6 Une âme en six coups

Mc Cash avait perdu son œil à Belfast, lors d’une rixe dans une taverne infestée de soldats anglais. Depuis cet accident de jeunesse, l’Irlandais ne se faisait aucune illusion : pour les gens, il n’était qu’un bandeau. Un bout de cuir noir au travers du visage, guère plus. Pour preuve, son infirmité avait l’heur d’amuser : Moche Dayan était pour lui un surnom courant. Pour les plus jeunes, c’était « le pirate ». Dans tous les cas, Mc Cash passait « aperçu ». Ou plutôt, il ne passait jamais pour ce qu’il était. Son image l’avait en quelque sorte dévoré.

Puisque son infirmité n’inspirait aux Hommes aucune compassion (comme si on pouvait tomber aveugle mais pas borgne) il avait vite appris à se désintéresser naturellement de ce qu’il appelait son « angle mort » : mangez à sa droite et il ne vous adresserait pas la parole. Laissez-le conduire et il vous faudrait des trésors d’ingéniosité féminine pour qu’il daignât vous adresser un regard.

Son côté droit était vulnérable : il se méfiait des attaques, comme un animal.

De ses origines irlandaises, Mc Cash ne gardait que les séquelles d’un fort tempérament celte : quand il était calme, il écoutait les Stiff Little Fingers (des Irlandais) et J.S. Bach (un protestant), mangeait à n’importe quelle heure, buvait de la même manière et faisait l’amour dès que l’occasion se présentait — ce qui n’était plus si fréquent, avec ses cinquante ans qui lui tombaient dessus…

Il habitait le trentième étage de la tour des Horizons, sorte de cheminée titanesque plantée au bord du fleuve coulant le long des Quais, la Vilaine, laquelle portait bien son nom avec son parking sur le dos. L’appartement en lui-même ne valait guère mieux. Mc Cash n’avait touché à rien depuis le départ de son ex-femme, six ans auparavant : comme ils cassaient alors les cloisons pour agrandir leur espace vital, tout était resté en chantier. Il avait bien consenti à ramasser les gravats dans des sacs en lin, mais comme ils les avaient entassés devant la cheminée, ils étaient toujours là, otages de sa paresse, couverts de poussière.

Un malstrom de fils électriques pendaient des murs délabrés mais il ne craignait rien : aucun enfant ne venait jamais chez lui. Quant au matériel accumulé par leurs années de vie commune, il le laissait tomber en panne sans prendre soin d’en changer.

Avachi dans le canapé du salon livré un jour de petite déprime, Mc Cash regardait d’un œil morne la télévision où, afin d’épater la fille assise à ses côtés, le héros, un flic, plaquait son gyrophare hurlant sur le toit de sa Renault 30 avant de se faufiler dans l’embouteillage qui les bloquait. Un film français des années soixante-dix. Sa jeunesse : l’Irlande occupée lui détruisait un œil avant de lui claquer la porte au nez, et lui se retrouvait à vingt-cinq ans en terre d’accueil, dans un pays qui venait de rater sa révolution.

Il ne se plaignait pas, la décade suivante avait été pire : Reagan, Thatcher, Berlusconi, l’apologie du toc, l’art en parts de marché, le son le plus ringard jamais produit en rock, le Paris-Dakar, la 205 Peugeot, partout un mauvais goût clinquant et carnassier, sans parler de son entrée dans la police, de son premier divorce… Mc Cash avala une gorgée de whisky, frotta ses cheveux pas coiffés, chassa ses pensées et jeta un œil aux papiers officiels étalés sur la moquette.

Par une sorte de curiosité malsaine, il s’était procuré le dernier rapport de police concernant le meurtre qui défrayait la chronique. D’après celui-ci, Philippe Rogemoux avait été touché au cœur, blessure qui avait provoqué la mort, quasi instantanée. L’homicide avait eu lieu au domicile de la victime dans la nuit de samedi à dimanche, à trois heures et quart du matin, sans qu’aucun témoin n’ait pu établir le portrait d’un suspect. Une locataire de l’immeuble (Gwénaëlle Magadec) avait cru entendre un bruit de portières et le départ d’une voiture, mais rien de très fiable. Selon les premiers éléments de l’enquête, un seul coup de feu aurait été tiré, de la rue, alors que la victime se trouvait derrière la fenêtre du salon. Rogemoux ayant été exécuté alors qu’il venait d’obtenir son mandat, il pouvait s’agir d’un règlement de comptes ou d’un acte terroriste : l’Armée Révolutionnaire Bretonne a fait sauter plusieurs perceptions ces temps derniers et l’on prêtait des intentions belliqueuses à plusieurs groupuscules régionalistes, en plein revival depuis l’avènement de la mondialisation.

Les résultats de la balistique corroboraient cette piste. D’après l’expertise, l’arme du crime, de calibre .44, était probablement issue du lot de Smith & Wesson détourné quinze jours plus tôt au Pays basque espagnol.

Suite à cette annonce, des unités spéciales avaient été mises en place sous le haut commandement du préfet Basillac. Le crime n’avait pas été revendiqué mais on suspectait en priorité l’amitié basco-bretonne et les ramifications entre groupuscules régionalistes extrémistes insoumis à l’autorité de l’État. Le plus intrigant provenait cependant de la balle mortelle : elle avait été percée en son centre, dans le sens de la longueur, probablement par un foret.

À quelle fin ? Le rapport ne le signalait pas.

Rien n’avait été volé, aucun signe d’effraction, juste un impact de balle dans une fenêtre et des éclats de verre par terre…

*

Un groupe de noctambules se dirigeait vers le haut des Lices et les bars de nuit adjacents. La pluie tombait sur la rue Duguesclin quand Mc Cash leva les yeux : la fenêtre du député se situait au deuxième étage et selon l’angle de tir de l’expertise, le tueur devait se trouver approximativement ici, au milieu de la rue, bras tendu dans un angle de 45° afin d’atteindre sa cible… Un vrai travail d’amateur, mais un sacré bon tireur…

Le policier composa le code d’accès et grimpa au troisième étage. Pas un bruit sur le palier. Après un moment d’hésitation, il décida de s’introduire par effraction chez Le Cairan afin de chercher un moyen de le joindre plutôt que de demander une commission rogatoire pour perquisitionner : la commissaire avait d’autres lièvres et il fallait qu’il réponde à sa nouvelle liste, écrite sur son carnet rouge.

« 1. Le Cairan est-il parti en vacances comme le prétend sa voisine ?

2. Est-il rentré chez lui samedi soir ?

3. Si oui, a-t-il vu quelque chose ayant rapport au meurtre du député ?

4. Dans ce cas, pourquoi ne répond-il pas à l’appel à témoins ? »

Rodé aux délits mineurs, l’Irlandais n’eut aucun mal à forcer la porte de l’appartement — la serrure était d’un modèle courant et le locataire n’avait pas fermé à clé.

Le voisin du député habitait un petit deux-pièces « avec poutres », soit quarante mètres carrés répartis en une grande cuisine mal épongée et une chambre non rangée. Rapide panoramique sur la cuisine : un vieux fauteuil, trois chaises dépareillées, une table de bois miteuse, une étagère où trônait une batterie de verres à vin, seuls survivants d’une vaisselle ébréchée à coups de canons. Par terre, du linoléum. Rien d’original, pourtant Mc Cash ressentit un étrange pressentiment. Les choses étaient à leur place sans vraiment l’être, comme un manque d’harmonie… Dans l’entrée, une glace poussiéreuse où il croisa son visage émacié. Scotchée à la porte, la couverture d’un vieux Paris-Match où Michel Sardou pleurait la mort de sa mère, un micro à la main, avec la légende « maman ce soir c’est pour toi que je chante ». Mc Cash poussa la porte de la chambre. Le lit était défait ; des vêtements traînaient sur la moquette, des livres, des papiers, le tout éparpillé aux quatre coins de la pièce. Petit picotement dans le cœur. Cette fois-ci, c’était plus qu’une impression : l’appartement avait été fouillé.

Les types de la DST ? Pour quel motif ? Quelqu’un était venu ici, quelqu’un qui cherchait quelque chose. Quoi ? Dans un tiroir de la table de nuit, un couteau à cran d’arrêt. La lame était comme neuve. Sur le bureau, un sachet de cannabis. Il sentit. De la locale. Laissa. Continua à fouiller. Dans un placard, la télé : petite, grosse, sale, couleur. Par terre, un vieux magnétoscope, branché. Mc Cash s’agenouilla et jeta un œil aux papiers répandus sur la moquette. Courriers bancaires, rappels d’amendes impayées concernant une 504 Peugeot, convocation à la CAF pour des documents manquants, on trouvait un peu de tout. Il remarqua alors les lettres éparpillées alentour : des lettres manuscrites. Les formes étaient variées mais l’écriture identique. Toutes signées « Alice ».

Le borgne en parcourut quelques-unes et, n’y comprenant rien ou presque, abandonna : il venait de repérer la pile de magazines sous le bureau. Des exemplaires invendus, visiblement. Il en prit un au hasard, lut le titre, L’Ankou Magazine, et commença à se sentir vraiment agacé. Enfin, il trouva deux sacs de voyage, renversés derrière la porte. L’un d’eux abritait encore une culotte. Une petite culotte. Des affaires d’été gisaient là, comme si on les avait vidés. Parmi elle, un passeport. Si Le Cairan était parti en vacances, il n’avait pas quitté la France.

*

La vieille dame qui partageait le deuxième étage avec le député Rogemoux n’apporta guère plus d’éléments ; selon elle, le « pauvre monsieur Rogemoux » était un homme « courtois » pour ne pas dire « parfaitement bien élevé », et sa femme très « comme il faut ». Mc Cash prit congé.

La petite machine de guerre mise en place par le policier commença à donner ses premiers résultats : grâce à des pratiques courantes quoique illégales, il eut d’abord accès au compte courant de Le Cairan. Après examen des dépenses, il apprit que celui-ci avait retiré de l’argent avec sa carte bleue au Crédit Agricole de Cancale, le samedi du meurtre, à 17 h 42. Somme retirée : cinquante euros.

De lui, Mc Cash savait peu de chose, sinon qu’il partageait un courrier impressionnant avec une certaine Alice, laquelle semblait fournir l’essentiel des photos parues dans L’Ankou Magazine. Alice Arbizu — il avait lu son nom dans l’ours du canard.

Arbizu. Un nom basque. Comme la piste du préfet. Une fille, comme la propriétaire du petit sac de sport : c’était un peu maigre mais après un supplément d’information via ses réseaux illégaux, la nouvelle tomba sur son neuroscripteur : Alice Arbizu était avec Frédéric Le Cairan. (Distributeur du Crédit Agricole de Cancale, samedi 16 juin, 17 h 43. Somme retirée : cent euros.)

Puisque Le Cairan ne semblait plus utiliser sa carte bleue depuis son retrait à Cancale, Mc Cash fit vérifier les dépenses de la fille : ainsi on retrouva vite sa trace, d’abord à la station-service Total, le 30, puis à la poissonnerie « L’arrivage » de Saint-Renan (le 2 juillet), enfin à la Caisse d’Épargne du Conquet (le 4 — retrait d’argent liquide au guichet : cinq cents euros).

Saint-Renan, Le Conquet : la pointe du Finistère Nord. Ils traînaient peut-être encore dans les environs… Mc Cash partit en chasse, un jeudi.

*

Quelques moulins à vent à la retraite paissaient sur le bassin de l’Ildut.

La Safrane passa le Manoir de Goulven, pittoresque construction tassée sous un toit de mousse dont la particularité consistait en un profond dégueuloir où la jet-set seigneuriale venait jadis se soulager lors des fêtes, avant d’atteindre la route de Pen-ar-ménez qui menait au hameau de Tréganaet. Le bourg de Locmaria-Plouzané se situait juste après.

La petite ville du Conquet appartenant à la communauté de communes du pays d’Iroise, Mc Cash avait commencé par demander aux gendarmes des environs de le renseigner sur la présence d’une 504 bleu métallisé immatriculée 6667ND35 dans la région. Il poursuivait ses recherches de son côté quand la nouvelle tomba, soudaine, un samedi matin : le garagiste d’un village voisin affirmait qu’une 504 répondant au signalement était bien en réparation chez lui… Il fonça.


Les fanions ballaient mollement dans l’azur : Mc Cash se gara devant les pompes. Le garagiste bricolait à l’atelier, penché sur un moteur. C’était un petit homme sec au nez aquilin, de la limaille de fer sur le bleu de travail.

— Vous avez vu ce zigoto ?

Mc Cash brandissait une photographie empruntée chez Le Cairan.

— Hum, baragouina le type.

— Ils sont venus quand ?

— Hier soir.

Alice était donc toujours avec lui.

— J’allais fermer, ajouta le garagiste en passant ses paumes sur son bleu crasseux. Un pneu crevé à l’avant, fit-il d’un coup de tête vers les établis.

Mc Cash marcha jusqu’à la 504, couverte d’immondices. Il se pencha vers l’aile avant gauche et constata qu’elle était enfoncée.

— Ils ont eu un accident ?

— Pas que je sache.

— Il y a de la peinture grise sur la carrosserie.

Le garagiste haussa les épaules comme si on lui parlait de mathématique quantique. Mc Cash resta un moment au milieu de la limaille, indécis.

— Bon, et ils passent quand la rechercher ?

L’autre regarda sa montre pleine de cambouis.

— Ça fait une heure que je les attends. J’sais pas ce qui font, bougonna-t-il, mais moi je ferme : j’ai faim.

Il se nettoya les mains avec une graisse ocre.

— Quand ils ont déposé la voiture hier soir, reprit le borgne, ils sont repartis à pied ?

— Oui.

— Ils ne vous ont pas dit où ils habitaient ?

— Si : pas loin, ils ont dit…

Il inspecta ses mains, presque propres. Mc Cash allait repartir mais se ravisa. Le garagiste n’avait pas bougé.

— Vous rouvrez à quelle heure ?

— Après manger. Vers les deux heures.

— Hum… S’ils reviennent durant mon absence, dites-leur qu’ils feraient mieux de m’attendre…

Comme l’homme ne bougeait toujours pas, Mc Cash sortit de l’atelier.

Sa petite enquête auprès des commerçants du bourg confirma leur présence à Locmaria puisqu’une charmante crêpière lui signala qu’« Alice ? Oh ! Si elle est quelque part, c’est chez son copain Mavel ! On la voit plus souvent mais c’est ici qu’elle a grandi la petite ! ».

Il était une heure de l’après-midi. Mc Cash avait le temps de les intercepter chez ce Mavel qui, selon la dame patronnesse, habitait vers les rochers de Trégana.

Il tourna un peu en rond avant qu’un riverain ne lui indique la route exacte. Enfin, la Safrane du policier s’engagea sur le chemin de la maison.

Personne sur la terrasse. Il y avait des riverains mais pas de voisins directs. La mer était à trois cents mètres, derrière la haie de cyprès. Mc Cash claqua la portière, ajusta le bandeau dans le reflet de la vitre et traversa le bout de pelouse. Il y avait une table de jardin et un Velux ouvert à l’étage. Alerté par un craquement sec sous sa semelle, il inclina la tête vers le sol, s’agenouilla, vit les cartilages de crabe répandus sur la terrasse et frappa bientôt à la porte vitrée du salon.

N’obtenant pas de réponse, il poussa la clenche : c’était ouvert.

— Y a quelqu’un ?

Toujours le silence.

Le salon était sommaire — une carte maritime affichée au mur, un grand miroir en mosaïque, quelques vêtements posés sur les dossiers des chaises et le canapé, une affiche Zen, une autre des Red Hot Chili Pepper, des tasses vides sur les tables, un couple de canaris dans une cage… Mc Cash fouilla un peu, monta à l’étage : deux chambres semblaient occupées. Sur le sol de la première, il trouva un matelas, une couette tirebouchonnée, une bouteille de vin vide, des affaires d’homme. L’autre était à peine mieux tenue mais les sous-vêtements étaient beaucoup plus sophistiqués. Il redescendit. Fouilla de nouveau. Le salon, la cuisine. Sur le bar, un petit carnet bleu.

Sur la page de garde, on pouvait lire : Activité ludique à hauts risques pour un été maussade ou Rachetez-vous une âme en six coups.

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