Une campagne monotone défilait derrière les verres fumés. Luis conduisait la BM, un cure-dent à la bouche mastiqué depuis le Pays basque. Assis à ses côtés, Martial consultait la carte détaillée de la région. C’était bien le diable s’ils avaient échangé deux mots depuis l’échangeur et l’Espagnol ne semblait guère disposé à épiloguer sur les raisons qui les avaient menés là. Bon sang, se disait Martial, qu’est-ce qui avait bien pu passer par la tête d’Alice ?
Au départ, Luis ne devait rester que quelques jours en planque chez lui, à Bayonne : après l’opération de la semaine dernière, il valait mieux se mettre au vert et attendre les nouvelles avant de repartir pour l’Espagne. Dès son arrivée, Martial avait été impressionné par son calme, sa silhouette de matador, ses longs doigts manucurés et le gros revolver qu’il tenait dans son bagage. Les deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés.
Luis, prudent, avait seulement déclaré être originaire de Donastia — San Sebastian pour les autres. Il était rarement sorti du pavillon et toujours pour des raisons non évoquées, gardant le silence sur ses activités, ses contacts à l’extérieur, jusqu’à l’arrivée de sa sœur.
Elle qui ne passait presque jamais chez lui trouva ce moment précis pour venir lui empoisonner l’existence. Martial avait bien tenté de lui expliquer qu’elle ne pouvait pas rester, qu’il hébergeait quelqu’un d’important, Alice fit comme d’habitude son petit numéro.
L’Espagnol n’avait pas tardé à se détendre, puis à s’intéresser, voire à carrément se laisser aller : ils avaient bu une première bouteille quand il lui proposa de dîner en leur compagnie. Martial n’était pas chaud mais Luis avait prononcé plus de mots en une heure qu’en trois jours avec lui. À table, et à sa plus grande surprise, Alice parla de ses amis de Jaraï, l’organisation de jeunesse des radicaux, et de l’exposition qu’elle préparait en vue de défendre la « cause ». L’autre opinait du chef, appréciant visiblement ses connaissances, le vin de pays et ses beaux yeux bleus.
À la deuxième bouteille, les siens brillaient comme des pleines lunes. Martial les abandonna à la troisième et partit se coucher en maudissant sa sœur.
Il ne sut jamais ce qui s’était passé après le repas, ce qu’ils avaient bu ou fait, mais au matin, Luis s’était réveillé sans son arme. Et ça, ça ne lui avait pas du tout plu. « Retrouve-la, et vite », avait-il dit dans ce qu’il fallait bien prendre comme un ultimatum. À trois semaines d’une opération préparée depuis des mois, il était en effet hors de question de laisser son revolver dans la nature — et encore moins d’en informer ses supérieurs…
Aujourd’hui encore, Martial se demandait pourquoi Alice s’était enfuie avec le revolver d’un activiste, et ce qu’il faisait là, lui, à la poursuivre, alors qu’il n’avait jamais rien compris à sa sœur.
Rien.
Elle et lui avaient été séparés à la mort de leur mère. Quand leur tante s’était décidée à la rapatrier, il avait déjà ses habitudes au pays et à dix ans, elle était déjà irrécupérable : Alice n’en faisait qu’à sa tête. Le genre d’élève à se retrouver, la même année, à la fois première et dernière de classe — avec le sourire par-dessus le marché. Plus tard, à vingt ans, alors que Martial se demandait si elle n’était pas lesbienne, Alice était tombée brusquement enceinte : bien qu’on ne l’ait jamais vue boire auparavant, elle s’était alors pris une cuite de quatre jours et quatre nuits avec le premier venu jusqu’à ce que mort s’ensuive, puis elle était brusquement partie en Thaïlande pour, paraît-il, construire des cerfs-volants, avant de revenir deux ans plus tard sans plus d’explications, mais toujours avec le sourire.
Alice semblait depuis vivre de l’air du temps mais sous ses airs d’ange en cavale, Martial s’en méfiait. Car si lui ne comprenait rien à sa sœur, Luis, très à cheval sur l’honneur et la famille, le tenait en partie responsable du vol.
— Retrouve-la, avait sifflé Luis, et vite.
Pas besoin d’être neuropsychiatre pour saisir la menace.
Après une fouille minutieuse de l’appartement de sa sœur, Martial avait interrogé ses amis, sans succès : Alice semblait avoir quitté la ville.
Ils dénichèrent sa piste trois jours plus tard — un aller simple pour Rennes, pris l’avant-veille en gare de Biarritz…
La BM roulait maintenant à vive allure sur la quatre-voies. Encore quelques kilomètres et ils arriveraient dans la capitale bretonne. Muré dans ses pensées, ses longues mains à plat sur le volant, Luis mâchouillait les restes de son cure-dent.
Il aimait bien sa BM. C’était une 520 i grise, avec six cylindres qui ronronnaient à ses pieds. Confortable, spacieuse, puissante, la berline avait en prime des papiers en règle et une excellente tenue de route. Luis ralentit à l’abord des grandes surfaces qui délimitaient les faubourgs de la ville et, pour la première fois depuis Niort, se tourna vers le passager.
— Et si ta sœur n’est pas chez le type ?
Martial esquissa une grimace d’impuissance. Évidemment, il avait songé à cette issue.
— J’ai retrouvé du courrier à lui chez elle, dit-il. À ma connaissance, c’est la seule personne qu’elle connaisse ici.
Luis n’avait pas l’air convaincu.
— On sait ce qu’il fait au juste, ce type ?
— Bah, il édite une revue, une sorte de magazine… Alice lui envoie régulièrement ses photos. Je crois aussi qu’elle s’occupe des illustrations…
Luis cracha par la vitre tandis qu’ils dépassaient les barres d’HLM des quartiers sud.
— Ta sœur, de quel bord elle est au juste ?
Martial fit la moue : gamine, Alice préparait souvent à manger pour les sympathisants en réunion de cellule chez la tante, mais si elle avait été bercée par la politique, elle semblait s’en soucier comme de l’horoscope. C’est pour ça qu’il avait tiqué quand elle avait parlé de son expo avec les gens de Jaraï… Ils atteignaient le centre-ville. Plié sur son plan, Martial indiquait le chemin.
— La rue Duguesclin est à droite, après la cathédrale, dit-il. Le type habite au numéro 3… Qu’est-ce qui se passe maintenant ?
Sa voix chevrotait légèrement : le Basque lui avait dit qu’il récupérerait son arme, il n’avait pas dit comment.
— J’aviserai, répondit-il d’une voix blanche.
Son visage se raidit tout à coup : la rue en question était infestée de policiers. Des barrières de sécurité bloquaient le passage tandis que des inspecteurs en civil claquaient les portières des véhicules banalisés. La BM empiéta sur le trottoir.
— Va voir ce qui se passe ! siffla Luis.
Quand Martial revint deux minutes plus tard, son visage avait changé.
— Un député a été assassiné, dit-il dans un souffle. Hier soir, à son domicile : au numéro 3.
Luis resta un instant sans voix, le temps de faire le rapprochement, puis il s’ouvrit d’un rictus amer : dans sa bouche, comme un arrière-goût de Fuego…