CAPITULO NUEVE

À l’incrédulité succède la stupeur.

À la stupeur, l’effarement.

Tout autre que moi en pisserait dans son froc. Heureusement, et jusqu’à preuve du contraire, mes sphincters sont à toute épreuve. Donc, pas d’incontinence à déplorer. Mes testicules demeurent au sec.

Ayant quelque peu recouvré mon calme, donc ma lucidité, j’entreprends « d’explorer » la photo pour tâcher de déterminer où et quand elle fut prise. Elle me représente en plan moyen. Je suis coupé à la ceinture. La position de mes bras indique que j’étais en mouvement quand on m’a flashé. Pourtant ce n’est pas une attitude de marcheur.

Je me consacre à l’arrière-plan de ce cliché. À première vue, il semblerait qu’on m’ait photographié sur fond de ciel. À y regarder attentivement, ce n’est qu’en partie vrai. S’il y a du ciel, il se trouve tout en haut de l’image, très au-dessus de ma tête. Entre mes épaules et lui, la zone claire qui se révèle est celle d’une grande place que l’objectif, réglé pour une prise rapprochée, laisse dans une sorte de flou spectral.

Attends, ça me titille les cellules grises. Je me visionne à châsses perdues pour tenter coûte que coûte de retrouver ce bout d’instant de ma vie qui m’a été dérobé. Mes méninges font du home-trainer. Tu as déjà vu, dans un vélodrome, ces pistards immobiles sur leur vélo qui attendent qu’un des leurs attaque pour fondre sur lui tels des oiseaux de proie et tenter de le baiser au virage ? Me trouve dans une situation analogue. Je retiens ma gamberge pour laisser à la photo le temps de livrer tout ce qu’elle contient. Ma posture, par exemple…

Putain ! ça me cigogne brusquement la pastèque : là-dessus, je sors de ma Ferrari. Oui, la position de mon corps est éloquente. Je viens de m’arracher de mon bolide et ce petit truc pointu, en bordure d’image, c’est le coin supérieur de la portière. J’ai été photographié de l’intérieur d’une autre bagnole, ce de bas en haut.

Récapitulation : au moment où j’ai stoppé, une tire qui devait me filocher s’est rangée à ma hauteur, de l’autre côté de la chaussée, le temps qu’on mette ma bobine sur bobine. Moi, illustre tête de nœud, je n’y ai vu que du schwartz.

Où et quand était-ce ?

De quelle place s’agite-t-il ?

C’est pas un nom de place qui me vient, mais un nom de fille : Jeanne. Une môme de premier ordre. Étudiante en lettres. Brillante. Elle a écrit un bouquin sur moi titulé « Faut-il brûler San-Antonio ? » avec, en sous-titre, « Ou bien l’adorer ». Me l’a apporté à la Grande Volière, une fin d’aprème. Rosissante et hardie à la fois, comme le sont beaucoup de gercettes aujourd’hui. Elle avait mis une jupe plutôt brève, en jean, un sweater blanc, une sorte de boléro brodé. Elle était très brune, avec la peau mate et des yeux d’Indienne. Ses longs cheveux ramenés sur son côté gauche en une forte torsade tenaient par des élastiques.

Son « livre » se présentait comme une sorte de grosse brochure photocopiée.

Il m’a ému, probablement parce que la gosse était émouvante ? Je m’en suis saisi aussi gauchement qu’elle me l’a tendu. J’ai dit des trucs idiots dont je n’ai pas conservé le moindre souvenir.

J’étais bien décidé à ne pas le lire : je ne prends jamais connaissance, ou presque, de ce qu’on tartine à mon sujet. Ce que je ponds sort de moi sans le moindre calcul. Ça plaît ou déplaît, je n’y puis plus rien. On n’écrit pas à la poule pour lui parler de son œuf. Il a été pondu et tu ne peux plus rien ajouter ni retrancher. Quand on me signale un bon papier, il m’arrive de le lire. Mais il me déçoit tout de même parce que je sais pertinemment qu’il n’a plus le moindre rapport avec moi. On vit séparément désormais. On ne se rencontrera plus, le book et ma pomme. Ç’aura été une connivence d’un instant qui tourne au rendez-vous manqué. Mais comment faire comprendre ça à des gens qui ne connaissent pas les affres du créateur, non plus que ses espoirs ? Chacun de nos actes est un malentendu.


Et je t’en reviens à la jolie Jeanne. Elle abandonne son « étude » sur mon bureau et tourne les talons. Je la rappelle comme elle parvient à la porte. La voilà qui se retourne. Un vraie squaw, je te jure. On se visionne bien au fond des orbites.

Je dis :

« — Votre spartiate gauche est délacée. »

Elle reste pétrifiée par je ne sais quel désespoir, puis rajuste sa chaussure que j’ai appelée « spartiate » mais qui serait plutôt du genre cothurne. Et puis s’en va.

Je suis troublé.

Avant sa visite, je m’apprêtais à vider les lieux. Au lieu de ça, je me fous à bouquiner son « essai ». Blabla. J’aurais préféré qu’elle m’offre sa chatte, là j’aurais pris un plaisir extrême à la parcourir et me serais humecté les doigts pour tourner les pages.

Je m’en vas, le manusse sous le bras.

Au dos, elle a écrit son adresse. C’est en banlieue ouest, à Triel-sur-Seine. Je m’y rends. Et voilà l’origine de la photo qui figure dans la penderie du pseudo-Kurt Vogel. Un jardin public. En bordure, des immeubles banlieusards. Elle crèche au 6. Je trouve son blase sur une boîte aux lettres éventrée. Deuxième étage, y est-il précisé. Je monte. C’est un mec qui répond à mon coup de sonnette. Un grand zig de vingt-cinq piges, pas rasé, en tricot de corps. Il a un bébé qui pue le lait suri dans les bras.

« — Chez Mlle Bescherel ? »

« — Oui… »

Et puis il me reconnaît.

« — Mince ! Vous êtes… »

« — Oui. Elle est là ? »

« — Pas encore rentrée. »

« — Vous voudrez bien lui remettre ce manuscrit ? »

« — Bien sûr. Vous y avez jeté un coup d’œil ? »

L’expression convient pile à la réalité.

« — Oui. »

« — Vous en pensez quoi ? »

« — Rien. »

« — Vous le trouvez mauvais ? »

« — Au contraire, c’est excellent, mais ça ne me concerne pas. Le bébé est à elle ? »

« — À elle et à moi. »

« — Une fille ? »

« — Oui. »

« — Elle s’appelle comment ? »

« — Princesse. »

« — C’est un prénom, ça ? »

« — Maintenant qu’elle le porte… »

« — Évidemment. Salut ! »

Je retrouve ma Ferrari au ras du trottoir. J’ignore que quelqu’un m’a flashé. Et voilà que la photo est punaisée dans une penderie de Montevideo. Si tu penses que ça n’est pas un mystère, c’est que tu es blasé !


Je musarde encore dans l’immense chambre. Une étrange mélancolie m’envahit, résultant sans doute de l’obscure menace que constitue pour moi le portrait de la penderie. J’en ai vu d’autres. M’émeus rarement. Pas spécialement courageux, dirais plus volontiers fataliste. Seul l’inéluctable arrive. Alors pourquoi tout craindre ?

« Laura, doux visage à peine entrevu… »

Toujours cet air qui me pétouille en période de spleen. C’était quoi, cette Laura ? Une gonzesse qu’on croyait morte mais qui ne l’était pas. Que fait-il à Montevideo, M. Vogel ? Il se planque ? Pourtant la nuit il drague dans les boîtes. Tu estimes que c’est prudent ?

Un bruit bizarre.

Je mets au moins trois secondes à réaliser que c’est le ronfleur du bigophone.

Dans ces cas précis, deux possibilités : soit tu décroches, soit tu laisses sonner jusqu’à ce que le correspondant se fatigue. Je gamberge, pesant le pour et le contre, le temps de quatre turlus. Finalement je cramponne le combiné et, prenant une voix de connasse endormie :

Diga me !

Puis un organe féminin :

El señor Vogel, por favor.

No este aqui.

Gracias !

On raccroche.

Je idem.

Déjà, je me joue la Valse des Regrets. La gonzesse qui vient de carillonner fera état de son appel au locataire. Alors, sachant qu’il n’y a personne chez lui, le mec comprendra que ça se gâte.

Mécontent de moi et peu satisfait de l’existence dans son ensemble, je prends le parti de tailler la route.

C’est au tournant de l’escalier de marbre que je réalise la merderie qui s’est opérée céans pendant mon séjour au premier.

Deux hommes gisent inanimés sur le sol du living. Je les reconnais depuis l’endroit surélevé où je me tiens : Béru et Vogel.

Ils sont proches à se toucher. Le Mastard est face au sol alors que Vogel, lui, repose sur le dos.

Pour ce dernier, les choses paraissent mal barrées car il a la partie gauche de sa boîte crânienne complètement défoncée par un objet contondant que le Mastard tient dans sa main droite : un chandelier de fonte noire, à la forme moderne ; je l’ai vu naguère en pénétrant dans cette pièce.

À priori, il semblerait que Vogel soit arrivé par surprise et qu’il ait voulu neutraliser mon pote, lequel, n’écoutant que son tempérament, a saisi ce qui se trouvait à sa portée, le chandelier en l’occurrence, et en a administré un coup dans la poire de Kurt.

Question élémentaire (cours moyen) du cher Watson : « Qui a terrassé le Mammouth ? »

Cherchant, je trouve.

Une capsule de gaz anti-agression. Elle gît sur le tapis. Nous voilà bien Loti, mon pauvre Pierre !

Je parviens à rouler ma barrique de connerie sur le flanc. Béru respire en produisant un bruit de liquide porté à ébullition.

Rassuré sur son compte courant, je vais me genouiller auprès de notre « client ». Sache qu’en ce qui le concerne, son horoscope ressemble à son encéphalogramme : il est aussi plat que la poitrine de la reine Babiola.

Alors là, m’est avis que la situasse vire à la cata des grands jours. Si tu me permets de résumer : j’ai personnellement réveillé le lieutenant de police pour lui annoncer que nous allions procéder à une violation de domicile, opération au cours de laquelle mon incomparable adjoint carbonise le zigus qui tant intéresse les flics de différentes nations, dont l’Angleterre, merci du peu, Your Majesty !

Si t’appelles pas ça un pot-à-chiasse, c’est que t’es trop poli pour lire mes books, auquel cas faut te rabattre sur les « Aventures de Chattounette », la petite ado qui se masturbe avec un doigt seulement !

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