-poche et consultai la carte Michelin. Éviter les grands axes, les villes, prendre les chemins de traverse, se perdre dans la nature…

— Commençons par abandonner la Poubelle, dis-je.

— Bonne initiative, fit-elle comme pour m’encourager à me débarrasser de mes vieilleries.

Je me penchai plus précisément sur la carte :

— Il y a une forêt pas loin.

— Où ça ?

— Sur la droite. Pas loin…

Un motard pressé fit hurler sa machine en nous doublant. La musique passait en sourdine dans l’autoradio.

Nous survolons des villes/

des autoroutes en friche/

diagonales perdues/

et droites au hasard…

Prochaine sortie, trois kilomètres : nous la vîmes ensemble, la ligne de fuite.

*

Au-delà des châtaigniers, trois collines pelées faisaient le dos rond. Marquant la fin de longs détours par les routes blanches de la carte Michelin, nous bifurquâmes vers un bois perdu du Finistère Nord, le bas de caisse cognant contre les branches mortes. Nous stoppâmes notre course au milieu des bruyères : le sentier s’arrêtait là, submergé sous l’assaut des fougères.

Alice coupa le contact. Plus loin des oiseaux chantaient, inconscients. On a sorti les duvets du coffre et, sans un mot, laissé la Poubelle contre un talus avant de nous enfoncer sous les bois en quête d’un endroit pour s’en débarrasser. L’idéal eût été de dénicher un marais qui l’avalerait d’une seule goulée mais nous n’avions rien vu de semblable sur la carte. Chacun partit de son côté, en éclaireur.

Ça sentait la terre fraîche sous la voûte des arbres. Loin de la route, les animaux avaient repris leurs activités : j’aperçus la queue rousse d’un écureuil quand la voix d’Alice perça depuis la futaie voisine.

— Fred ! Par ici !

Je la retrouvai bientôt en équilibre sur les rails d’une ancienne voie ferroviaire parsemée d’herbes folles ; devant elle, un taillis de ronces couvrait le toit effondré d’un ancien poste d’aiguillage.

— Qu’est-ce que tu en dis ?

— C’est exotique, le poste d’aiguillage.

— Ramène la bagnole, je vais te guider.

Je rebroussai chemin. La cime des arbres tanguait mollement dans le ciel, tout semblait tranquille : la Poubelle attendait dans le sentier, masse laborieuse penchée sur son destin de talus. Je pris le volant et, au prix de suantes manœuvres entre les troncs centenaires et les buissons, réussis à me garer contre le mur du bâtiment en ruine. Puis je fourrai les quelques affaires qui pourraient nous servir dans le sac plastique qui traînait sur le tapis de sol, jetai un dernier regard sur le cerf-volant posé sur la banquette arrière et m’extirpai de l’habitacle. Là, ce fut encore toute une affaire pour se sortir des ronces.

Près du poste d’aiguillage, Alice avait déjà amassé des lots de branches mortes pour le camouflage. Je l’aidai à en recouvrir la Poubelle avant de marquer une pause : il nous restait en tout et pour tout le sac à dos d’Alice, les duvets du mariage et quelques babioles dans un sac plastique.

— Combien tu as ? demanda-t-elle.

Fouillant dans mes poches, je trouvai une pièce qui rêvassait entre un bout de crayon à papier et des grains de sable.

— Un euro.

— Tout juste le prix d’un coup de fil.

Je pensai aux films américains mais je n’avais plus d’avocat depuis l’affaire de la petite.

— Et toi ? relançai-je.

— À peine cent euros.

— On va pas aller loin avec ça.

— Non : surtout que si les flics nous ont retrouvés, ce n’est pas seulement à cause de la Poubelle, mais aussi de ma carte bancaire… Ils nous suivent à la trace.

— Comment on va faire sans argent ?

— On n’a pas le choix, dit-elle en relevant son pantalon sur ses hanches : il faut en trouver.

Au-delà du poste d’aiguillage, le sentier filait entre les fougères — elle était toujours là, notre ligne de fuite… Nous eûmes un dernier regard pour la 504, grossièrement camouflée derrière le taillis de ronces et les branchages. Comme l’impression d’abandonner son chien…

— On la traitait de poubelle mais au fond, on l’aimait bien cette conne, dis-je en guise d’épitaphe.

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