CAPITULO VEINTE

Maintenant, ô mon lecteur crédule, il me faut te confesser une chose somme toute vénielle qu’en conséquence tu voudras bien me pardonner : les trains pour voyageurs n’existent pas en Uruguay où les transports routiers les ont remplacés ; seulement, il eût été moins pittoresque de décrire les soins de verge de Sa Majesté triomphante dans un car. La scène savoureuse (?) de la douce petite sœur confrontée au monstrueux chibraque de l’Enflure aurait perdu tout intérêt (si tant est qu’elle en comportât un) ; bref, j’ai « aménagé » cet épisode afin de donner priorité à la gauloiserie. Ne m’en veuille donc pas et songe à l’effort qu’un garçon épris de sincérité comme moi a dû fournir pour te rendre quelques lignes de sa prose plus plaisantes.

Mon respect de la vérité étant rétabli, je te reprends le fil de ce récit hors du commun.


Le lendemain, après une dorme salutaire et quelques emplettes effectuées en ville, nous continuons sur Dayman, en espérant y trouver quelque quiétude, car l’activité est ici très intense. De nombreux ferries traversent le fleuve en direction de Concordia, la ville argentine qui lui fait face. J’aime bien les cités portuaires ; d’abord parce qu’elles sentent davantage la mer que la merde, ensuite parce qu’elles ont toutes un air d’aventure. Bien sûr, à Denain aussi, il peut se passer des événements, mais on pressent que ce ne seront jamais les mêmes qu’au Havre !

Le bus est plein de Touaregs qui… Comment ? Y a pas de Touaregs en Uruguay ? Ah ! bon, excuse. Rectification : le bus est bondé. Pas déglingué le moindre, luxueux, plutôt. Un système de phonie distribue des décibels chiants dans les cages à miel. Air de fiesta. La kermesse sud-amerloque ! Sombreros et mantilles. Olé ! Ces bons voyageurs en sont très satisfaits. Z’ont l’habitude.

Bibendum ne souffre presque plus de sa grosse bistougne, ce morninge. Il déplore juste qu’elle vire au violet, mais prévoit déjà des lendemains qui chanteront à pleine voix.

Il me demande à s’en brûler le pourpoint :

— En somme, t’espères trouver quoi, dans c’ bled qu’on va ?

— La clé d’un mystère, j’y réponds-je.

— Quel mystère ?

— Si je le connaissais, ça n’en serait plus un, ma biche.

— Tu cachottes, bougonne l’homme au paf en berne. On a toujours l’impression qu’ tu t’ fous d’ la gueule du monde. Bordel à cul, si qu’on viendrait ici, c’est pas pour avaler du ruban, mais pour faire progresser l’enquête, non ?

Sa nervosité se libère à l’unisson de sa boyasserie. Pour le calmer, je lui jette un os à ronger :

— Sur les relevés téléphoniques trouvés dans la villa de Vogel, j’ai vu qu’il appelait parfois Dayman, où nous allons. Or, apparemment il ne connaissait personne dans ce pays d’Amérique du Sud. J’en conclus qu’il entretenait des relations avec un correspondant habitant ce patelin.

— S’il relationnait avec un gusman d’ici, pourquoive créchait-il-t-il à l’aut’ bout du pays ?

Hochement de tête désabusé de l’éminent Sana.

— C’est ce que je voudrais apprendre.

— T’as l’ bigophone du pékin en question ?

— Non.

— Et comment tu comptes le trouver, malin ?

— Je n’en sais encore rien, avoué-je. J’ai confiance en ma perspicacité, mon esprit de déduction, mon don d’observation et ma chance insolente.

— T’auras pas trop d’ tout ça pour obtiende un résultat, prophétise le Druide.

Le car roule sur une route encore détrempée par les fortes pluies de la noye. Le conducteur prend un malin plaisir à rouler dans les flaques pour asperger les cyclistes.

En veine de pensées profondes, l’homme de Saint-Locdu-le-Vieux reprend la parole :

— T’ sais n’à qui j’ pense ?

— Dis-y-moi.

— Au tordu qu’on a fic’lé dans c’te grange abandonnée : y doit commencer à s’ faire vioque, non ?

J’avoue avoir relégué loin dans ma mémoire le dénommé Alonzo Troquez. Des incidents plus urgents m’ont mobilisé. Pourtant, ce dynamiteur est toujours vivant : qu’un cul-terreux le découvre et ce sale mec nous vaudra des tartines de gadoue sur pain rassis. Mais, « ouath ! » que disait papa quand il s’inclinait devant une fatalité. Surtout à la pêche, je me souviens. Si ça ne mordait pas, il grommelait « Ah ! ouath ». Un jour, avec un copain, ils ont acheté une vieille barque d’occase, l’ont ravaudée, repeinte d’un beau vert ajonc et l’ont baptisée « Ah ! ouath ». Je me rappelle qu’ils ont longuement discuté l’orthographe de cette onomatopée. P’pa réfutait le « h » terminal, mais son pote y tenait mordicus : il trouvait que ça faisait britiche.

Au bout d’une demi-heure de route, nous atteignons Dayman, agglomération aux airs de ville d’eaux un peu chichoite. Y a des hôtels pour curistes plus ou moins bien nantis, plus ou moins mal lotis ; des bâtiments ressemblant à des établissements thermaux. L’ensemble est tristement fagoté, si l’on excepte quelques centres de « cure et revitalisation » pour éleveurs de bovins à pesos.

Nous jetons tu sais quoi ? Oui : notre dévolu, sur un hôtel « moyen-mais-de-bon-ton » contre la façade duquel on a fait grimper des rosiers. Une grande vasque de céramique bleue me flanque envie de licebroquer, à cause de son glouglou sempiternel.

Dans le hall d’arrivée, l’est une vaste volière peuplée de zizes aux plumages en technicolor. Une soubrette en blouse blanche promène sans joie un aspirateur pareil à un chien d’aveugle.

Derrière la banque des arrivées, un petit homme à rouflaquettes pointues[8] fume un cigare plus gros que son sexe, avec des grimaces pour publicité de laxatif. La crise de l’hostellerie et nos physiques engageants l’incitent à nous louer deux chambres contiguës avec vue sur une réduction de Bagatelle. Ce tordu possède cet air perplexe des gens décidés à tuer mais qui ne savent trop sur qui fixer leur choix. Je crois comprendre la raison de sa détresse quand j’avise, au mur, derrière lui, la photo d’une très jolie jeune femme affligée d’un bec-de-lièvre, d’un strabisme convergent et d’une moustache d’enseigne de vaisseau des Années folles. Le cadre qui l’emprisonne est orné d’un crêpe noir et il y a des fleurs dans un vase posé à côté du portrait.

— Votre femme ? lui demandé-je-t-il avec la voix apitoyée d’un gars des pompes funèbres au travail.

Il opine, envoie un baiser à la ravissante disparue et torche un brin de larme avec les poils couvrant sa main. Je sens que cette question m’a gagné sa sympathie. Les êtres sont touchants : on les séduit avec un minimum de gentillesse, souvent.

— Elle était très belle, assuré-je d’un ton pénétré. Comment s’appelait-elle ?

— Compilacion.

— Comme ma sœur, soupiré-je.

C’en est trop : il me tend la main ; une paluche de branleur fiévreux. C’est décidé : nous voilà amis jusqu’au trépas.


Nos piaules sont agréables dans leur relative modestie. Le bidulier aux rouflaquettes de danseur tangotier me révèle que c’est sa chère défunte qui en avait assumé la décoration. L’était douée, Compilacion. Des étoffes claires, des tapisseries avec motifs exotiques : cactées en fleurs, paons faisant la roue, des meubles en rotin, un tapis de coco (sans les noix) ; tout cela est sympa, accueillant, légèrement « cucul-la-praline ».

— Exquis ! assuré-je, ce qui ravit le jeune veuf.

Pourquoi m’accroché-je à ce petit connard ? Mon instinct entre en action, ne cherche pas. La voix de mon lutin interne essaie de me convaincre que j’ai des choses à espérer de ce mec. Si je me laissais aller, je l’inviterais à becter et on discuterait le bout de lard jusqu’à ce que la lumière s’ensuive.

Le Mammouth qui, cependant paraît étranger à mes préoccupances, murmure brusquement :

— D’mande à c’t’ tronche d’ paf combien t’est-ce y a d’habitants dans son bled.

Docile, je répercute la question. Le gringale répond que cela dépend : en fait d’autochtones, ça va chercher le millier de gonzmen, mais le nombre est triplé, voire quadruplé en période de saison haute.

Sarcastique, l’homme dont les lèvres ressemblent à une exubérance d’hémorroïdes, me jette :

— Et toive, t’as la prétendance d’ r’trouver parmi c’te’ population d’ pégreleux, çui dont à qui Vogel bigophonait !

Je considère son faciès marbré par le beaujolais, son regard de batracien hépatique, ses nombreux mentons en chute libre. Un regain d’énergie, de foi en la vie m’empare.

— Je le retrouverai ! prophétisé-je sourdement.

Le tas de graisse hoche la hure.

— Y a des jours, j’ m’ demande…

— Que te demandes-tu, Sac-à-excréments-hors-d’usage ?

— Si tu s’rais con, ou si tu l’ fererais esprès ! Enfin, ça nous procure n’au moins des vacances.

Tu parles ! Si on pouvait deviner ce qui nous attend, comment qu’on se rapatrierait dans nos foyers.

Il regagne sa chambre et ne tarde pas à reconstituer la bande sonore du film consacré à l’attaque de Pearl Harbor par ces gentils Japonouilles, lesquels ressemblent tellement à mon cul qu’il ne leur manque que la parole.

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