15 À la gîte

— Quand même, tu pourrais venir te baigner avec moi de temps en temps, fit-elle remarquer.

Alice roulait sur le petit braquet, une serviette à l’épaule, en direction du bourg. À force de se baigner tous les matins, ses mèches rouges commençaient à déteindre. Je l’avais rejointe sur la crique, près du campement.

— Pourquoi ? Tu veux m’apprendre à nager ?

Elle cessa de pédaler pour que je vienne à sa hauteur :

— Comment ça, tu ne sais pas nager ?

— Je ne sais pas pourquoi tu me regardes comme ça, c’est pas nouveau.

— Mais tout le monde sait nager ! protesta Alice. Même les enfants !

— Ouais, ben moi je ne sais pas nager : c’est rédhibitoire, de la même façon qu’on n’aime pas le Médef ou les épinards.

Elle secoua la tête.

— C’est parce que tu n’as jamais essayé.

— Si j’ai essayé ! Le problème c’est que je nage debout.

— Comment ça tu nages debout ?

— Je nage debout.

Alice changea de braquet en amorçant la descente :

— Tu veux dire que tu marches par terre en faisant la brasse ?

— Non non, insistai-je : je nage, mais debout.

Elle ricana pour de bon.

On s’est laissé glisser jusqu’au port.


— Tiens, Co !

Émilienne, la patronne du Café du Port, appelait tout le monde « Co ». Si on n’aimait pas ça, fallait changer de bistrot.

Alice revint du kiosque à journaux au moment où Émilienne repartait avec son plateau vide et ses espadrilles. Plongée dans les pages d’informations générales du Ouest-France, elle ne fit même pas attention au sachet de Lipton qui flottait dans sa tasse…

— Alors ?

— Pas grand-chose de nouveau, finit-elle par dire. Des arrestations ont eu lieu dans les milieux indépendantistes mais on ne cite aucun nom. Pas les nôtres en tout cas…

Je fis la moue en évaluant le port. Près de la capitainerie, des gens s’agglutinaient : la navette du matin allait bientôt débarquer son quota de visiteurs, silhouettes encore indéfinies dans l’azur. Fifi attendait sur le quai, son vieux Lacoste et sa gueule de bois sur le dos… Bizarre tout de même cette histoire de carnet… C’était un mercredi : je lisais la rubrique « On s’en fout » de mon hebdomadaire quand Alice plaqua la main sur mon bras.

— Oh ! Fred, regarde…

Je suivis ses yeux bleus jusqu’au quai bondé. Soudain, je vis.

Non : pas maintenant. Il était là, sur le pont du ferry, avec son bandeau noir. Au milieu des gens en short, il paraissait tranquille, le monstre, tout borgne contre la rambarde… Déjà le bateau larguait les amarres. Je me levai, les ongles d’Alice toujours plantés dans mon bras.

— Tirons-nous.

On a empoigné les vélos enlacés contre le muret d’en face et commencé à zigzaguer à contresens de la petite foule qui affluait vers le port. Le cyclope avait mis le pied sur notre île. En restant ici, nous étions fichus, rétamés, il fallait déguerpir en vitesse, tant pis pour les affaires, tant pis pour tout.

— Les Grands Sables, cria-t-elle en se déhanchant. Y a toujours un mouillage là-bas !

Un mouillage. Des bateaux. Un moyen de s’en sortir.

Filant sur les accotements, on a littéralement sprinté. L’ombre de la Justice nous poursuivit jusque sur les dunes. Blanc, ocre, jaune, le sable faisait ses gammes. Plus loin, paissant au hasard, une dizaine de voiliers s’éparpillaient dans la baie.

— Bon, lequel ?

— Pourquoi pas le jaune, là-bas : l’Écume des mers… précisa Alice en montrant du doigt un rafiot garé en travers.

Nous envoyâmes paître les vélos dans les chardons et dévalâmes la dune jusqu’au rivage, quasi désert avec le temps maussade : un groupe de gamins, quelques mères à leurs basques, mais aucune annexe en vue.

— Il va falloir se mettre à l’eau, dit Alice, connaissant ma phobie pour la mort en apnée.

Une boule se ficha dans ma gorge. Elle abandonna ses tennis blanches et son pantalon trop grand sur le sable.

— Y a plus de cent mètres, je ne vais jamais y arriver ! protestai-je, le bateau jaune en ligne de mire : je te l’ai dit, je nage comme une outre !

— Eh bien cette fois-ci tu nageras comme une loutre : sur le dos, c’est moins fatigant. Allez en avant ! fit-elle en bourrant les K-Way dans son sac à dos. Ou plutôt en arrière !

Alice fixa le sac sur son ventre et, sans même prendre le soin de se mouiller la nuque, se jeta dans l’eau glacée.

— Fais comme moi ! cria-t-elle pour m’encourager.

J’hésitai, sceptique à l’idée d’apprendre à nager à l’envers. Sur la plage, personne ne faisait attention à nous. Alice slalomait déjà entre les nids d’algues sombres, froide et mécanique. Je me dévêtis, trempai une poignée d’orteils dans le genre liquide, étouffai un cri, puis deux, puis me laissai submerger jusqu’au cou avant de commencer à nager. Enfin je me mis à flotter, n’importe comment.

— Tu vois que tu sais nager ! lança une voix devant moi.

— Tu p…

Je bus la tasse, manquai de paniquer, pensai au flic et agitai les jambes. À force d’avancer en reculant, je m’épuisai vite. Le bateau jaune semblait bien loin et le froid me saisissait le cœur. Quelque chose m’attirait vers le fond, une force invisible qui me happait… Alice, elle, avait disparu : pataugeant à la vitesse d’une foulée d’oisillon, je ne vis bientôt plus que les clignotants du soleil sur la mer et ma peur, bien réelle. La technique n’était pas si mauvaise car, au bout d’un moment, je ne sentis plus rien, ni mon souffle ni mes bras — il y avait longtemps que mes jambes avaient sombré au fond de l’eau. Iceberg vivant dérivant jusqu’à la coque, je ne vis pas plus Alice se hisser sur le pont désert de l’Écume des mers.

Personne sur le monocoque voisin : elle empoigna le revolver dans son sac et courba l’échine en direction de la cabine où de chaudes effluves de vin s’épanchaient. À pas de loup, elle approcha. Agrippé aux barreaux de l’échelle, je reprenais péniblement mes esprits.

Quand je rejoignis ma complice, elle braquait le calibre .44 sur un couple de jeunes gens. Occupés à cuire des moules, ils avaient l’air surpris de cette intrusion mais pas terrorisés. Le type était un blond aux yeux rieurs, pas moche du tout malgré son pantalon retroussé sur ses mollets de grimpeur. La fille, les cheveux noirs tirés en arrière, n’avait pas l’air commode. La trentaine tous les deux.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il sans agressivité.

— Partir, répondit Alice. Sur-le-champ.

Le type regardait le revolver, calé contre son tee-shirt mouillé : saisis par le froid, deux mamelons jaillissaient. De l’autre côté du carré, la brune se ferma comme une huître.

— S’il vous plaît, ajouta Alice.

Encore haletant après ma traversée, j’observai la scène, les yeux fous. Ceux du type étaient bleus à ciel fendre.

— Vous voulez partir… maintenant ?

— Oui. C’est une question de vie ou de mort.

Cela fit son petit effet. Le matelot jeta un œil à sa compagne, toujours renfrognée sous son grand pull blanc.

— De toute façon nous comptions partir aujourd’hui, dit-il : Cécile est enceinte et nous avons rendez-vous demain pour l’échographie…

Alice, loin de se laisser attendrir par ses beaux discours natalistes, avait toujours le revolver braqué sur leur ventre préféré.

— Ne perdons pas de temps.


L’homme qui conduisait le voilier prétendait s’appeler Philippe Richard. Il avait l’air sympa comme ça, avec sa marinière délavée et son petit sourire de gosse. Elle, c’était Cécile. Rien que Cécile. Pour des plaisanciers piratés, force est de reconnaître qu’ils étaient plutôt de bonne composition. Mais il fallait faire vite. Alice insistait. Devant leurs regards inquiets, le futur père de famille remonta et demanda :

— Vous avez fait des conneries ?

Nous hochâmes la tête. Rien de grave…

— En tout cas, vous feriez mieux de ranger votre pétoire, dit-il en classant ses bouts. Des fois, ça part tout seul ce genre de joujou… Quoique celui-là ait l’air complètement mouillé…

Il jeta un regard vers l’arme que tenait Alice. Elle haussa les épaules. Enfin Philippe aida sa compagne à hisser la grand-voile. Avec son pull en laine, on ne devinait pas qu’elle était enceinte.

— On peut peut-être vous aider ?

— Non non, merci… répondit Cécile.

Sa voix était plus douce que ses yeux. Sur le rivage, toujours aucun signe du cyclope. Le ciel se dégageait maintenant en éclaircies féroces sur l’océan : l’Écume des mers quittait son parking aquatique. Alice extirpa les affaires trempées du sac et, ne sachant que faire du revolver, le posa sur le roof. Assis dans un coin du cockpit, je surveillais les dunes. Philippe salua un couple d’Anglais en short à carreaux qui, en retour, lui brandit une bouteille de vin. Puis il coupa le moteur. Cécile épiait le vent d’un air accusateur tandis qu’il filait vers le large. De fait, une première brise manqua d’emporter la grand-voile. Je scrutais chaque mouvement de la côte lorsque mon cœur se serra : la silhouette du flic venait de surgir sur la dune. Il était loin mais je n’avais aucun doute sur son identité.

— Aliiiiice ! soufflai-je.

Elle oublia son sac et se tourna vers le rivage. Le flic regardait dans notre direction.

— Attention, il a des jumelles !

Je tirai Alice aux pieds du barreur, qui continua de naviguer sans prêter attention à nos cabrioles. Étalée au fond du cockpit, coincée sous mon épaule, elle fronça les sourcils : le revolver était resté sur le roof, à portée de main de Cécile.

J’eus à peine le temps de comprendre que la brune s’en empara, l’œil plus sombre que jamais. On s’est regardés comme Bonnie & Clyde avant de mourir, à la merci d’une femme enceinte. Mais Cécile n’aimait pas les armes à feu : elle tendit le Smith & Wesson à son compagnon, qui l’empoigna. Nous n’avions toujours pas bougé. Le genou calé contre la barre, Philippe soupesait l’objet métallique :

— C’est un calibre .44, non ?

Le canon luisait au soleil, revenu le temps d’une éclaircie.

— Hum, concéda Alice, enchevêtrée à ses pieds.

Le blond fit une moue impressionnée, esquissa une manœuvre et nous tendit le revolver.

Coincés dans la porte de la cabine, on s’est regardés : il nous le tendait.

Je saisis l’arme et l’amenai dans notre camp. Comme on continuait de le regarder d’un air méfiant, Philippe lança :

— Vous n’allez pas rester là toute la traversée : on est loin du rivage maintenant !

Son petit rire nous encouragea à risquer un œil par-dessus la ligne de flottaison. Scrutant les dunes à la recherche du flic, on ne distinguait plus qu’un minuscule point sombre qui, soudain, disparut de l’azur…

Bizarre.

Il y eut alors un moment de flottement. Le voilier se penchait sur la mer, nous séchions à moitié nus sur le pont, un revolver plus embarrassant que rassurant sur les genoux, Groix s’éloignait et nous n’avions pas beaucoup de temps devant nous. Devions-nous toucher terre au plus vite ? Braquer carrément le bateau et partir droit vers l’inconnu, suivre la route des Açores, les alizés, joindre le Pacifique et finir nos vies aux Marquises ?

— Tu es sûr que c’était le flic de l’autre jour ? demanda Alice.

— Avec son bandeau à travers la gueule, difficile de se tromper…

Nous échangeâmes un regard contrit. Cette fois-ci, c’était la débandade : outre les K-Way et les maillots, il nous restait une liasse de billets de banque ruisselants, des livres et des carnets trempés, des cigarettes en miettes, un briquet qui refusait de montrer sa flamme, une trousse et des crayons pour dessiner l’invisible.

— On n’a même plus de chaussures, fis-je remarquer.

Consciente de notre détresse, Cécile proposa une tournée de café. Nous ne savions pas comment le flic nous avait retrouvés mais il ne faisait pas bon retourner à terre. Un plan antiterroriste avait dû se mettre en place, la côte était bouclée, les ports surveillés, toutes les issues bloquées… L’idée de passer la frontière s’avérant totalement fantasmagorique, nous optâmes pour la solution la plus improbable : retourner sur une île. Une autre île.

Le voilier cinglait vers le large.

— C’est quoi l’île la plus proche ? criai-je au capitaine. Belle-Île ?

— Oui.

— C’est là qu’on va.

Le capitaine hocha la tête en connaisseur. On apercevait déjà la côte en pointillé, comme un mirage au loin.

— Le vent est avec nous, dit-il : on peut y être dans trois ou quatre heures…

Pas d’objection. Sur ces entrefaites, Cécile sortit la tête de la cabine et, d’une tape amicale, poussa un petit chat noir sur le pont.

— Allez Minou, va prendre un peu l’air !

Après quoi elle nous tendit deux gobelets fumants avant de rejoindre son idole. Ils avaient l’air heureux. Assis sur le roof, je protégeais le chaton des embruns, perplexe à l’idée de débarquer à Belle-Île, aux questions que pourraient poser les flics…

— Et eux ? dis-je à Alice. Tu crois qu’ils pourraient nous trahir ?

Elle évalua le couple à la barre. Passant la main sous son pull, Philippe glissait une poignée de mots à l’oreille de sa compagne.

— Bah ! Ils ne savent pas qui on est… Et puis leur chat est câlin, dit-elle en se tournant vers Minou : je crois qu’on peut leur faire confiance.

La mer devenait cassante. Cécile partit réduire le foc. Je m’accrochai aux bastingages. La vie allait comme le reste : à la gîte.

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