XLVI

Tous fixaient Adamsberg, hébétés, incrédules. Maël était si stupéfait qu’il en avait la bouche ouverte. Il reprit la parole après quelques minutes d’un pesant malaise.

— Mais vous blaguez, commissaire, ou vous avez perdu l’esprit. Moi ? Moi ? Le tueur de Louviec ?

— Toi.

— Je vous ai toujours trouvé bizarre, commissaire, et même des fois, ahuri. Mais cette fois, je porte plainte, dit Maël en se levant, plantant ses gros poings sur la table.

— Rassieds-toi, dit Adamsberg avec calme. Tu porteras plainte plus tard, quand j’aurai fini de m’expliquer.

Le regard d’Adamsberg fit le tour de ses collègues et ne rencontra que des visages sceptiques, embarrassés, inquiets, à l’exception de celui de Veyrenc. Il les comprenait. Lui-même avait mis tant de temps avant que sa pensée ne se resserre sur Maël.

— À vrai dire, dit-il en se levant – à présent sans béquille –, non pour donner un cours magistral mais parce qu’il supportait mal de rester trop longtemps assis, je ne peux pas vous exposer point par point comment j’en suis venu là, car il s’agissait d’une nuée de points, ni logique, ni cohérente, et non pas de points gentiment rangés en ligne. Les éléments étaient dispersés, insaisissables parfois, ou incompréhensibles.

— Les idées vagues, murmura Matthieu.

Adamsberg approuva de la tête.

— Mais je peux au moins dire ce qui me gênait ou me mettait mal à l’aise sans que j’en comprenne la raison. Tout, ou presque, était déjà dans les dernières paroles de Gaël, sur lesquelles nous nous sommes égarés. Nous avions la clef, mais elle était trop enfouie pour que nous puissions l’utiliser. Mais cette clef, j’avais dû la percevoir à mon insu. Et puis deux mots, depuis les débuts, me troublaient et m’incommodaient brusquement. Tout ce qui comportait le terme « dos », comme « sur le dos », « mettre sur le dos », « avoir sur le dos ». Mais aussi, bizarrement, le mot « cordial ». À notre arrivée ici, à mesure qu’on nous présentait les habitants, on l’entendait très souvent. « C’est quelqu’un de cordial, de chaleureux. » « Cordial », « cordial », un mot sympathique, qu’est-ce qui pouvait bien me gêner là-dedans ? Et puis il y a eu l’œuf, qu’on a mal interprété, il y avait ce « brion » prononcé par le maire mourant. On y a entendu « embryon », et on n’avait pas tort, mais cela n’expliquait pas qu’il n’ait pas employé le mot « fœtus », que tout le monde utilise. Et le maire avait parlé d’« imposteur », une piste que l’on n’a pas suivie non plus, et moi pas plus que vous, car nous étions incapables de l’interpréter. « Imposteur » : quelqu’un qui fait croire être quelque chose qu’il n’est pas. Et encore ces mots de Gaël, « tapé Joumot ». Je vous l’avais dit, « taper quelqu’un », c’est fait pour les enfants. Les adultes disent « frapper », « casser la gueule » ou tout ce que vous voulez, mais pas « taper ». J’avais aussi un peu de mal à comprendre la répulsion que ressentait Maël chaque fois que quelqu’un frappait sa bosse, alors que le geste était amical, cordial justement.

Adamsberg s’interrompit et se frotta les joues.

— Désolé, non seulement je ne sais pas raconter dans l’ordre, mais rien ne nous est arrivé dans l’ordre, pas plus que mes pensées – mes « idées vagues », Matthieu. J’ai réfléchi aux mots de Gaël, à ce « tapé » qu’il avait employé. Que peut-on donc « taper » chez un adulte ? Mais son dos bien sûr, uniquement son dos, ou bien son épaule. « Il lui a tapé sur l’épaule », « il lui a tapé dans le dos ». Là oui, ce mot collait bien, mais ça ne marchait pas du tout avec « Joumot ». Cela évoquait tout de même des gestes cordiaux. « Taper dans le dos » et « cordialité », oui, cela allait bien ensemble. Et s’il y en avait un à qui on tapait sans arrêt dans le dos cordialement, c’était bien Maël, en dépit de son exaspération. On pouvait très bien comprendre que cette manie qu’avaient les autres de taper sur sa bosse, et depuis son enfance, puisse le mettre hors de lui, lui rappelant sans cesse qu’il était bossu. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’on l’appelait : « le Bossu ». Comme s’il était impossible qu’on oublie cette bosse un seul instant. De cela, on sait qu’il a souffert terriblement. Dans sa jeunesse, moqué, mis à part, montré du doigt, et dans son âge adulte, un homme devenu « le Bossu », et jamais « Maël ». Oui, une vie de tourments sans relâche, Maël, dit-il en le regardant, de la douleur, et du chagrin. Pour d’autres raisons, on pourrait dire de même que la vie de Josselin fut piétinée : privé de sa personnalité au profit de Chateaubriand l’ancêtre, comme Maël au profit du Bossu.

Adamsberg demanda de nouveau du café chaud à Johan et ne reprit qu’à son retour.

— Mais des vies estropiées, reprit-il en se servant, on en a tous connu. Et ces victimes ne sont pas devenues des tueurs pour autant. Non, il y avait autre chose. Pour que Maël refuse à ce point qu’on touche à sa bosse – et il s’installait le plus souvent dos au mur quand il était chez Johan –, il y avait forcément une raison puissante. Nous sommes passés à côté parce que le fait est très rare. Mais il était pourtant écrit dans les œufs fécondés écrasés dans les poings des victimes, il était dit dans les mots du maire, comme dans ceux de Gaël. J’ai reconstitué très tard le début de la véritable phrase de Gaël : « vic » et « oss » ne désignaient pas Josselin. Mais signifiaient « Yvig », qui est le nom de famille de Maël – le « ig » se prononce « ic » en breton –, et bosse. Yvic, bosse. Et sa bosse, on l’avait frappée, et sacrément. « Yvic bosse tapé. » Tapé quoi ? Joumot ? C’est ce que le docteur a entendu et que Matthieu a interprété, et nous à sa suite, parce qu’on connaissait Joumot. J’ai cherché un mot très proche qui fasse que la phrase ait du sens. Ça m’a donné « Yvic bosse tapé jumeau ». Je me suis redressé sur mon dolmen. L’œuf, l’embryon détruit, le jumeau, la bosse. Et je ne voyais pas par quel mystère insensé cette bosse devait être un jumeau, et non pas une véritable bosse. Mais il n’y avait pas d’autre chemin. Alors j’ai cherché.

— Et vous avez trouvé, dit Mercadet, qu’il arrive, très rarement, qu’un embryon se fixe sur un autre embryon et s’y développe en partie. Cela peut être n’importe où sur le futur enfant, sur son front, dans l’abdomen, sur son dos. Et en effet, il s’agit d’un jumeau. Une fois l’enfant né, le fœtus inachevé qu’il porte en lui, inaperçu à la naissance, peut croître durant des années, permettant l’apparition de fragments d’un crâne, de cheveux, d’éléments de torse, de fractions de membres. Ce fœtus incomplet, non viable, peut prendre l’aspect d’une bosse à l’endroit où il s’est fixé, et donner une impression assez solide au toucher.

— C’était bien cela, Maël ? dit Adamsberg. Et ce jumeau inachevé, tu t’y es fébrilement attaché. À quel âge as-tu appris que tu portais un frère, et non une bosse ? Onze ans ? Treize ans ? Et c’est pour cela que tu ne tolérais pas qu’on frappe ta « bosse ». Car pour toi, chaque claque abîmait ton jumeau et risquait de le tuer. C’est de cela qu’a parlé le maire : d’une imposture. Faire croire à tous que tu étais bossu alors qu’il s’agissait de tout autre chose. Pourquoi n’as-tu jamais dit la vérité ? On avait dû t’expliquer maintes fois dans ta jeunesse que ce jumeau pouvait se mettre à dépérir, provoquer alors une infection et te faire mourir, toi. Et tes parents, qui t’aimaient, voulaient à toute force te faire opérer. Mais toi, tu l’as toujours refusé avec la dernière énergie. Ce jumeau, tu le garderais, envers et contre tout. Et tu l’as gardé. Et il était hors de question que quelqu’un sache la vérité : d’abord parce qu’on te regarderait comme une bête curieuse, bien plus qu’on ne le fait d’un bossu, ensuite parce que nul ne te laisserait en paix avant que tu ne te défasses de ce jumeau menaçant, ou plutôt, pardonne-moi, de ce fragment de jumeau. Et cela, non. C’était bien plus que ton compagnon, c’était ton double. Sa conservation était devenue à ce point obsessionnelle que la terreur de le perdre à cause des claques que lui donnaient les autres te rendait fou. Les fortes tapes répétées de Gaël surtout, qui, selon sa nature de provocateur, pouvait t’en administrer dix dans la soirée. C’était le roi des claqueurs. Anaëlle aussi, avec sa nature vive, impulsive, très cordiale, tapait sans retenue sur ta bosse chaque fois qu’elle te rencontrait. Très souvent, car vous vous croisiez presque tous les jours en allant au travail. Le maire de même, aux gestes toujours vigoureux, qui voulait par cet acte te témoigner sa sympathie. Les autres, dans l’ensemble, pour ce que j’ai pu en observer, agissaient beaucoup plus doucement, par un effleurement, une caresse, et tu ne les craignais pas. Je tiens ces renseignements de Josselin, qui m’a répondu sans comprendre le sens de mes questions. Car pour ma part, je ne t’avais vu bossu qu’un seul soir. Restait le médecin, qui avait palpé cette bosse et ne s’y était pas trompé. Il en avait parlé à sa collègue, la psychiatre, et tous deux voulaient te convaincre à toute force de te faire opérer. Elle était donc dans le camp ennemi, comme le docteur Jaffré. Non pas parce qu’ils te tapaient, mais parce qu’ils savaient.

Et puis est arrivé ce qui devait arriver : l’embryon est mort, et a provoqué une septicémie qui aurait pu t’emporter en un ou deux jours. Le docteur t’a emmené de force dans une ambulance avec lui. Avec ta fièvre, tu n’étais pas en état de lui résister. Le jumeau t’a été enlevé à l’hôpital de Rennes, ce qui t’a sauvé la vie.

Plié en deux sur lui-même, prostré, les bras serrés, Maël ne disait pas un mot mais on voyait qu’il écoutait sa propre histoire avec intensité.

— Et c’est cette perte qui a été l’élément déclencheur de tes meurtres. Mais avant, déjà, ta colère montait, et tu as joué au Boiteux dans les rues du village, pour « emmerder les gens », selon tes mots, c’est-à-dire les effrayer.

Maël baissa plus encore la tête.

— Rendu fou de chagrin après l’opération, tu as élaboré ton plan de vengeance. Tu as assassiné ceux que tu considérais comme les plus responsables de la mort de ton frère, ceux qui frappaient ta « bosse », et qui, à ton idée, avaient hâté ainsi la mort du jumeau, et ceux qui voulaient te la retirer. C’est-à-dire Gaël, Anaëlle, le maire, la psychiatre, et bien sûr le docteur qui t’avait emmené à l’hôpital. Pour le docteur, tu t’es retrouvé coincé par le cordon de sécurité des flics. Barrage efficace, mais qui comportait une faille : la poste. Nous n’avions aucun droit à ouvrir le courrier des habitants de Louviec. C’est par cette faille que tu es passé, et tu as délégué ton meurtre à Robic et sa bande. Dans ta lettre, tu as dû disséminer des vagues menaces, comme si tu en savais plus qu’en réalité. Mais ne crois pas que ce sont ces menaces qui ont décidé Robic. C’était que lui aussi avait un compte à régler avec le docteur, qui doutait sérieusement de l’authenticité de son fabuleux héritage américain. Et ça arrangeait diablement Robic de « mettre ça sur le dos » du tueur de Louviec. Tu lui donnais toute la méthode à suivre, sans te trahir, le couteau Ferrand, l’emplacement des blessures, l’obligation de frapper du bras gauche et l’œuf. J’en ai assez, je vais prendre un peu de chouchen. Qui m’accompagne ?

Neuf bras se levèrent, y compris celui de Maël, et Johan sortit chercher la bouteille. On attendit qu’il soit de retour et que les verres soient emplis avant de reprendre. Johan écoutait le commissaire avec ahurissement et n’aurait pas voulu en perdre une miette. Chacun avala deux gorgées avant de reporter son attention sur le commissaire.

— Tu as fait preuve d’une formidable ingéniosité, digne de ta grande intelligence, reprit Adamsberg. Si le coup était donné par un gaucher, tu savais que la trajectoire du couteau ne serait pas la même que s’il était venu d’un droitier. Et c’est exact. Avec ton plâtre au bras gauche, tu étais donc insoupçonnable. Malheureusement pour toi, un droitier qui frappe du bras gauche n’a pas la même puissance qu’un vrai gaucher et la lame dévie légèrement. Cette petite déviation, qui montrait que la blessure n’avait pas été faite d’un seul trait, le médecin légiste l’a repérée. On savait donc depuis longtemps que le tueur était en réalité un droitier qui tuait du bras gauche pour nous égarer. Qu’il était en outre infesté de puces, car toutes les victimes étaient piquées. Mais ce ne fut pas le cas du docteur. Et, pas de chance pour toi non plus, l’homme choisi par Robic pour tuer le médecin était un vrai gaucher, et la différence s’est vue à l’examen des blessures. C’est ainsi qu’on a pu l’identifier, avec l’aide de Josselin. Attribuer ce crime au tueur de Louviec, comme tu le souhaitais, était donc impossible.

— Mais Maël est droitier, s’écria Johan. Et il n’a pas pu frapper de son bras gauche, il est immobilisé.

— Immobilisé ? dit doucement Adamsberg en s’approchant de Maël et lui attrapant le poignet.

— N’y touchez pas ! cria Maël. Il faut que ça se recolle, l’omoplate est cassée !

— L’omoplate est cassée ? répéta Adamsberg qui commença à dérouler la bande qui entourait la partie supérieure du plâtre.

Puis il éleva le bras de Maël à la hauteur des regards : une large entaille en V était pratiquée dans tout le haut du plâtre, sur son dessous.

— Je te laisse faire, dit Adamsberg, tu as plus l’habitude que moi. Retire ce plâtre.

— Mais je ne peux pas !

— Blessé de pacotille, plâtre de camelote, dit Adamsberg en tirant un coup sec à partir du haut du coude, mettant à nu le bras entier de Maël.

Adamsberg posa le faux plâtre sur la table.

— Un plâtre amovible, idée brillante, dit-il. Et à cause de ce plâtre, on a tous sauté à la conclusion : Maël, bien que couvert de puces, est éliminé d’office des suspects car les coups du tueur sont portés du bras gauche et que tu es plâtré. Plâtré, tu parles, fracture, tu parles. Ton bras va aussi bien que le mien. Pour un maçon, ce n’était rien à fabriquer. Outre le fait de t’exclure des suspects, ce plâtre, dont tu avais conçu l’ouverture assez large, te servait à cacher ton couteau avant le meurtre, ainsi que le sachet où tu glissais les plastiques qui protégeaient tes chaussures. Idée de génie, travail de professionnel, ça ne m’étonne pas que tu nous aies donné autant de fil à retordre.

— Et le massacre de Robic ? demanda Retancourt.

— Ah. Le déchaînement. Celui-là n’était pas prévu dans l’immédiat. Il te fallait réfléchir au moyen de l’atteindre. Car Robic n’habitait pas Louviec et ne traînait pas dans les rues au soir. Non, il s’enfermait dans sa demeure, où il n’était pas seul. Un cas difficile, donc, à méditer. Mais quand tu as appris que Robic avait été remis en liberté, tu as compris qu’il allait disparaître comme un courant d’air et t’échapper. Hors de question ! Robic devait payer ! Robic qui t’avait tourmenté, exploité, mais surtout Robic qui t’avait sans cesse tapé sur l’épaule – sur ton frère – depuis ta jeunesse et plus que tous les autres : tapé tous les jours et vingt fois par jour, pour se moquer de ta bosse, mais écrasant ton jumeau – croyais-tu – cent fois plus que tous les frappeurs réunis. C’était un coupable majeur.

— Son « meurtre ultime » ? demanda Berrond.

— Je ne crois pas, rectifia Adamsberg. Mais une pierre indispensable sur son chemin. Tu savais, Maël, que chaque heure comptait, que Robic, une fois libéré, pouvait avoir filé le lendemain. C’était ce samedi soir ou jamais qu’il fallait t’organiser et frapper. Mais pas avec ton quatrième couteau. Non, pour celui-ci, l’évidence s’était renforcée, il était destiné au « meurtre ultime ». Mais bon sang, pourquoi ne pas avoir d’emblée acheté cinq couteaux ? Mais tout simplement parce que tu n’en as trouvé que quatre ! Car un Ferrand n’est certes pas un article très commun. Tu avais l’intention de t’en procurer un plus tard, et dans une autre ville. Mais l’urgence était là, te prenant de court. Tu as été rôder en voiture près de sa maison, et tu as vu qu’une fête s’y préparait à nouveau. Cela t’arrangeait. Au soir, tu lui as envoyé un message anonyme – depuis le téléphone de la bonne Louise Méchin. Et comment t’étais-tu procuré son numéro ? De la manière la plus simple : par Estelle Braz, avec laquelle tu t’entendais fort bien. À vérifier, mais je suis certain de ne pas me tromper. Prétexte ? Tu t’occupais de la comptabilité de la boîte de Robic, tu avais besoin d’un renseignement confidentiel de première importance. Le tour était joué.

— Bien sûr, approuva Matthieu. Estelle n’avait aucune raison de douter.

— Et donc, Maël, poursuivit Adamsberg, dans ce message, tu donnais rendez-vous à Robic derrière son cellier, quand la fête attirerait toute l’attention ailleurs. Tu sentais croître ta fureur et, te méfiant de toi-même depuis ta crise incontrôlée avec la psychiatre, tu as endossé un ciré et préparé un sac pour l’y mettre, au cas où. Et ce meurtre, tu n’avais plus l’intention de l’endosser. Car Robic était entre-temps devenu une cible primordiale pour la police. Bien trop de flics se mettraient en chasse pour une pareille victime et tu as choisi la prudence. Une fois sur les lieux, et voyant ton ancien tortionnaire approcher, tu n’as donc pas ôté ton plâtre comme à ton habitude mais donné ton premier coup de lame du bras droit, avec un grand couteau ordinaire et sans laisser d’œuf. Cela t’a contrarié bien sûr mais ta liberté primait. Puis, de le voir se tordant à terre t’a brusquement enflammé. Toutes tes souffrances de jeunesse se réveillaient et, pris de démence, tu t’es mis à frapper sans plus pouvoir t’arrêter. Jusqu’à ce que tu réalises qu’il y avait trente ou quarante personnes sur place et qu’il était grand temps de filer. Tu as alors donné le dernier coup mortel au cœur, ôté tes gants, le ciré, les sachets plastiques qui protégeaient tes chaussures, et tu t’es cavalé par le tunnel dont tu avais forcé les portes. L’œuvre était accomplie, ou presque, sans qu’on n’ait jamais pu te prendre. À un détail près qui t’a perdu : tu avais lâché une puce sur Robic. Fin de l’histoire. Tu étais venu au préalable nous trouver à l’auberge, et pourquoi ? Pour nous décrire ce tunnel qui débouchait sur le chemin de la Malcroix. Cela aussi, c’était malin, car quel meurtrier dévoilerait lui-même son accès ?

— Et les œufs ? dit Berrond. Pourquoi s’est-il mis à ajouter des œufs ?

— L’idée ne lui en est venue qu’après le deuxième meurtre. Il manquait quelque chose à son œuvre : son sens. D’un côté chaque assassinat soulageait sa colère, mais d’un autre il était frustré que nul ne puisse en comprendre la raison : l’œuf écrasé, fécondé, signifiait que la victime avait provoqué la mort d’un embryon, d’un fœtus. À ce propos, je vous rappelle que j’étais assez surpris que le maire ait parlé d’« embryon » et non pas de « fœtus ». Il avait donc su, certainement par son ami le docteur, ce qu’était en réalité la bosse de Maël. Ce pourquoi il a ajouté : « Prévenez le docteur. » Ou en d’autres termes « Prévenez le docteur du danger qu’il court. » Pour en revenir à cet œuf, fécondé, broyé, ce fut son moyen d’exposer sa raison d’agir.


Adamsberg se rassit et, à l’aide d’une serviette pour éviter les puces, releva lentement le menton de Maël pour croiser son regard.

— Tu aurais dû parler, Maël. On ne t’aurait pas considéré comme une bête curieuse, mais comme un homme doté d’une particularité d’une grande rareté. Cela n’arrive qu’à une personne sur cinq cent mille. Et nul n’aurait jamais osé frapper ta bosse.

Adamsberg laissa passer un silence et observa de nouveau les visages de ses collègues. Cette fois-ci, plus de scepticisme, mais un intérêt ardent, des regards concentrés. Johan, toujours ébahi, dont le regard allait sans cesse de Maël à Adamsberg, avait tout d’un homme éberlué et fasciné.

— Il faut que tu me suives, Maël, à présent, reprit doucement Adamsberg.

— À la police de Rennes, c’est cela ?

— Oui.

— Je m’en occupe, dit Matthieu, lisant son trouble sur le visage d’Adamsberg.

— Je préfère qu’Adamsberg m’accompagne, murmura Maël, j’me sentirais moins seul.

— Alors je viens. Je ne pense pas qu’on te mettra en prison. Personne n’oublie que tu as sauvé une fillette.

— Ils m’enverront chez les fous, hein ?

— Pas chez les fous. Dans une maison de détention pour troubles mentaux. Tu te rends bien compte qu’on ne tue pas comme cela et pour ce mobile sans présenter des troubles sérieux ?

— Oui, souffla Maël.

— Quant à la mallette que tu as confiée à ta sœur, qui ne contient pas un seul centime contrairement à ce que tu lui as fait croire, mais les restes de ton frère, je te l’apporterai, si tu le souhaites.

— Faudra que j’y pense. Ma sœur pourrait faire enterrer la mallette.

— C’est une idée, et bonne. Tu lui en parleras.

— Reste un truc que je ne saisis pas, dit Berrond. Pourquoi Maël a-t-il tout fait pour faire accuser Josselin, qu’il aimait bien ? Voler son couteau, imiter le pas du Boiteux, frapper du bras gauche, laisser son foulard sur le corps d’Anaëlle, cela fait beaucoup tout de même.

— Beaucoup trop, justement, dit Adamsberg. Il n’a pas semé ces indices pour incriminer Josselin – qu’il aime bien en effet – mais au contraire pour le protéger, sachant très bien, malin comme il est, que cet excès anormal de preuves nous détournerait de Josselin. Il n’était pas au courant des dernières paroles de Gaël. Comme il ne savait pas qu’on identifierait un tueur droitier et faux gaucher, mais de son point de vue, le couteau, le bras gauche, le foulard et même le Boiteux suffiraient à nous tenir éloignés de Josselin. Trop de preuves tuent la preuve.

— Comprends pas tout, insista Berrond. Pourquoi craignait-il qu’on accuse Josselin ?

— Parce que Maël savait que Josselin souffrait, comme lui, de ne pas être traité comme les autres. Qu’il était considéré, comme lui, comme une figure d’exception dans le village, ce qui l’insupportait, comme lui. Que de l’exaspération à la rage et de la rage au meurtre, il n’y avait que deux pas à faire, puisqu’il les ressentait lui-même. Maël avait créé un parallèle excessif entre lui-même et Josselin et il a redouté, une fois ses meurtres préparés, que la police ne tourne ses regards vers Chateaubriand. Il les a donc déviés.

Berrond hocha la tête, méditant.

— Et le « meurtre ultime » ? demanda Noël. Avec le dernier couteau ? C’était qui ?

— Je pense, sans trop me tromper, qu’il s’agissait du chirurgien qui lui a ôté l’embryon mortel.

— Bien entendu, dit Matthieu en hochant la tête, avec un regard ambigu, sonné par sa défaite en même temps que comblé par la victoire de son collègue. Tu ne te trompes pas, tu as raison sur toute la ligne. Au moins une vie qu’on a sauvée.

Adamsberg se leva, fit un signe au commissaire et c’est Matthieu qui passa les menottes à Maël, ce dont Adamsberg lui sut gré.

Загрузка...