Mon nouvel aminche habitait une délicieuse villa immaculée, entourée d’un jardin dont les fleurs étaient tellement abondantes et pimpantes que je me sentis sous-con avec ma gerbe à grand spectacle dans les bras. J’avais l’air du gonzier apportant les végétaux de la victoire à une tenniswoman venant de remporter des internationaux.
Une bonniche au pedigree évasif vint ouvrir. À première vue, on ne pouvait déterminer la nature de son métissage. Très brune et très frisée, le teint olivâtre, la lèvre en rebord de lavabo, elle paraissait être née pour sourire.
J’eus droit à un gazouillis de sa part. Je notai que sa robe de service s’ouvrait sur le devant et que les six dernières boutonnières n’avaient pas été utilisées, ce qui découvrait sa culotte bleu ciel et la sonnette d’alarme de son Tampax.
Le lieutenant l’effaça d’une bourrade galante et m’introduisit dans un salon des plus modernes, meublé en teck clair. Les murs crépis de blanc, les rideaux et les coussins composant un camaïeu de bleus délicats, les peintures d’avant-garde et une profusion de livres reliés faisaient de cette pièce un endroit élégant et chaleureux.
— Asseyez-vous ! me dit Ramirez. Maria del Carmen nous rejoindra un peu plus tard.
Il me proposa un apéritif. Il y en avait quantité sur une table roulante. J’optai pour un Campari-soda. Par les baies donnant sur le jardin, je découvrais, au-delà de celui-ci, les lumières de Montevideo et l’étendue sombre du Rio de la Plata, à gauche, qui allait se fondre dans l’Atlantique. C’était insolite et très beau.
Les loupiotes du livinge, disposées avec art, mettaient des zones de clarté sur les objets intéressants, laissant d’habiles pénombres partout ailleurs.
En considérant cet intérieur de qualité, je me dis qu’en Amérique du Sud, le métier de poulardin doit être beaucoup plus lucratif qu’en Europe ; mais peut-être que Ramirez avait hérité d’un oncle d’Amérique du Nord ?
Nous bûmes en devisant boulot. Mon confrère se montrait curieux de nos méthodes. C’était décidément un garçon d’avenir qui irait loin.
À un certain moment, comme disent les grands écrivains soucieux de précision, il cessa de parler, regarda vers le fond de la pièce et se dressa kif si le président de la République venait d’entrer. Je me retournis et me levis à mon tour, hébété de surprise.
Moi, l’épouse d’un flic uruguayen, je me figurais une dondon boursouflée. Le genre de gerce, quand tu appuies ton doigt sur sa cuisse, ça laisse un trou blanc pendant quelques secondes. Je la voyais un brin barbue, la dame, avec des grains de mocheté plus gros que des framboises, et de même couleur. Des bajoues, ça compte-z-y, du nichemard de cartomancienne atteinte de plein fouet par la ménopause. Je lui garantissais un regard de vache, frangé de longs cils englués de khôl comme des pattes de mouches enlisées dans le papier collant. Et puis d’autres fantaisies, je subodorais : ça allait du strabisme divergent à la plaie variqueuse, de la tache de vin sur le cou à l’odeur de culotte rance. Nous autres, les imaginatifs, on ne se contente pas des laideurs dont la vie nous cerne. On en rajoute, en invente d’atroces ; on a sans cesse des calamités au four en cas de besoin ; on n’est jamais pris à la dépourvance par les coups foireux, à force d’en concevoir de très pires.
Mais là, alors, j’ai été eu.
Suis resté tel un homard sur un lit de varech à l’étal du poissonnier. Tout ce que je pouvais faire, c’était remuer les yeux, encaisser les coups de boutoir féroces de mon guignol, et ceux, plus réservés, de mon chibre qui ne savait plus ce qu’il lui arrivait. Je veux pas plonger dans l’excès, foncer à outrance dans le lyrisme, mais sache une bonne chose, l’aminche : ça devait faire des années que je ne m’étais pas trouvé en présence d’une femme pareille ; peut-être même que j’en avais encore jamais rencontré.
Pour tenter de te faire piger : cette personne était si magistrale qu’elle me procurait une impression de souffrance… Oui, j’ose le clamer haut et fort, ça me faisait mal de la regarder. Quelqu’un m’aurait posé la colle suivante : « Où se trouve la plus belle gonzesse de la Création ? » J’aurais hésité entre la Russie, l’Amérique, la Scandinavie, voire, pourquoi pas, le Cachemire. Tu m’aurais découpé les testicules en fines lanières pour confectionner un sac à dos avant que je finisse par répondre « l’Uruguay. » C’est un patelin si improbable, si inimportant sur la carte, si facile à enjamber… Qu’à peine il est connu des joueurs de scrabble à cause de ses trois « u ». Eh ben, elle créchait là, la sublime d’entre les sublimes. Dans la banlieue chicos de Montevideo, mariée à un poulet dont il était impossible désormais que je ne devinsse pas l’ami d’enfance, le confident, le bienfaiteur, le Père Noël. Cet homme, il aurait eu besoin d’une couille supplémentaire pour la baiser, je lui aurais volontiers fait transplanter l’une des miennes : la droite, tiens, qui est la plus belle, la mieux ovalisée. Désormais, il existera quelque chose entre Ramirez y Ramirez y Ramirez et moi, ou plus exactement quelqu’un : son épouse.
Te la décrire ?
Minute ! Bouscule pas le mataf ! Laisse-moi accumuler mes adjectifs qualificatifs, mes épithètes, adverbes, le chenil complet. Faut que je prende mon temps pour rassembler les morceaux de puzzle, tellement qu’on arrive mal à la capter entièrement, d’un bloc. Un gendarme pourrait risquer les éléments d’un présignalement. Il irait à l’essentiel : taille, mensurations, couleur d’yeux…
Ma pomme, c’est le superflu qui m’accapare d’entrée. Les nichebabes en calotte de chanoine, bien moulés, bien fermes. La taille délicieusement étranglée. Les jambes allongées, duveteuses. Naninana. Bouge pas, Eloi, tous les clichetons, je vais te les sortir. C’est imparable, circuit obligatoire : les fines attaches, les muscles délicats, la carnation de la peau, la forme sculpturale du michier, le cou allongé, le renflement du chaglatin enveloppé de poils d’emballage.
Elle est châtain foncé, à reflets un tantisoit cuivrés. Porte un bustier noir qui la dégage à partir de l’estomac. Son ventre plat, dénudé, avec l’œil malin de Caïn bien au centre, me détrancane la zifolette ravageuse. Comme je lui placerais volontiers une pointe de langue lubrifiante dans cette cavité, horrible cicatrice chez les uns, puits de volupté chez les autres ! Plus bas, elle est peu vêtue d’une jupe ras-la-touffe qu’on dirait peinte sur son corps tant elle est ajustée.
Continuons la visite orgasmenisée. Les cuisses que vous voyez là, méhames-messieurs, sont les plus belles du world. Admirez leur longilignité, la couleur miraculeuse, doucement ambrée, les imperceptibles veines pareilles à celles qui font la richesse de certains marbres rares. Vous savez tous combien c’est tocasson un genou ? Or, regardez ceux-ci, connasses et cons : si parfaits ! Un sculpteur grec de l’Antiquité aurait accepté de ne plus se faire sodomiser pour parvenir à les reproduire ! Et les mollets ? Vous avez vu les mollets, bande de nœuds coulants ? Vous pouvez continuer votre cancrelate trajectoire après avoir maté des apothéoses de ce tonneau, dites, les pignoufs ?
Moi, j’en meurs d’une aussi totale réussite. C’est pas le résultat obtenu par un gazier d’ici qui a trempé le panoche dans le pot d’une mégère uruguayenne. Impossible ! Y a eu miracle. Intervention divine ! Je laisse libre cours à toutes les supposances !
Mais le plus tout, le plus trop : c’est son regard ! Charogne ! À peine tentes-tu d’en définir la teinte que celle-ci a déjà viré. Tu pensais mauve, et puis les voici bleus, mais non pas bleus : gris à chatoyance gorge-de-pigeon. Qu’est-ce que j’élucubre ! Ils sont champagne ! Champagne, ça ? Émeraude, veux-tu dire ! T’en perds ton latin, ta palette, ta raison ! La vérité, c’est que ces lotos ont toutes les couleurs qui existent en ce monde (rouge excepté). Ils restent en constante transformation. C’est à te rendre dingue.
J’entends, comme si j’avais la tête entre ses cuisses, la voix de l’époux :
— Je te présente l’un de mes confrères les plus importants de France, le señor San-Antonio, de Parisi !
Puis, à ma pomme :
— Cher ami, voici Maria del Carmen, ma femme.
Ta femme, salaud, cette chose unique au monde ? Ta femme, crâne flasque, cette déesse qui justifie la création de notre planète ? Ta femme, chancre mou, ce sortilège qui va m’empêcher de vivre une existence normale dorénavant ? Ta femme, branlette inaboutie, cette miraculade, pour un seul sourire de laquelle je serais capable d’embroquer le prince Charles s’il fallait en passer par là ? Ta femme, oses-tu prétendre, puanteur de tous les anus de la Goutte-d’Or rassemblés ?
Non, monsieur : MA femme, désormais ! Tu ne te figures pas que je vais la laisser dormir dans ta couche qui fouette la sueur de flic et le petit haricot noir pété, dis, furoncle verdâtre ? Et d’abord de quel droit as-tu épousé une merveille à moi destinée depuis que le premier dinosaure est apparu sur cette terre ? Va falloir me rendre des comptes, mon babouin. On ne vole pas une telle déesse à Santonio sans que le pire ne t’arrive. Comment ? C’est quoi, le pire ? On va y réfléchir, tumeur maligne ! Fond de calbute de clodo russe ! Pertes blanches de guenon syphilitique ! Fais-moi confiance, je trouverai. Un châtiment de toute rareté. Fleur de coing ! Qu’aura encore jamais servi. Ce sera une grande première et une grande dernière en même temps. Je te ferai rentrer dans les roustons chaque giclette de foutre dont tu l’as déshonorée.
Et, pensant cela, je m’entends dire d’une voix stricte :
— Je vous présente mes hommages, madame. Pardonnez-moi d’arriver chez vous à l’improviste : la faute en est à mon honoré confrère. Cela dit, le plaisir que j’éprouve à vous connaître l’un et l’autre…
Fumier, va ! Hypocrite !
Je suis laguche, à faire le mondain, alors que, dans la soute de mon bénoche, un missile carabiné est en train de se placer tout seul sur sa rampe de lancement.
Repas charmant et délicieux. Je ne sais si c’est l’ancillaire qui l’a fricoté, mais je ne crois pas. Faut de la subtilité pour préparer des mets aussi attrayants. Il va s’en dire (ou sans dire) que la tortore est devenue le cadet de mes soucis. Je n’ai d’yeux et d’oreilles que pour cette femme jetée dans mon destin comme une météorite.
Elle s’adresse à moi en anglais après s’être excusée de ne pas parler le français. Je me dis que j’aurai toute la vie pour le lui apprendre. Elle m’interroge sur Paris, naturellement, et ses questions ne sont pas puériles. De toute évidence, ce grand branleur de Ramirez n’en peut plus d’avoir marié une fille de ce format. Elle constitue sa victoire sur la vie. Jamais il n’obtiendra davantage de l’existence, quand bien même le cartel de la drogue lui filerait des enveloppes rebondies comme le ventre du Gros.
Nous dînons en devisant. Le lieutenant est allé chercher deux bouteilles de rouge du pays. Il est très fier de son picrate et me demande si je le trouve digne des vins français. Le moyen de ne pas répondre par l’affirmative à un garçon qui possède une femme pareille !
À mesure que le repas s’avance, je sens poindre en moi une indicible détresse à l’idée qu’il va falloir abandonner Maria del Carmen à son foyer. J’échafaude un dîner en ville pour le lendemain. Car j’ai besoin de la retrouver le plus rapidement possible. Mais ensuite, hein, gros malin ? Ensuite ? On ne va pas pouvoir se fréquenter tous les jours. Une sombre amertume me gagne. Ça ressemble déjà au désespoir. Ah ! que la vie est tourmentante !
Sonnerie du biniou. Mon hôte s’excuse et va répondre. Le coup de grelot est assez bref. L’homme revient en bougonnant.
— Vous allez devoir me pardonner, señor, mais il faut que je me rende d’urgence à l’hôtel de police. Des inspecteurs de mon service viennent d’appréhender des touristes qui tentaient de passer de la drogue à la douane de l’aéroport ; les quantités sont importantes.
— Je vais partir avec vous, dis-je, vous n’aurez qu’à me jeter à une station de taxis.
Il récrie haut et fort comme quoi je ne vais pas déserter sa table au milieu du repas. Nous n’aurons qu’à finir de manger, son épouse et moi. Il va faire au plus vite, de façon à pouvoir être de retour pour les alcools.
Étant d’un tempérament docile, parfois, je me laisse convaincre.