CAPITULO SEIS

Étrange silence que celui qui succède au départ brusqué du lieutenant Ramirez. Cela fait kif dans une manifestation quand la sono tombe en panne. De nous retrouver soudainement en tête à tête (je préférerais en tête à queue) nous emberlificote de timidité. Nos mandibules courent sur leur erre. Nos regards dérapent. Je voudrais lui parler, lui débiter ces banalités bien commodes auxquelles on se raccroche dans ces troublantes circonstances. Qu’on cause du temps, de l’Uruguay, de son intérieur si élégant. Et où c’est-y qu’ils ont dégauchi ces peintures intéressantes ? Elles me font un peu penser à celles qu’on vend dans le quartier de La Boca à Buenos Aires.

Je pourrais y aller dans ce genre de converse. Mais non : il fait un blocage, ton pote. Les seuls mots qui lui viennent sont d’amour. Et tu me vois débiter la grande tirade des amants à cette jeune femme, épouse de flic, plus ou moins dominée par l’époux, les traditions, tout un micmac de chiasse ? Elle ne saurait pas ce qui lui déboule, Maria del Carmen. Me prendrait pour un satyre. Se sauverait dans ses appartes pour s’y barricader.

Pourtant, on ne va pas rester comme ça, à mastiquer à blanc jusqu’à la Saint-Trouduc, qui est le jour de ta fête, crois-je deviner. Dans ces cas délicats, je me remémore un vieux film rigolo contant les aventures d’un pleutre sans cesse confronté à des dangers et qui s’exhortait au courage en se posant sempiternellement cette question : « Es-tu un homme ou une souris ? » Je la prends à mon compte : « Suis-je un homme ou une souris ? » « Un homme », réponds-tu ? Alors fonce, tête à claques !

Je m’entends dire :

— Nous sommes intimidés de nous retrouver seuls, madame Ramirez. Nous ne nous connaissons pas et éprouvons une gêne presque enfantine.

Elle me regarde, sourit. Tiens, ses yeux sont jaunes, piquetés de points verts à cet instant…

— Vous deviez croire les Français plus hardis ? demandé-je.

Expression neutre de mon hôtesse qui me rappelle une réplique marseillaise : « Nous, les gens de Tourcoing, on n’en cause même pas ! » Toujours ce complexe du matamore tricolore qui s’imagine être la préoccupation dominante des autres pensionnaires de la planète Terre.

Bon, et maintenant, je vais lui sortir quoi ? Qu’elle est belle à s’en arracher les pendeloques avec les dents ? Que je serais capable de faire toucher les deux épaules à un rouleau compresseur pour pouvoir lécher sa chatte ? D’autres bidules encore plus poétiques et passionnés ?

J’ai eu une période où je chargeais les frangines « paf au clair », avec un seul objectif en tête (de nœud) : en caramboler le plus possible et me régaler le zifolo charnel à outrance. Puis j’ai eu un truc dans ma vie, je m’en aperçois bien : Marie-Marie, ma petite fiancée de toujours. J’avais réussi ce prodige dont rêvent tous les matous : me faire aimer passionnément d’une fillette. Devenir « l’homme de sa vie, pour toute sa vie ». Il fallait l’épouser. Vivre cet amour éternel envers et contre tout. Là, oui, c’était un vrai roman.

Tu saisis ou veux-tu que je stoppe là mes confidenceries ? Mais j’ai enflammé toutes mes allumettes sans bouter un vrai feu. J’étais trop l’homme de l’Aventure ; pire encore, celui DES aventures. Qui trop embrasse… J’ai laissé péricliter le plus bel amour qui pouvait m’être offert. Et voilà : c’est foutu. On a essayé de sauver les meubles, de replâtrer des sentiments très beaux, mais en pure perte. Mes souvenirs, c’est pas l’histoire d’un paf, mais l’histoire d’un con. D’un pauvre con. À la communale, déjà, fallait que je fasse mon numéro. J’avais besoin de séduire, besoin qu’on m’applaudisse. L’existence m’a laissé sur le devant de la scène, avec mon nez qui s’allume et mes facéties de clown. Marie-Marie s’est éloignée sur la poine des pieds. Et me revoici seul avec ma Félicie vieillissante, mes utopies, mon paf rutilant. Sans cesse à la recherche d’un cul à fourrer, à me persuader, par instants, quand je sens du vide à combler, que je viens de trouver la femme exceptionnelle, que je vais l’emmener sur mon palefroi, dans un pays encore inconnu, où le temps s’arrête, où la passion ne s’use pas et où l’avenir n’est plus qu’un présent qui s’éternise.


Depuis un moment, elle me considère à la dérobée, mais avec intérêt, Maria del Carmen. Je sens qu’elle souhaiterait me poser une question et n’ose le faire.

Je tente de lui sourire, me gave de son beau visage au regard impossible à fixer, de sa chair entre le boléro et la minijupe.

— Mélancolique ? elle murmure.

Ça se voit donc ? J’ai un geste pour toucher mes yeux, que je retiens in extremis. Où ça va, ça !

— Pardonnez-moi, dis-je précipitamment.

Mais les gonzesses n’aiment pas qu’on élude leurs questions intéressantes. Elle insiste :

— Malheureux ?

— Pas ce soir ; demain, je lui réponds.

— Pourquoi, demain ?

Vas-y, mon Sana, joue ta partition : tu en meurs d’envie !

Alors, ma pomme, plus triste que Chopin, plus romantique que Werther :

— Parce que demain je ne vous verrai plus…

Voilà, c’est parti en port payé ; ne me reste qu’à lui souhaiter bonne réception du message.

Nous avions une domestique, autrefois, à la maison : une Bretonne. Fallait toujours qu’elle laisse la porte des gogues ouverte. Ça devait la rassurer, je suppose ? M’man avait beau lui en faire le reproche, elle pouvait pas vivre sans la vision d’une lunette de tartisses et d’une chasse d’eau. Quand on avait fermé, elle disait rien, feignait de se soumettre, mais sitôt qu’on tournait le dos, elle s’empressait de déponner la lourde. La vue du rouleau de faf à train et de la gentille balayette dans son pot de faïence lui était devenue indispensable. Chacun puise sa sécurité où il peut.

Pourquoi pensé-je à Yvette, à cet instant si peu propice ?

Ma petite phrase équivoque jetée, j’ose plus regarder mon hôtesse. Comment prend-elle mon numéro à fendre l’âme ? Il doit pas se pratiquer beaucoup dans ce bled où le sang est chaud.

Sa douce voix, endommagée par l’anglais dont elle use :

— Vous prendrez du fromage, sir ?

La dérision, non ? T’es là à lui interpréter du Musset et elle te répond frometon.

— Non, merci, madame Ramirez.

Elle actionne le timbre d’appel, aux sonorités fêlées.

La servante vient débarrasser nos assiettes et nos couverts.

L’épouse du lieutenant de police m’annonce un dessert exécuté avec de l’ananas cuit dans une pâte et nappé de crème alcoolisée.

Je lui exprime la joie dans laquelle me plonge une telle perspective.

Et nous voici sur la terrasse, dans le crépuscule velouté. Les « dames de la nuit » dégagent leur parfum ensorcelant. Au loin, la mer est frangée d’écume, ce qui est bien joli. Parfois, une brise… La brise, c’est le rêve du vent, comme a dit un grand poète (je crois que c’est ma pomme, d’ailleurs).

Nous sommes assis face à l’horizon, Maria del Carmen et moi, presque côte à côte. Le besoin incoercible (tiens, en voilà un mot qu’est pas à la portée de n’importe quel écrivaillon !) de lui saisir la main pour la porter à mes lèvres et, tout de suite après, de sucer chacun de ses doigts, me taraude. Peut-être qu’un jour le désir ne me hantera plus ; je serai devenu un corps insensible et seuls mes propres frémissements m’intéresseront encore. Ah ! qu’une telle infortune ne me frappe jamais, de grâce !

Je cherche un truc bien tourné à dire, assez cucul-la-praline pour s’adapter à la magie du moment.

Je soupire :

— L’instant est féerique.

Pas mal, hé ? Je connais au moins douze valets de ferme, un balayeur de rue et trois maçons portugais qui seraient incapables de débiter ça à une gerce.

Juste comme j’avance ma dextre, elle se lève.

— Je dois vous faire goûter une liqueur que je confectionne et dont je suis très fière.

Elle s’absente et revient avec une petite carafe en verre ciselé contenant un liquide de couleur orangée.

— Un seul verre ? m’étonné-je.

— Je ne supporte pas l’alcool.

Elle me sert avec grâce. J’en profite pour caresser sa main autour du flacon. Elle a un exquis et farouche sourire. Mon corps s’embrase. Je me dis que je lui signerais une délégation sur la totalité de mes droits d’auteur si elle consentait à ce que je l’investisse. Il ne peut rien y avoir de plus délectable en ce monde. Je sais parfaitement de quelle manière voluptueuse je l’entreprendrais : elle, allongée en travers d’un plumard, moi, agenouillé devant sa case-trésor, l’effleurant doucement de mes lèvres, ce, pendant un temps infini, avant de déléguer ma menteuse caméléonesque pour une prise de contact d’une suavité forcenée.

— Comment trouvez-vous ce breuvage ? elle chuchote avec une voix de petite fille modèle recevant les félicitations du jury chargé de désigner la plus jolie chattoune de la promotion.

— Je bois le ciel ! réponds-je en dégustant de plus rechef.

Et, ne pouvant me contenir, j’ajoute :

— Ah ! que votre sexe me serve de coupe pour absorber ce philtre d’amour !

Un peu hardi, hein, tu ne trouves pas ? Je vais à la cata ou, au contraire, à la victoire ?

Elle me moufte pas. Par contre, elle me verse un deuxième gorgeon. Je laisse aller. D’abord parce que j’aime le doux, tu le sais, ensuite parce que cet alcool me libère… Adios, mon blocage. Pour un peu je sortirais mon rouge-gorge de sa cage pour lui démarrer une saynète genre Guignol.

— Sublime femme, lui assuré-je d’une voix qui ferait fondre la moitié de l’Antarctique, n’avez-vous pas compris l’impétuosité du désir que vous m’inspirez ? La vigueur de mon sentiment est à ce point intense que je pourrais vous prendre des jours durant par toutes les voies d’accès que votre créateur vous a données. Je vous ferais l’amour comme jamais aucun homme ne le fit à une femme depuis que ce salaud de Caïn a trucidé ce lavedu d’Abel. Nous nous abîmerions alors dans la plus totale félicité et Dieu retiendrait l’aube pour qu’elle ne vînt pas troubler notre infini bonheur.

« Viens ! supplié-je. Viens, l’heure est charmeuse. Viens, toi si frileuse, te blottir dans mes bras. »

— Ne brusquez rien, chuchote la divine en rapprochant sa chaise de ma queue.

Qu’est-ce que tu veux que je ne brusque rien[2] avec une mandragore plus grosse qu’un pianiste bavarois ? À croire qu’un baobab vient de pousser dans mon bénouze.

J’essaie d’une main tombée ; elle s’en saisit au vol. Y vais de l’autre, qui se heurte à sa jupe moulante plus tendue que la peau d’une aubergine. Veux lui prendre un baiser ; elle serre les lèvres.

Changeant de tactique, j’abaisse sa menotte là que je protubère inouïsement. Elle ne peut pas passer à côté d’une évidence de cette dimension ! J’en sais quelques milliards, rien que dans l’hémisphère Nord, qui se l’empaquetteraient pour l’hiver.

Là, elle marque un temps. Y va même d’une pression légère pour édifier son sens tactile. Mais parvient à retirer sa dextre de la zone de perdition.

— Par pitié, chuchote-t-elle, montrez-vous gentleman. Vous me plaisez certes infiniment, mais comprenez-le, je ne suis pas une femme capable de céder à un homme qu’elle connaît à peine.

Moi, chevaleresque de partout :

— Vous me promettez que nous nous reverrons, mon ange adoré ?

— J’en ai autant envie que vous !

Ô divines paroles ! Musique venue des espaces intersidéraux et qui, d’ailleurs, me sidère ! Miel de la parole ! Souffle du désir…

Magnanime, je lui fais provisoirement cadeau de sa vertu !

Загрузка...