CAPITULO VEINTIOCHO

Le lieu est aussi marrant qu’un dispensaire centrafricain pendant une épidémie de choléra baveux. Les murs ne sont même pas blanchis à la chaux, les briques crues, porteuses de cicatrices graves, gardent à la construction l’air désolé d’un chantier abandonné bien avant son achèvement. La pièce comporte deux fenêtres aux carreaux brisés. Il n’y a pas de lumière, et seul le jour mourant met quelque clarté agonisante en ce local désespérant.

J’essaie de me rappeler l’endroit où je gis, n’en trouve pas la moindre trace dans ma mémoire. Tout ce dont je me souviens, c’est d’une Jeep stoppée au sommet d’une butte. Je m’y « sens encore ». Une femme à mon côté, dont j’ai quelque mal à retrouver le nom. Nous parlons… Elle caresse ma cuisse : pas ma bistougne, parole ! VRAIMENT ma jambe. SEULEMENT ma jambe ! On causait…

On parlait de gens vénéneux… De ces êtres comme l’homme de la rue, l’homme de la vie courante ne peut imaginer qu’il en existe. Et voilà qu’en devisant, je me sens diguediguer gentiment. Un suave anéantissement, un peu comme lorsque tu te biches un pied magique. Ta partenaire a fait une apnée mirifique because elle pâmait dans les excès. Ta pomme, la conscience peinarde, tu te laisses glisser dans le velours. Tu déflaques en toute langueur ; mister chibroque floconne dans un abandon supraterrestre. C’est mieux qu’un fade géant, c’est du paradis de contrebande !

Bref : c’est de l’évanouissement pur et simple. Surtout pur. Trop de raisin versé en loucedé, probable, mon grimpant servant de gouttière. Nothing de plus traîtrasse que l’hémorragie. Tu te casses de toi-même sans prendre garde. Te barres de l’existence tel un collégien du pensionnat, en tenant tes grolles à la main.


Je m’investigue. Constate qu’on m’a retiré mon bénoche et fait un pansement. Dans tous les bouquins du genre, les romanciers (également du genre) appellent ledit : « de fortune », t’auras remarqué ? Et si t’as pas remarqué, c’est que t’es bel et bien aussi glandu que les gens le prétendent !

Où suis-je-t-il ?

Bientôt la réponse. J’entends surviendre une bagnole. Claquement de portière (au singulier). Bruits de pas… Une femme blonde que je reconnais. C’est avec elle que je discutais au moment de couler à pic dans le jus de betteraves. Mais je sais qu’elle n’est pas blonde, elle a les cheveux décolorés sous la perruque de naguère. Évidemment, il s’agit de la superbe Maria del Carmen. Très affairée. Paquets pharmaceutiques. Very beaucoup ! Les défait avec promptitude et autorité. S’active. Je mets mes falots en code. Laisse flotter au vent léger la bannière de mon indifférence.


— Ne t’agite pas, chéri, qu’elle murmure. Il ne faut pas arracher ton goutte-à-goutte.

Ô nuit ! Qu’il est profond ton silence. Une loupiote de poche éclaire mal les lieux.

— Tu as été infirmière ?

— Pas vraiment, mais j’ai soigné ma mère malade pendant des années, si bien que je me débrouille. Comment te sens-tu ?

— J’ai l’impression d’avoir fait la grasse matinée.

— Tu as été entre « chien et loup » pendant une dizaine d’heures ; j’ai failli te conduire à l’hôpital. Ce qui m’a retenue, c’est la perspective des conséquences que ça entraînerait.

— Tu as des nouvelles de « Fort Alamo » ?

— Aucune. Il faudra voir les journaux demain matin. En tout cas, la radio de la voiture ne parle de rien.

— Les protagonistes de l’opération ont intérêt à ne pas faire de vagues.

Pour changer de sujet, je demande :

— Quand penses-tu retrouver ta véritable couleur de cheveux, ma jolie ? Elle doit toujours être à l’unisson de la toison pubienne, sinon cela crée un sentiment de frustration chez l’homme.

Un temps. Elle ne sourit plus. Ses yeux sont baignés de tu sais quoi ? Oui : larmes, tu as gagné !

Je cueille sa main qui traînassait sur le lit.

— Naguère, fais-je en grand amateur d’adverbes que j’ai toujours été, nous avons beaucoup parlé ; une partie de notre intéressante conversation s’est quelque peu diluée dans ma mémoire, aussi me permettrai-je de la récapituler tant mal que bien.

Me voyant promener ma langue fourbue sur mes lèvres rêches, elle va chercher une bouteille de vin parmi ses provisions et m’en sert dans un gobelet de carton. Pinard un tantisoit violacé, qui mousse quand on le transvase, et sent la vendange, ce dont j’adore, dirait Sancho-Bibendum-Pança.

— Où sommes-nous ?

— Dans une bicoque en ruine appartenant à un oncle de mon mari.

Je rêvasse un peu, manière de ranger mes idées par paquets de dix.

À la fin, je laisse échapper :

— C’est curieux, cela fait deux fois, coup sur coup, que je suis blessé pendant une affaire. Au cours de la précédente[14], plus gravement. À force de jouer les invincibles, on finit par durement s’ébrécher. Mais c’est sans importance, à chaque année qui s’ajoute, j’ai gagné en fatalisme. Me soumets à Dieu ou aux planètes. La loi de la gravitation, la seule à laquelle on est forcé d’obéir ; regimber serait pure dépense d’énergie.

Elle n’a pas relevé ma réflexion. Il semble que je la fascine. Pourtant, il y a moins que pas longtemps, ne se trouvait-elle pas au côté d’un vilain qui rêvait de me transformer en engrais azoté ? Comme quoi faut s’attendre à tout, avec les gerces, et au pire plus qu’au reste.

— Si mes souvenirs ne sont pas trop boiteux, tu m’as dit, avant ma syncope, que vous aviez participé, en juin de l’an passé, à un congrès des polices qui se tenait à Stresa, en Italie. Vous logiez dans un palace des îles Borromées.

— C’était enchanteur !

— Là-bas, vous avez fait la connaissance d’une femme d’un certain âge qui prétendait connaître ton mari ?

— C’est cela même.

— Lui, par contre, ne se la rappelait pas. Mais elle a sorti des arguments qui ont paru le convaincre.

— Elle a alors annoncé que le terroriste number one, que nous connaissons sous l’identité de Kurt Vogel, allait se retirer en Uruguay avec un magot phénoménal. Elle savait déjà sa future adresse et l’a communiquée à Ramirez. Elle lui a demandé de liquider Vogel, en échange de quoi il percevrait une part du gâteau. Pour lui prouver qu’elle ne bluffait pas, elle a remis à mon époux cent mille dollars, ou plutôt des moitiés de billets représentant cette somme, étant convenu qu’il toucherait l’autre partie des banknotes après l’exécution.

Je souris.

— Je ne veux pas porter atteinte à la mémoire de ton bonhomme, ma chérie, mais pour un policier, il traitait des opérations un peu glauques.

Maria del Carmen hoche sa jolie tête, qui sera bien plus belle encore lorsqu’elle l’aura désaffublée de sa stupide teinture blonde. Je pense que ses années de mariage avec un forban tel que Ramirez (trois fois) ont quelque peu décapé sa couche d’honnêteté originelle. Quand elle a épousé ce grand flambard, elle était une jeune fille innocente. Ce sagouin l’a transformée.

La vie est si gueuse, comme je le dis souvent, contaminante et vérolée.

Je reprends les rênes de mes pensées divagantes kif celles d’un quadrige.

Si j’analyse, la femme rencontrée à Stresa était une complice de Vogel, mais qui le trahissait. Et dans quelle intention ? Celle, of course, de s’approprier l’énorme blé que ce fumelard a amassé au cours de sa carrière de prédateur de haut niveau. Pour cela que fait-elle ? Profitant d’une occase inespérée, elle commandite PLUSIEURS MOIS À L’AVANCE L’ASSASSINAT du type. Le contraire de Mort à crédit, en somme ! Elle paie son élimination par anticipation.

Bien joué, la mère !

Nouvelle rêverie du penseur solitaire qu’I am. Je phosphore que c’en est une bénédiction, dirait la vaillante Line Renaud, la lancière du Bengale des nobles croisades télévisées. Je vois, je renouche, je mate, je bigle, j’entrave. Il existe des instants de grande lumière intérieure, où les embrouilles les plus méandreuses te semblent devenues limpides.

Je mentalise l’affaire. La passe au tamis de ma clairvoyance.

Supposons que l’ami Kurt ait une complice, ou une maîtresse, en compagnie de laquelle il projette de refaire sa vie en Uruguay ? Ils ont placardé leur copieux magot dans ce paisible pays. Mais ce sont des gens traqués par tous les roussins de la planète et de ses satellites. Pour commencer, ils s’établiront séparément : lui dans la capitale, elle dans une ville d’eaux du nord où elle en profitera pour soigner un psoriasis tenace. Afin de garantir sa sécurité, elle prendra l’identité d’une autre. Il lui suffira de se vieillir, de se « transformer », jeu dans lequel doit exceller une aventurière grand format. Tout est prêt. Les dents lui ont poussé, elle a découvert le parti à tirer de la situation : shooter dé-fi-ni-ti-ve-ment son mec pour rester l’unique détentrice du pactole. Dans le fond, c’est très simple, logique !

Je jubile. Bravo, Sana : t’as tout pigé. Par contre, t’as été joué de première. Du grand art ! Je me remémore la vieille égroteuse de l’établissement de cure. La mère-la-déglingue à la frime daubée. Qui n’aurait-elle pas possédé ? Dieu que c’est grisant d’avoir affaire à des amazones d’un tel niveau !

Et puis, bon, je renoue avec notre converse, Maria del Carmen et moi.

— Bien. Ton fripon d’époux, jugeant le moment rêvé, ordonne l’équarrissage de Vogel pour pouvoir nous foutre son assassinat sur le paletot. La chose s’accomplit. A-t-il eu, ensuite, un contact avec la femme aux cent mille dollars ? Le moment était venu de toucher l’autre moitié des coupures déchirées.

— Non, fait-elle, puisqu’il est mort (là elle ne tique pas, parle du décès de son vieux comme s’il était clamsé d’une péritonite aiguë) très rapidement après Vogel.

— Tu as quitté le vol de Paris à la première escale pour revenir à Montevideo ; tu as agi ainsi à cause de ce fric dont vous attendiez l’arrivée ?

— Exact.

— Tu as partie liée avec Medialunas ?

— Je lui ai demandé de m’aider ; sans mon mari, je ne me sentais pas de taille…

— Vous connaissiez l’existence de la femme en cure, tous les deux ?

— Non. C’est vous qui nous avez conduits à elle.

— Vous l’avez questionnée ?

— L’inspecteur-chef voulait t’entendre avant de « s’occuper » d’elle.

— Si bien qu’elle se trouve encore dans son institut ?

— Je l’espère.

Mon goutte-à-goutte revigorant agit, sans bruit. C’est plutôt fascinant à observer, ce manège de la larme qui perle et tombe en produisant une minuscule auréole dans la poche de plastique.

Et toujours cet afflux de pensées qui se bousculent au portillon de ma gamberge.

— Le matin de mon arrivée, il y avait un grand papier sur Vogel dans El Dia ; qui l’avait fait publier ?

— Mon époux.

— Pourquoi ?

— Pour « préparer » les autorités à ce qui allait se passer.

— Explique.

— En signalant la présence du terroriste sur notre sol, il se « couvrait » par avance, car il ne savait pas comment il le neutraliserait. Et puis ta venue soudaine lui a apporté la solution.

— Cela risquait de mettre le type en fuite.

— Non, parce qu’il le tenait à l’œil et il aurait tout précipité si l’autre avait eu des velléités de départ accéléré.

Une chose encore me tarabate l’intérieur de la boîte crâneuse[15] : que faisait mon portrait de play-boy dans la penderie de Vogel ?

Cette question (en anglais : this question), ce n’est pas la belle friponne qui peut y répondre. Je la repousse à une date intra-utérine.

— Sois gentille, petite brigande, débranche ta jouvence : elle n’est pas suffisamment alcoolisée pour moi.

— Non ! Tu es trop faible, proteste ma camarade d’équipée.

Je biche sa dextre et la porte jusqu’à une éminence qui s’est constituée là où pantelle ton misérable brise-jet de déglandé.

— T’appelles ça de la faiblesse, môme ?

Elle cesse d’ergoter, pousse le civisme jusqu’à ôter sa culotte après avoir retiré l’aiguille de ma veine.

On change de transfusion.

La vie commande, que veux-tu, mon Lulu.

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