CAPITULO QUINCE

Et puis nous demeurons immobiles, à nous filer des regards en chanfrein. Elle pèse le pour, moi le contre. C’est poilant, deux tagonistes plus ou moins avoués qui se jouent une comédie dont ils n’ont pas appris le texte. Au fond, la seule bonne question dans notre affaire est celle-ci : amis ou ennemis ? Guerre ou paix ?

— Chérie, pourquoi me suiviez-vous ?

Elle hésite. Puis ses yeux s’enfoncent dans les miens.

— George, dit-elle à son équipier, et ce sans même se tourner vers lui, soyez gentil : laissez-nous un moment.

Docile, l’agent à tronche de Charlot s’éloigne.

Me voilà, pour lors, tout encuriosé. En effet, l’expression de Pamela s’est modifiée. Deux rides plus que précoces transforment son front en chèque barré.

— San-Antonio, balbutie-t-elle, il m’est arrivé une histoire inouïe.

Par correction, pour unissonner, je lui produis une tronche d’ordonnateur des pompes funèbres qui s’est gouré dans les mesures.

Elle marque un silence que je respecte comme s’il avait lieu à l’Arc de triomphe, en présence du président de la République et de ses porte-coton.

J’attends la suite, sans la presser de questions.

Elle fait, d’une voix voilée comme la roue de vélo d’un coureur du Tour de France venant d’emplâtrer une borne kilométrique :

— Je suis désespérée. À qui pourrais-je confier ma détresse sinon à vous qui ne me faites pas de cadeau, mais dont, pourtant, je pressens l’humanisme ?

Oh ! lala ! La bouilloire du thé se met à chanter, les mecs. Où-ce qu’elle veut-elle en venir, cette jolie Britanrouille de mes deux chéries ! Mon instinct me dit qu’elle est sincère, en vertu de quoi je lui laisse renverser son sac à malice.

— Voyez-vous, murmure-t-elle, lorsque j’étais adolescente, j’ai subi les manœuvres d’un ami de ma famille qui m’a déflorée. Dans ces cas-là, les filles sont définitivement traumatisées, mais gardent le silence, c’est connu. En me violentant, cet homme a détruit mes rêves, mon idéal, ma foi en l’avenir. Si j’en avais eu le courage, j’aurais mis fin à mes jours.

Cette fois, des larmes lui viennent. Je me dis alors qu’elle est, soit une tragédienne de grand style, soit une femme désemparée.

Compatissant comme un Samaritain de la Samaritaine de luxe, je cueille son menton anglais dans ma main française et dépose un baiser effleureur sur sa bouche.

— La souillure qu’un homme inflige à une petite fille est une honte pour tous les individus de sexe mâle, dis-je avec un ton que la reine des Belges en bédolerait dans sa culotte de soirée.

Elle saisit ma dextre et la presse dans un élan tel que j’en ai la couille droite qui se fripe à l’instar du faf à train qu’on s’apprête à utiliser. Elle repart dans ses confidences.

— Depuis cette ignoble meurtrissure, j’ai pris l’amour physique en horreur. J’ai tenté de passer outre ma répulsion. Mais chacune de mes expériences fut plus douloureuse que la précédente. Et puis j’ai cédé à votre collaborateur…

— Le Gros ?

— Lui ! Quand il m’a découvert l’énormité de son sexe, j’ai failli hurler de peur. Mais je ne sais quel diable m’a poussée à refréner ma panique et à lui céder. Un confus besoin d’aller jusqu’au bout du dégoût ? Je l’ignore. Toujours est-il que, d’atroce au début de l’étreinte, notre copulation est vite devenue fabuleuse. Pour la première fois de mon existence, j’ai connu le plaisir ; et quel !

« Dès l’instant où nous sommes parvenus à nous désunir, je n’ai plus eu qu’une idée fixe : recommencer ! J’en deviens folle, San-Antonio. Je veux qu’il me pénètre à nouveau, avec cette puissance qui vous démantèle. D’en parler, m’inonde complètement. Je suis un brasier. Je préférerais mourir plutôt que de renoncer à son formidable membre. »

Ayant dit, elle, la fille d’Albion, si maîtresse d’elle-même, éclate en forts sanglots qu’elle étanche à mon veston.

Ahuri, ému aussi, je lui tapote le dos en proférant des mots consolationistes. Lui dis combien je suis aise de la savoir sauvée de la frigidité. À quel point je l’engage à persévérer dans la voie du braquemard. Je l’assure de la constance d’Alexandre-Benoît. Elle peut compter sur lui : il lui prodiguera sa ration de betterave sans compter. C’est un phénomène ! Un mâle inépuisable, susceptible de tirer une dizaine de coups dans une journée. Il va lui mettre la chaglatte en lambeaux ! Ses légumes, il en fera une décoction, à coups de pilon, le bougre ! Surtout qu’elle prenne bien garde de ne pas s’étouffer à l’oral. Un jour, le Mastard ne pouvant retirer son gland de la bouche d’une institutrice libre, elle a failli périr d’asphyxie. On l’a sauvée de justesse par une trachéotomie, la pauvrette. Piper un gazier calibré de la sorte est aussi dangereux que de faire un safari avec Michel Droit.

Elle m’écoute religieusement en se caressant la motte de sa menotte.

— Donc, reviens-je-t-il à nos moutonsses, c’est pour ne pas perdre mon collaborateur que vous vous êtes lancée dans cette filature ?

— J’ai convaincu mon chef qu’il ne fallait pas vous laisser disparaître.

— Pourquoi êtes-vous flanquée de ce grand connard qui ferait penser à une lance de jouteur s’il ne ressemblait tant au prince Charles ?

— Il m’a été imposé pour garantir ma sécurité, car sir Raidcomebar se méfie de vos réactions.

Un nouveau temps mort, manière de trier un peu ce qui vient de se dire et d’établir un classement préalable.

— J’ai une question, murmuré-je.

Elle me regarde. Ses beaux yeux sont encore noyés (ou baignés, au choix) de larmes. C’est fou ce que cette fille de tête, aguerrie, formée à l’aventure et aux dangers, paraît infiniment faible, tout à coup.

— Il s’agit de Kurt Vogel, ma petite chérie. Je ne trouve pas très catho ce qui lui est arrivé. Son exécution a-t-elle été programmée par vous autres, Britanniques ?

— Absolument pas ! rebiffe-t-elle violemment.

— C’est donc une décision de la police uruguayenne ?

— Aucun doute.

— Vous voulez dire que le lieutenant Ramirez a profité de ce que je perquisitionnais sans autorisation chez Kurt pour le faire ramener chez lui et liquider ?

— Ça vous semble inconcevable ? Vous l’ignoriez peut-être, mais cet officier de police a une réputation de coquin. Il fournissait son supérieur en fric et en filles, ce qui lui permettait d’être l’éminence grise de la Maison.

Elle gamberge.

— Je pense que l’attentat contre le président Gomenolez tombe à point nommé pour vous.

— ?… ?… ?… ! dis-je.

— Réfléchissez : Ramirez disparaît au même moment. De là à ce qu’on imagine qu’il est l’instigateur du coup de main…

— Bon Dieu !

Elle sourit.

— Donc, vous avez le champ libre jusqu’à nouvel ordre.

— Le champ libre pour faire quoi, exquise amie ?

— Pour éclaircir cette affaire Vogel qui nous laisse tous sur notre faim.

— Tandis que vous enfilerez le parfait amour avec le bel Alexandre-Benoît ?

Elle rosit comme Varte[5].

— Puisque je suis en veine de confidences, je vais vous apprendre quelque chose, murmure-t-elle.

— Merci pour la confiance.

— Les photos que vous m’avez adressées m’excitent comme une folle. J’en ai tapissé ma salle de bains et je me caresse en les regardant.

— Chacun prend son plaisir où il le trouve, philosophé-je.

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