La question qui me turlubite est la suivante : durant cette période d’intimité, me trouvais-je-t-il dans mon Étretat normal, ou bien subissais-je-t-il une certaine altération de mes fonctions cérébrales ? Ce qui me reste est une impression vaguement brumeuse. Je me rappelle que nous avons parlé, et plutôt tendrement, mais le contenu de notre entretien est comme en devenir dans ma mémoire. Tu sais, les dessins pour premier âge, composés de points qu’il convient d’unir au crayon pour obtenir le motif préfiguré ? Eh bien ça !
Armé d’un Coca-vodka sorti de la petite armoire à biture habituelle, je revis notre tête-à-tête. Effet curieux que de retrouver, une heure plus tard, une scène qui t’a troublé. Un décalage étrange s’opère. D’entendre la voix que tu percevais naguère en direct, avec toute la magie de l’instant, d’analyser ses silences et ses intonations, te plonge dans un élément nouveau qui est, si tu me permets d’user d’un style que je réserve généralement aux ouvrages que je signe Jean-Paul Sartre, l’inconnu du vécu. Étrange récupération postérieure de la partie organique de l’abstrait ; j’espère que tu me reçois cinq sur cinq. Je ne peux tout de même pas me cantonner dans un argot inspiré mais désinvolte. Par moments, ma nature profonde regimbe et se réclame de ma culture.
Or donc, suivant le déroulement de la bobine, je vois se développer chez ma terlocutrice une tendance bien nette à vouloir me tirer les vers du nez à propos de « l’affaire » qui m’a amené en Uruguay. Dans la foulée, je ne m’étais pas rendu compte de la chose pour une raison très simple : j’avais dit la vérité quant à mes motivations. N’ayant rien caché à Ramirez, je lui parlais de cette histoire en toute bonne foi.
En écoutant mon enregistrement, je constate, primo, que j’ai la voix pâteuse ; deuxio, que la Maria del Carmen cent fois sur l’établi remet son ouvrage, revenant sans cesse sur ce que je sais de Vogel et sur mon « alliance » avec les Rosbifs. Comprenant enfin que je suis franc du collier, elle abandonne le sujet et s’amuse de mes madrigaux. Sans doute la flattent-ils ? Toute femme est sensible aux hommages, comme tout homme l’est à la flagornerie.
À la fin de l’audition, je stoppe mon bitougnet et me mets à réfléchir. Le lieutenant uruguayen est un méticuleux, un flic de devoir qui aime aller au bout des choses. Que son épouse l’y aide est plutôt touchant. Cette superbe créature se révèle femme de devoir ; elle pense à seconder son mari, non à l’encorner. Je regrette pour ma grosse veine bleue, mais ressens, quelque part, une obscure satisfaction à découvrir qu’il existe des frangines fidèles.
Je me sers un second Coca-vodka et attends que les glaçons accomplissent leur mission. Déjà, les parois du verre s’embuent ; heureuses prémices. Est-ce la cuisine épicée de Maria del Carmen, ou bien sa liqueur « neutralisante », toujours est-il que je me trimbale un début de gueule de bois très inconfortable.
Tiens, les plaintes de l’Anglaise ont cessé. Les amants d’un soir seraient-ils parvenus à une heureuse conclusion ?
J’entrouvre ma porte et, pile à cet instant, je les vois quitter la piaule de « L’Éventreur ». La petite Pamela avance comme un compas doté de motricité. Charitable, son chevalier la soutient par les épaules et la convoie jusqu’aux ascenseurs. Dans le silence retrouvé de l’étage, je l’entends lui dire :
— V’ voiliez, ma puce, c’ dont on parvient à faire av’c d’ l’eau chaude et beaucoup d’ savon ? J’ savais bien qu’ j’arriv’rerais à dégoder. Moi, dans ces cas-là, j’ pense à des choses tristes : not’ vieux chien Bizu qu’ j’avais écrabouillé av’c le tracteur, biscotte il était sourdingue comm’ un pauv’ et n’ m’avait point entendu surviende. Ou bien la fois qu’ mémé s’est fait engourdir sa pension à la foire d’ Saint-Locdu-l’Bas. Y avait des romanos dans la régegion, c’est eux qu’a fait l’ coup, probab’. Chez nous, personn’ est capab’ d’ voler un’ vieillasse.
« J’ marche trop vite ? S’cusez-moive ! Surtout beurrez-vous bien l’ fion à la vas’line, ma darlinge, c’te nuit avant d’ vous pager et d’main au réveil. Et dites-vous qu’à partir d’ doré d’ l’avant, vous v’là performante du baigneur, mon p’tit trognon. Chaque fois qu’ vous aurez des chican’ries su’ l’ devant, vot’ train arrière répondrerera présent ! Ça n’a pas d’ prix, vous verrerez ! Jamais prise au dévolu, chérie. J’ sus sûr qu’en Angl’terre c’est pas courant. Chez les mecs, p’t’ête, mais pas chez les frangines. Enfin, si on s’ rendrerait pas service, d’une nation l’aut’, les r’lations plomatiques tourn’raient au caca v’ s’êtes d’accord. En somm’ si j’ voudrerais résumer la situasse : en vous empétardant comm’ j’ l’aye fait, c’est tout’ l’Angl’terre qu’ j’aye emplâtrée ! »
Il lui ouvre la porte de l’ascenseur et notre tendre alliée disparaît.
Je lance un léger coup de sifflet qui appartient à nos conventions secrètes, et Messire s’apporte, détendu.
— J’ai vu l’ coup qu’ j’allais passer la nuit dans ses miches, soupire-t-il en refermant la lourde.
Rapide tour d’horizon pour nous résumer nos activités respectives (et respectables).
Pour deux gonziers qui viennent tout juste de s’apporter en terre sud-américaine, nous n’avons pas perdu notre temps.
— Tu as sommeil ? demandé-je à ma Tête d’hilare.
— Non, biscotte j’ai le paf qui m’cuit, répond-il avec sa loyauté coutumière et inexorable.
— Tu serais partant pour une petite expédition nocturne ?
— Yes, sœur ! répond ce loyal ami, gagné si étrangement à la cause britannouille.
— Heureux de te l’entendre dire.
M’empare de l’annuaire des téléphones de Montevideo, l’ouvre sans coup férir aux pages des « R » et, en moins de temps qu’il n’en faut à un redresseur de torts pour transformer un tire-bouchon en tisonnier, dégauchis le numéro que je souhaite.
Le compose.
Ça vibrionne un bon bout de moment. Puis, la voix cruellement endormie de Ramirez émet le grognement d’un ours qui, en pleine hibernation, se fait bouffer les couilles par une marmotte.
— Une montagne d’excuses pour venir gâcher un aussi beau sommeil, lieutenant, lui dis-je, mais comme vous ne l’ignorez plus (et là je place un bel effet de voix), je joue et jouerai toujours franc-jeu avec vous.
Il a du mal à s’arracher aux bras de Morphée, bien qu’il ne soit apparemment pas homo.
Ramirez émet un gargouillis inaudible. J’entends la voix de sa bellissima qui chuchote « Qui c’est ? » en espagnol décadent.
— Je poursuis :
— En allié loyal, je vous informe que je compte profiter de la nuit pour opérer une discrète visite domiciliaire chez notre homme. Me trouvant ici en franc-tireur, je puis me permettre des choses qui vous sont provisoirement impossibles. Je vous ferai part demain du résultat de cette escapade. Mais il serait sans doute bon que vous préveniez de ma venue les hommes de surveillance. O.K. ?
Je vais te dire le fond de ma pensée : Rami, c’est un gars qui comprend vite à condition de lui expliquer lentement. Après que je lui eus rabâché ce discours à plusieurs reprises, il finit par murmurer :
— Entendu.
Et il ajoute avec une nuance d’admiration :
— Vous ne dormez donc jamais ?
— Je m’assoupis seulement quand on me fait boire certaines liqueurs, mon cher ami. Je vous tiendrai au courant de la suite de mes initiatives plus ou moins licites. Mes hommages tardifs à votre merveilleuse épouse ; elle est si belle que vous ne devriez pas la tromper.
Je raccroche sur ce conseil très peu sibyllin. Je te parie le carré de l’hypoténuse contre la somme des carrés des deux autres côtés, qu’il n’est pas prêt de se rendormir, le fringant lieutenant.
Juste qu’on sort de l’hôtel, un bahut vient y décharger quelques touristes allumés (mais près de s’éteindre). Nous l’affrétons aussi sec et l’exquis métis qui le conduit nous emporte vers la grande maison moderne où il ne doit pas être désagréable « d’enfiler le parfait amour », selon Alexandre-Benoît, l’homme au membre endolori.
Silence et presque obscurité, car une lanterne extérieure répand une lumière magrittienne près de l’entrée. Je congédie le gonzier qui a cru bon de troquer son tomahawk ancestral contre le volant d’une Ford. Des lucioles farandolent. Là comme ailleurs, « les dames de la nuit » mettent le pacsif pour t’émouvoir les fosses nasales.
On mate la construction, on écoute. C’est le calme sépulcral. La voiture qui naguère était au parking fleuri est absente.
Le Gros grommelle son leitmotiv habituel :
— Et maint’nant ? On s’ fait cuire un œuf ou on s’ lave les pieds ?
En réponse, j’actionne le timbre de l’entrée. On l’entend ronfler à l’intérieur. Alors, comme rien ne s’opère, je m’exprime au moyen de l’ami sésame. Je titille à peine, trifouille fort peu. La serrure, intimidée, cède à mes instances.
Go in !
Un immense living que le clair de lune nous révèle discrètement. Des meubles de la Renaissance espanche, des reproductions de toiles universelles : Picasso, Braque, Dufy.
Dans un recoin tendu d’indienne, un énorme téléviseur fait face à un canapé deux places gonflé de coussins avachis. Il est flanqué d’un bar sur roulettes où les whiskies dominent. Il est probable que le locataire passe beaucoup de temps à regarder les programmes sud-américains.
— Fais le pet ! enjoins-je au Mammouth.
Cette expression signifie « fais le guet », mais il la prend au pied de la flatulence et ne perd pas l’occasion de m’interpréter un solo de tuba-soissons.
Je le laisse s’embaumer seul et me hâte de monter à l’étage, lequel, comme disait une académicienne du Fémina, n’est séparé du rez-de-chaussée que par un escalier.
Ces grandes habitations futuristes ont une caractéristique commune : leur petit nombre de pièces. Les architectes pour riches ont le génie de la place perdue. Ainsi, dans le cas présent, la chambre de maître à elle seule fournirait un superbe apparte pour une famille de quinze personnes.
Alcôve envoûtante au lit large comme une place de marché aux bestiaux, coin télé, coin gymnique, coin bibliothèque, coin repas, recoins multiples. Et coin bureau. Des marches de marbre conduisent à une baignoire surélevée, isolée de la pièce par des parois de verre. J’entreprends une exploration méthodique de cet endroit singulier, plutôt plaisant pour peu qu’on y vive à deux. Mais seul, on doit s’y sentir paumé, surtout quand, comme mégnace, on crèche dans un pavillon en meulière.
Je cherche les indices d’une présence féminine, même occasionnelle, et n’en trouve pas. Curieux mec qui reste solitaire dans cette construction à grand spectacle. Il a raison de partir en java, la nuit, sinon, malgré la beauté du site, il deviendrait vite neuneu.
Après mon examen d’ensemble, je me livre à des recherches plus minutieuses. T’en donne en vrac les résultats. Dans la table de chevet, je trouve un petit vaporisateur de poche contenant un gaz anti-agression. Sous le traversin, il y a un magnifique riboustin chromé, de calibre 9 mm, capable de transformer une peau de rhinocéros en bande pour limonaire. Dans la partie salle de bains, je découvre, sur la tablette du lavabo, un pot de porcelaine empli de poivre moulu, denrée efficace quand tu en virgules une poignée dans les falots d’un vilain. Sous la table à petit déjeuner, voici une sorte de dague à la lame effilée longue de vingt-cinq centimètres.
Mon inspection se poursuit et me permet de constater que cette taule, mine de rien, est équipée pour parer à des visites malintentionnées. Une vraie place forte, dans son genre. À se demander comment son locataire ose sortir sans garde prétorienne et dans autre chose qu’un char d’assaut.
Mais je ne suis pas au bout de mes surprises, comme on dit puis dans les livres à suspense du siècle dernier. Lorsque j’investigue le dressinge-roume et que j’ouvre la porte de la penderie, je me trouve nez-à-nez avec une photographie 13×18 punaisée contre la partie intérieure d’icelle. En découvrant ce portrait, les bras et la bite m’en tombent.
Car je connais l’homme qu’il représente.
Un type doté d’une assez belle gueule, ma foi. Je le classerais sans hésiter parmi les mecs séduisants, tu vois ? Le regard est profond, volontaire, enjôleur. La bouche sensuelle. Elle découvre une denture qui bouffe la vie et les chaglattes voracement. Ce qui éclaire surtout cette figure agréable, c’est la grande intelligence qui s’y lit.
Mais à quoi bon te faire languir davantage ?
Ce portrait, tenez-vous bien, amis lecteurs et trices, ce portrait C’EST LE MIEN !