Maintenant, me voici à côté d’elle.
D’elle qui, de sa main gantée, pianote le volant de la Jeep. Elle paraît détachée, lointaine, presque indifférente. Pis : résignée.
Rien qui ne me fasse davantage mal à l’âme qu’un être acceptant les dures foirades de son existence. Il me rappelle une scène africaine : un guépard s’attaquant à une antilope.
À la course, il est niqué par la bique, le fauve. Alors il en vient à la ruse, s’approche au plus près de sa proie en se dissimulant pour la charger, sachant que l’élément de surprise va lui être profitable. Il doit lui sauter sur le poil avant que la pauvrette n’ait organisé sa panique. Un bond prodigieux ! Ses griffes et ses dents s’enfoncent dans le corps de la cousine lointaine de « Blanchette Seguin ». Herido de muerte ! Un joli cadavre vite éventré. Des babines dégoulinantes de sang. Et la savane imperturbable sous le dur soleil.
Quelque part, c’est d’une grandeur féroce : la vie requérant la mort pour pouvoir se prolonger !
J’ai une habitude, presque une marotte : lorsque je suis en voiture avec une inconnue qui la pilote, je me tiens adossé à la portière pour mieux contempler la conductrice.
Celle-ci est plutôt belle, mais avec des détails physiques qui me gênent. Ses verres de contact lui composent un regard globuleux. Ses narines sont épatées comme si la femme trimbalait des origines vaguement négroïdes. Sa bouche est lourde, ainsi que le bas du visage. Elle a çà et là, des boutons rouges sur les joues. Je déteste sa coiffure d’un vilain blond clair d’Ophélie à la manque : elle tombe, raide, sur ses épaules. On déplore confusément son manque de grâce. Je lui trouve un vague côté travelo qui éveille en moi d’obscurs regrets.
Je lui ai ordonné de remiser la chignole au bout d’un chemin de terre escaladant un promontoire duquel on obtient une « vue générale » de la contrée. D’où nous sommes, on aperçoit le fleuve Uruguay qui a déjà revêtu sa sale teinte brunasse. Sur la droite, au loin, les premiers contreforts de la cordillère des Andes qu’une brume de chaleur rend incertains.
— C’est beau, murmuré-je ; bien que né sous un signe d’eau, je suis passionné de montagne.
Elle a un bref hochement de tête. Qui signifie quoi, au juste ? Qu’elle partage mon amour des cimes ?
En la matant dans le rétroviseur, j’obtiens une vue plus générale de son physique. Je la discerne de face, you see ? Et pour peu que je me penche, je saisis son profil gauche dans le réflecteur de portière. Une émotion presque capiteuse m’empare.
Je dis :
— Bien que la chose me laisse sceptique, j’ai quelque peu travesti mon apparence, vous l’aurez remarqué ?
Elle acquiesce.
— Vous n’avez pas été flouée un seul instant, n’est-ce pas ?
Là, elle dénègue.
— Les traficotages de gueule, c’est du gadget pour Tintin, soupiré-je ; ce serait trop commode de se fuir au moyen de quelques artifices de comédien ! Vous permettez ?
J’avance ma main gauche jusqu’à ses cheveux, les saisis par-derrière et soulève. Malgré les épingles qui la maintenaient à sa véritable chevelure, la perruque cède sans difficulté.
— Maintenant, continuez sans moi : je ne vais décemment pas fourrer mes doigts dans vos yeux, vos narines et votre bouche !
De plus en plus docile, elle retire ses verres de contact ainsi que les plaquettes de caoutchouc gonflant son nez et le bas de sa bouche. En riant je l’imite. Deux étudiants farceurs !
— Vous oubliez vos faux bubons. Entre nous, ils sont mal imités ; vous savez que ce sont eux qui m’ont mis la puce à l’oreille ?
J’ajoute, pensif :
— L’automutilation est une chose horrible, surtout quand elle affecte une fille aussi belle que vous, Maria del Carmen.
Elle a une curieuse réaction : elle regarde l’immense tache pourpre qui s’étale sur mon pantalon et, lentement, après s’être dégantée, porte le bout de ses doigts à ma blessure.