CAPITULO CUATRO

— Mon nom est Ramirez y Ramirez, m’informa le lieutenant de police, mais appelez-moi seulement Ramirez ; entre confrères on ne va pas faire de manières.

C’était un beau grand con long d’un mètre nonante, diraient mes amis helvètes. Il disposait d’un visage aristocratique de garçon coiffeur de banlieue, portait des rouflaquettes de danseur argentin, un regard charbonneux ombragé (comme on dit puis en littérature de haut niveau) par des cils qui doivent faire pâmer toutes les serveuses de bar de la ville et de sa périphérie. Ajoute à ce portrait enchanteur un nez légèrement busqué, dix-huit dents éclatantes, deux pourries et douze manquantes, une cicatrice de coup de couteau à la joue gauche et, au-dessus de la lèvre supérieure, le liseré de moustache le plus foutrical de l’hémisphère Sud, et t’auras un aperçu approximatif du personnage.

Une carafe de clerico (sorte de sangria) attend sur une table basse. Il en emplit deux verres et m’en tend un.

— Très désaltérant, par ces chaleurs ! me dit ce ténébreux de la Rousse uruguayenne.

Je prends le verre, lui porte un toast. C’est bon, avec un léger goût d’épices. Nous buvons cul sec.

Puis il me brusque :

— Que puis-je pour vous, señor director ?

Je dépose l’El Dia devant lui.

— Vous n’avez pas pu manquer cet article, lieutenant.

— Naturellement. Quelqu’un a abusé de la bonne foi du journal pour le faire publier.

— L’individu dont il est question vous serait-il connu ?

— Nous avions reçu auparavant des renseignements occultes sur cet homme. Il s’agirait d’un terroriste entré clandestinement en Uruguay.

— C’est difficile à réaliser comme prouesse ?

— Oui, si l’on emprunte une ligne aérienne internationale ; beaucoup moins si l’on arrive d’un pays limitrophe avec un groupe de touristes.

— Deux nations seulement sont vos voisines : l’Argentine et le Brésil ? fais-je en montrant une carte accrochée derrière son bureau.

— Bien suffisant, assure Ramirez et la suite, d’un air entendu. Les grands pays sont un chiendent pour les petits comme le nôtre. Nous possédons un rythme de vie et un bien-être qui séduisent nombre de gens peu recommandables, ce qui nous contraint à une vigilance constante.

— Pour revenir à l’ordre du jour, lieutenant, vos services ont-ils une idée de l’endroit où il se terre ?

Ramirez hésite, emplit nos verres, mais, au lieu d’écluser le sien, décide d’allumer une cousue et finit par répondre à ma question par une autre :

— Vous avez partie liée avec les Britanniques ?

Je souris à son regard scrutateur, plissé par la fumée de la cigarette.

— Ce n’est ni aussi simple, ni aussi excessif, lieutenant.

En quatre phrases admirablement construites, je lui résume la requête que m’a présentée sir Raidcomebar quelques jours auparavant.

— Si j’ai accepté sa proposition, dis-je, c’est que je suis résolument hostile à toute forme de terrorisme ; c’est là un mode d’action que je juge vil parce qu’il fait fi des droits les plus élémentaires de l’être humain. Aucune cause ne vaut qu’on lui sacrifie des innocents. On ne solutionne jamais un problème par l’horreur.

« Mais pour répondre très sincèrement à votre question, je ne me sens pas lié à mes homologues anglais, pas plus que vous, cher Ramirez y Ramirez y Ramirez, ne sauriez l’être avec moi. Nous faisons des métiers similaires et nous nous devons assistance pour traquer les criminels. Cela dit, les intérêts de nos pays priment sur notre confraternité. »

À dire vrai, j’ignore tout de l’hymne uruguayen, mais si j’en connaissais quelques strophes, je les entonnerais bien volontiers pour parfaire un aussi brillant discours.

Son âme américano-latine frémit. Il me tend cinq doigts fortement imprégnés de nicotine pour une poignée de main qui finirait un film d’épopée sur fond de drapeaux ventés.

Amigo, me dit-il, si vous me promettez de ne pas révéler aux Britanniques ce que je sais, je vais vous le dire.

Dare-dare, je tends la main pour un serment qui ferait déféquer dans son froc un amiral de ferry-boat.

— Je vous donne ma parole de haut fonctionnaire français ! déclamé-je comme à une matinée théâtrale de la Comédie-Française.

Il écrase son mégot dans un cendrier de marbre.

— Depuis hier, mes services ont repéré l’homme en question et le surveillent étroitement.

— Mes plus vives félicitations, lieutenant. Vous comptez l’appréhender bientôt ?

— Sitôt que nous serons en possession de son dossier, car, jusqu’à plus ample informé, nous n’avons officiellement rien à lui reprocher.

Douche.

— Oui, soupiré-je, je comprends. Vous ne craignez pas qu’il prenne la fuite après avoir eu connaissance de l’article d’aujourd’hui ?

— Soyez tranquillisé : mes effectifs sont sur la brèche ! S’il tentait de filer, alors nous interviendrions.

Hommage par mimique expressive du grand San-Antonio.

— L’on m’a souvent assuré que votre police était l’une des meilleures du monde ; je constate que c’est la pure vérité !

Cette fois, il va devoir rentrer chez lui pour changer de slip, vu que le sien est à essorer.

Il a un élan. Un beau et noble élan doré à la feuille.

— Vous avez un peu de temps devant vous, cher ami ?

Je tricolore des pupilles.

— À vous consacrer ? Du temps, non ! Ma vie entière, lieutenant.

— Alors, suivez-moi !

Dans la cour de l’hôtel de police se trouvent une tripotée de guindes dont la plupart sont ricaines. Il choisit une Chevrolet bleue aux portes latérales coulissantes ; le véhicule est banalisé. D’un geste, Ramirez ordonne à un perdreau de prendre le volant puis il me prie de monter à l’arrière et s’installe à mon côté. Il jette une adresse que je ne peux mémoriser car il jacte plus vite que son ombre, l’hombre !

On se met à déferler dans « Montez-vider-l’eau ». C’est l’heure précrépusculaire. Les petites boutiqueries de plein air plient bagage et la circulance se fluidifie. Mais il y a encore plein de gens sur les trottoirs, des couples de jeunes se tenant par la taille, quelques vioques aussi, à la démarche malaisée qui traînent leur fin de destin dans la lumière rasante du couchant. Tout paraît tranquille, bon à vivre. On devine un pays sans gros problèmes. La population est, en majorité, de souche européenne, et ça reste décelable malgré des éléments folkloriques d’origine noire et métisse.

On remonte l’Avenida 18 de Julio, riche en vestiges architecturaux. Le bon Ramirez fume comme un sapeur et l’odeur de son tabac me fout la gerbe, à moins que ce ne soit le « coup de volant particulier » de notre driveur ?

À présent, on quitte la ville pour suivre la route de Maldonado. Des maisons résidentielles dominent la mer. Blanches, d’un style franchement moderne, entourées de palmiers et de plantes épineuses.

Pourquoi me mets-je à rêver de l’une de ces constructions ? Qu’en ferais-je ? Des vacances avec Félicie ? Elle n’apprécierait pas le dépaysement, ma vieille chérie. Pas trop longtemps. Quelques jours, comme ça, pour être avec moi. Son univers, à elle, c’est la casa de Saint-Cloud : le bout de perron, le jardin, la tonnelle aux rosiers grimpants. Elle ne voit pas les immeubles dits « de grand standinge » qui nous cernent, certains revêtus de marbre blanc ou rose. Ils ont des balcons avec vue sur Paris. T’aperçois la Tour, l’Arc, le Panthéon, Montmartre. Et puis la Seine qui reptile doucement…

Vue sur nous autres, également, imprenable ! N’ont qu’à se pencher pour apercevoir ma Féloche de retour du marché, Pilar, notre Ibère, qui étend le linge dans la courette arrière, ma pomme déboulant de ma Ferrari et remontant la petite allée après avoir jeté un œil à la boîte aux lettres. On est offerts à toutes les curiosités voisineuses. Parfois, le dimanche, nos voisins huppés reçoivent des croquants de leur monde.

Il arrive qu’ils me montrent à eux. « C’est San-Antonio, vous savez, ce flic qui écrit des livres ? On dit qu’il gagne pas mal d’argent : il pourrait s’offrir une habitation mieux que celle-ci, plus en rapport avec sa situation. Je pense qu’il reste ici à cause de sa mère à laquelle il semble très attaché. »

Moi, je feins de ne rien voir. Si je m’écoutais, je tomberais mon bénoche et leur montrerais mon cul ou bien ma belle biroute satinée du bout. Mais à quoi bon scandaliser : ils le sont suffisamment avec ce que j’écris. Quoique à force d’à force, ils en prennent l’habitude, se formalisent de moins en moins ; je suis doucement rattrapé par la dépravation générale. Le jour viendra où je serai devenu rétro ; on saura plus me dissocier de la comtesse de Ségur. C’est George Sand qui fera figure d’avant-gardiste avec son François le Champi qui finit par s’embourber la fermière compatissante ; après l’avoir épousée, œuf corse. Suffit d’attendre, inexorable, le temps travaille pour, puis contre toi.

Pour t’en revenir, si j’avais une crèche ici, j’amènerais des frangines pour y vivre des lunes de miel. Ça remplacerait les petits entresols Renaissance de jadis. Je viendrais juste tirer des sœurs, à Montevideo. Cinq-six jours, pas davantage. L’exotisme porte à la peau. Je les tirerais en grand, face à l’estuaire, leur désignerais l’Argentine de ma bite. On boirait du fermenté douceâtre. Tu le sais, je raffole des alcools sweet. Les gueules de bois qui en consécutent sont méchantes et te poissent la clape, mais c’est vachement divin sur l’instant. T’as jamais bouffé une jouvencelle en éclusant du lait de coco alcoolisé, Alfred ? De première ! Non, crois-moi : y a des choses belles à vivre pendant qu’on le peut.

— Vous paraissez préoccupé ? me remarque Ramirez.

— Je réfléchis à cette affaire, mon cher confrère.

Il respecte ma méditation. Je gode langoureusement dans mon bénoche. La Chevrolet ralentit et attaque une rampe. Route en lacet, bordée de lauriers des deux côtés. Elle gagne un petit terre-plein où sont aménagés des bancs de bois et des longues-vues fixées sur un socle. Tu glisses quelques pièces dans la fente et ça te grossit un coin d’univers pendant quelques minutes. Mon presque ami s’empare d’un des appareils d’optique, le braque sur la collinette voisine, le règle, le fixe et me fait signe d’apporter mon œil préféré jusqu’à l’objectif.

J’ai alors en gros plan la maison de mes rêves. Imagine une construction d’un blanc immaculé sur le bleu nuit du ciel. Les formes en sont hardies dans leur désinvolture. Cela fait vaguement penser au château de sable d’un gamin doué. Y a une tour carrée en son centre, de fausses échauguettes un peu partout et, sur sa partie la plus haute, une étrange sculpture, également blanche, inspirée de Miró. Les fenêtres asymétriques sont dépourvues de volets, ce qui confirme l’aspect « citadelle d’amour » voulu par l’architecte, lequel ne doit pas être un croûton routineur, mais un gonzier soucieux de faire évoluer le schmilblick.

— C’est là qu’habite notre homme, révèle mon lieutenant de police.

— Seul ?

— Rigoureusement. Il dispose d’une servante payée par l’agence qui lui a loué cette habitation.

— Il sort beaucoup ?

— Le soir seulement. Il se rend au restaurant, fait un bon repas, et va boire des verres dans des boîtes à filles. Il lui arrive de monter avec l’une d’elles pour une passe assez brève. J’ai questionné certaines de ses compagnes d’un moment. Elles le trouvent plutôt gentil et généreux. Ce n’est pas un type à « manies ». Il fait l’amour le plus simplement possible sans témoigner d’exigences particulières.

— Il ne reçoit personne à la casa ?

— Jamais.

— Il téléphone ?

— Très peu, et en tout cas ne reçoit aucune communication.

Je visionne la maison, œuvre d’art singulière sous la lune. Une lumière brille au rez-de-chaussée. Je distingue une bagnole sur un parking abrité par des parois florales : une Mercedes blanche qui n’est pas de la première jeunesse.

— L’auto lui appartient ?

— Non, elle est louée avec la maison.

— Donc, l’homme a un contrat de location et je suppose qu’il a dû verser une caution pour pouvoir disposer de cette ravissante demeure ?

— Exact. L’agence lui a demandé vingt-cinq mille dollars qu’il a réglés en espèces.

— Ce qui est plutôt rare ?

— Unique.

— Quelle explication a-t-il donnée ?

— Aucune. C’est pas le genre d’homme qui parle beaucoup, selon les gens qui ont affaire à lui.

— Son passeport ?

— En règle.

— Il est sujet allemand ?

— Par naturalisation ; son pays d’origine serait la Roumanie.

Un moment de silence nous unit davantage que toutes les blablateries envisageables. En fait nous sommes deux flics provisoirement liés par un même problème plus ou moins bien posé. Des chiens de chasse, tu piges ?

Le chauffeur demande s’il peut allumer une cigarette. Ramirez, bon prince, lui accorde cette permission.

Puis il consulte sa montre.

— Je pense qu’il est inutile que nous nous attardions, fait-il ; d’autant que l’individu est sous surveillance et que ses moindres faits et gestes me sont rapportés. S’il manifestait l’intention de quitter l’Uruguay, il serait intercepté sous n’importe quel prétexte et j’en serais immédiatement informé.

— C’est vous qui décidez ! dis-je avec un enjouement qui lui plaît.

Il pose sa main de poulet manucuré sur ma manche d’alpaga.

— Si c’est moi qui décide, je vous emmène dîner à la maison. Ma femme réussit le churisca comme personne. Il faut dire que son père était l’un des meilleurs restaurateurs de Montevideo ; elle a été à bonne école !

— J’accepterai avec joie, lieutenant, à condition que vous veuilliez bien m’arrêter auparavant chez un fleuriste, car en France il n’est pas question de se présenter sans fleurs chez une maîtresse de maison.

Il m’a arrêté devant la plus sublime boutique de la ville. Je ne connaissais pas les noms de la plupart des merveilles qui approfusaient en ce lieu embaumé. J’ai commandé une « présentation » telle que Marilyn Monroe n’en reçut jamais. Pendant qu’on me préparait de quoi fleurir tout l’Élysée un jour de réception de la couine d’Angleterre, j’aperçus, à travers la vitrine, Ramirez qui téléphonait à sa gerce pour prévenir de notre arrivée.

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