Je n’ai jamais lavé ma voiture — plutôt crever. Avec Alice on la traitait de poubelle mais en réalité c’était une 504 Peugeot bleu métallisé, fleuron de l’industrie automobile française à l’époque où le pays dérivait encore vers une démocratie de (super) marché.
En attendant, le monde que je découvrais ce matin-là avait changé. Il avait même changé du tout au tout… C’était pourtant un de ces dimanches comme tant d’autres, lent, inutile, a priori sans danger. Dans ma tête, le silence était si profond qu’on aurait pu y jeter des cailloux. De notre fuite la veille, je ne gardais que des flashs, les enseignes du Géant-Casino sous la bruine, les ombres de la forêt à la sortie de la ville, Alice au volant, livide, et moi qui regardais mes mains comme celles d’un autre…
La peur de se faire attraper était passée, pas l’envie de dégueuler.
Alice était là, à moitié avachie sur le siège en skaï. Elle non plus ne disait rien. On venait de garer la Poubelle sur la place d’un village, en face de la boulangerie. Balayant les rues, une brise tiède se cognait aux portes closes comme un facteur analphabète. Ce n’était pas Tijuana et le mythe de la frontière qu’on passe à gué poursuivi par les fédéraux mais déjà le désert — Louvigné-du-Désert, un village à la lisière de la Manche, toujours au garde-à-vous après cinquante ans de départementale. À droite, des maisons de granit aux rideaux blancs tirés, à gauche un bistrot de campagne, une fontaine à pompe et un fleuriste en liquidation : sous les marronniers de la place, j’aperçus deux gosses en mobylette mais pas l’ombre d’un flic…
Alice s’étira en miaulant. Elle dit qu’elle avait mal au cou, qu’elle avait faim, qu’il faisait beau, que la boulangerie d’en face était ouverte.
Après notre bout de nuit passé à écouter les moustiques tournoyer dans l’habitacle, elle aussi avait besoin de se rafraîchir les idées. Elle claqua la portière, tapota les flancs de la Poubelle comme ceux d’une bête à flatter pour sa course, puis laça ses tennis blanches contre le pare-chocs. Enfin elle se redressa et, de l’index, commença à dessiner des signes mystérieux sur le capot. Je la regardais faire, dans un brouillard définitif, me demandant ce que je pouvais bien faire dans ce village perdu alors que la frousse me collait au train.
Son dessin achevé, Alice repoussa la mèche qui gribouillait du vent sur son nez avant de venir taguer ma joue par la vitre ouverte.
— Tu te sens comment ?
Le bout de son doigt était tout noir.
— Bof, dis-je en massant mes cervicales. J’ai mal au crâne de la cuite d’hier soir…
Elle frotta son œil boursouflé.
— C’est souvent comme ça quand on ne s’est pas amusé.
Tu parles d’un euphémisme… Alice portait ce matin un pantalon trop grand, un tee-shirt de fille, une chemise déboutonnée et une paire de lunettes noires qu’elle ne quitterait pas de sitôt — un moustique l’avait piquée cette nuit, à la paupière.
— La boulangerie est ouverte, dit-elle, tu veux…
Mais un vacarme assez épouvantable laissa sa phrase en suspens ; les gamins en mobylette se ruaient sur nous, la mine sévère derrière les casques à mangeoire. Alice grimaça tandis que, passant à notre hauteur, les gosses nous saluèrent d’une pittoresque roue arrière.
J’ai désigné les blancs-becs :
— Je leur casse la gueule si tu veux ?
Ça l’a fait sourire jusqu’à la boulangerie. Il n’y avait pourtant pas de quoi : je venais de tuer un homme. Or j’étais comme tout le monde, quelqu’un que l’idée de tuer terrifie. Ou plutôt terrifiait. Car ce matin, c’était pire…
J’allumai une cigarette, la première de la journée, pas bonne : le petit déjeuner était encore dans la boulangerie. Depuis le pare-brise, j’apercevais la silhouette d’Alice derrière les étalages. Sur le coup, je ne savais plus trop quoi penser. Comme meilleure amie, on pouvait rêver moins tordue. Ou empoisonnée…
Tout avait commencé la veille, quand j’étais passé la prendre à la gare de Rennes : Alice venait du Pays basque où elle résidait. Notre départ en vacances était initialement prévu le lendemain mais l’idée de m’accompagner au mariage d’un vieux copain ne lui disait qu’à moitié : côte nord ou pas, ce genre de rituel lui fichait un cafard de tous les diables, si bien qu’à l’attaque de la pièce montée, quand Alice m’avait proposé une escapade jusqu’à Cancale, je n’avais pas hésité…
On a fumé un stick d’herbe au bout de la jetée, déjà à moitié cuits, en regardant le ciel tomber sur le port envasé à marée basse. Je ne savais pas qu’Alice avait un plan derrière la tête, j’avais la mienne prise dans un étau et si j’essayais de cacher mon amertume pour ne pas polluer mon amie avec mes problèmes, elle ne fut pas dupe longtemps :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air tout sombre…
— Bah : c’est le soir qui tombe.
— Arrête tes conneries, tu veux ?
Son intelligence fine, son humour épistolaire et son goût du mystère alimentaient ma fibre subversive mais, jusqu’à présent, je l’avais tenue loin des histoires de la petite… Je sortis la lettre qui depuis deux jours traînait dans ma poche. Une missive administrative, que je lui tendis sans un regard, de peur de me trahir. Alice parcourut les premières lignes, un peu étonnée.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Une lettre du juge des affaires familiales.
— Je vois bien. Qui c’est cette gamine ?
— Lis.
Elle lut.
— Merde, dit-elle enfin.
— Ouais.
— Tu ne m’avais pas dit que tu avais une sœur, fit-elle.
— Je la connais à peine… Et puis les choses se sont précipitées ces derniers temps…
Je recrachai la fumée du stick qui me brûlait les poumons. Alice gambergeait : une petite sœur, quand même, j’aurais pu lui en parler… J’en aurais cassé le ciel en deux.
— Qu’est-ce que tu vas faire si l’appel est rejeté ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas.
Elle écrasa le joint sur les planches du ponton et ouvrit son petit sac à dos… Je mesurais la distance qui me séparait du bout du monde quand Alice posa une boîte à chaussures sur mes genoux, empaquetée dans du papier journal.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ton cadeau d’anniversaire, répondit-elle.
J’avais eu trente ans un mois plus tôt.
— Tu sais bien que je m’en tamponne.
— C’est un cadeau un peu spécial…
Les yeux d’Alice pétillaient sec. Ça sentait le coup fourré, pas le guet-apens.
Le papier journal s’envola dans un courant d’air. Je n’avais jamais vu de Smith & Wesson : celui-ci était chromé. Sur le coup on ne peut pas dire que je l’aie trouvé beau (c’était une arme à feu), mais je dois avouer que l’objet avait une drôle d’allure dans ma main. Je l’avais d’abord soupesé :
— Dis donc, c’est lourd.
— Ça doit être une question d’habitude.
Alice n’était pas joyeuse, juste inquiétante. Dans la boîte à chaussures, il y avait également un livre, les Mémoires de Lacenaire, sur lesquelles naviguaient six balles de gros calibre et une trousse de couture : à l’intérieur, deux petites pinces d’acier, un crayon bic, du papier à cigarettes et une épingle à chapeau.
— Où tu as trouvé ça ?
Je ne savais pas quoi dire d’autre.
Alice haussa les épaules, comme quoi ce n’était pas le plus important, se leva et marcha les mains dans les poches vers le bout de la jetée… Assis sur le ponton, le revolver à la main, je restai sceptique : nous n’avions aucune fascination pour la violence, les armes à feu, les voitures qui explosent : nous étions des gens normaux, du moins je le croyais.
Je pris alors une balle au hasard, que j’enfonçai dans le barillet avant de le faire tourner, toujours au hasard. Je visai l’horizon. Tu parles d’un cadeau… Non, je ne comprenais pas.
Clac !
Le son du coup tiré à vide flottait encore dans la brise quand Alice souffla :
— Fred !
Un couple de retraités approchait du ponton, bras dessus bras dessous. Je rangeai l’arme dans la boîte, anxieux à l’idée qu’ils aient repéré mon petit manège, mais les vieux amants m’adressèrent un signe de la tête avant de dépasser Alice et d’admirer la baie du Mont-Saint-Michel qui pointait son clocher dans le crépuscule… Cela dura un certain temps. Les amoureux semblant disposés à passer le reste de leur vie au bout de la jetée, on a fini par regagner la Poubelle.
Il crachinait un peu sur le port de Cancale mais les restaurants étaient pleins. J’ai pris le volant et filé sans un mot jusqu’à la salle polyvalente où se déroulait la noce…
Pourquoi ai-je laissé la balle dans le barillet ?
Pourquoi ne l’ai-je pas ôtée avant de retourner à ce foutu mariage ?
Bon Dieu, je n’en savais rien. Ou plutôt si : j’ai oublié.
J’ai tout bonnement oublié…
Alice apparut sur le seuil de la boulangerie, les bras encombrés de croissants, et me fit signe de la rejoindre au bistrot d’à côté, qui venait d’ouvrir.
Des hommes affluaient, surgis de nulle part, portant casquettes et chemises à carreaux.
C’est en passant devant l’antenne tordue de la Poubelle que je remarquai les signes inscrits sur le capot. Là, à travers la crasse, je mis un temps fou à lire :
Mort :
[] de trouille
[] à crédit
[] TRM
Goûtant modérément la plaisanterie, je traversai la rue en automate. Aussitôt poussée la porte à carreaux orange, une odeur familière m’invita à la fermer. À l’intérieur du bar-tabac de Louvigné, l’ambiance était au western agricole. Ici on buvait en bottes de caoutchouc ou en treillis mais vite et en silence ; ourlés au comptoir, les clients s’enfilaient des petits blancs sous le regard impassible du patron, la bouteille de muscadet posée sur le zinc humide. C’était la rosée des ivrognes… Enviant un instant aux buveurs ce goût de pâte molle qu’on traîne dans la bouche jusqu’au déjeuner, je dis bonjour du bout des lèvres, en pauvre con de citadin.
L’assemblée me répondit, le mégot collé à la bouche.
Après un rapide slalom entre les tables vides, je rejoignis Alice, retirée dans un coin.
— Tu as commandé ?
— Oui.
La table était un de ces objets indignes du bois mais les miettes de croissant glissaient très bien dessus : Alice fit des petits tas, imagina quelque chose, se tut. Le port des lunettes noires devait l’agacer.
Je me demandais si elle m’en voulait.
Je me demandais aussi si je lui en voulais.
Sur le coup, j’oubliai de lui parler du message trouvé sur le capot. Je ne pensais qu’à ce terrible accident.
— Tu crois que le type…
— Non. Non, dit-elle, je ne crois rien du tout.
Raclant ses chaussons sur le sol poussiéreux, le patron arrivait avec le petit déjeuner. Un café et un thé. Alice cessa de classer ses miettes sur la table.
— Ils sont pénibles avec leur Lipton Yellow…
Elle ligota le sachet avant de le jeter dans le cendrier.
— Tu es sûr que tu ne veux pas de croissant ?
— Non.
Pas faim.
Alice fila jusqu’au comptoir et demanda le journal du jour. Pour rigoler, le patron lui a tendu le torchon. Les loustics rigolèrent de concert, un œil sur sa poitrine compressée sous son tee-shirt. Elle revint vers moi, le regard sombre. Ses lunettes de soleil n’y étaient pour rien : la manchette du Ouest-France tomba sur la table en formica.
Je savais lire. Malheureusement.
Déjà mes yeux se brouillaient, incapables de décoller du visage de Rogemoux, souriant pour la photo.
Philippe Rogemoux était l’homme que j’avais abattu la veille au soir. Un député. Mort sur le coup. Une balle dans le cœur, paraît-il. Mari, et père de deux enfants par-dessus le marché. Pour le moment on ne savait rien du meurtre, la nouvelle avait été lâchée en dernière minute par les correspondants de nuit mais on préparait la grande battue. Car les coupables seraient châtiés. Durement. Ils l’ont dit.
Je repoussai le journal sur la table, des petits morceaux cassés au fond de moi.
Le cauchemar recommençait : les gens me dévisageaient, comme s’ils savaient que c’était moi le criminel, le monstre sanguinaire, le déséquilibré chronique. Même les habitués du café m’envoyaient des regards accusateurs… Quand cinq minutes plus tard je ressortis des lavabos, Alice lisait le journal démocrate-chrétien.
— Tu crois que les flics me recherchent ?
— Non, répondit-elle en levant la tête. Non… pas encore.
— Il y a un témoin ?
— Non. Enfin, pas pour le moment. Tu as vu un témoin, toi ?
— Non. J’ai rien vu du tout.
C’était vrai. Je me souvenais à peine du coup de feu.
Alice écartela les bras d’un croissant.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
Je répondis la vérité :
— Je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse…
J’étais dans une merde noire : hormis une carte bleue, j’étais quasiment sans ressources, ma famille était morte ou à enterrer, mes copains trop nombreux pour tenir le secret d’une planque et je n’avais nul endroit où me cacher. L’étranger ? Je n’avais même pas mon passeport sur moi…
— Tu as pensé à une planque ? dit-elle doucement.
— Non.
— Et ton copain, là, l’imprimeur…
— Filou ? Non, trop dangereux : tous les flics le connaissent.
Dans le coin du bistrot, même les rideaux faisaient grise mine. Vomir m’avait retourné l’estomac mais ça n’allait pas mieux.
— Alors ne changeons rien, dit-elle.
Je regardai Alice avec des yeux de taupe :
— Comment ça « ne changeons rien » ?
— Faisons comme prévu.
Partir en vacances. Elle parlait de partir en vacances. Comme prévu.
— Tu as l’air d’oublier que…
— Non, coupa-t-elle : non, justement.
L’absurdité de la proposition la rendait presque calme. Je rallumai une cigarette, pas meilleure que les autres, hésitai, ce qui m’irritait prodigieusement, mais que faire ? Assise face à moi, cachée derrière ses lunettes noires, Alice semblait sûre de son coup. Faire semblant de partir en vacances… Était-ce n’importe quoi ou la meilleure façon de ne pas éveiller les soupçons ?
Tant qu’il n’y avait pas de témoin, j’avais peut-être une chance. Mais en me suivant, Alice prenait des risques inconsidérés : le comprenait-elle ?
Je misai le contenu de mes poches au hasard de la table :
— O. K… Foutons le camp en vacances.
Un euro soixante, un morceau de crayon à papier et un vieux bout de shit dont j’avais oublié l’existence roulèrent sur le formica.
— Bon, dis-je en rattrapant la boulette : et dans quel sens on va ?
— Dans le sens inverse. Pour brouiller les pistes.
— Pourquoi ?
Alice tordit le cou à son sachet de thé :
— Parce que l’inverse, c’est le contraire du sens.