Ils dînaient à l'Auberge du Creux, où Mélanie avait accepté de leur préparer un menu spécial. Danglard testait du bout de l'index le moelleux des pommes paillasson, comme l'avait fait Bourlin.
— C'est parfait, dit-il. Je parle du dîner. Quant aux événements de l'après-midi, il est difficile d'en juger.
— On ne peut pas tester la valeur d'une enquête avec le bout de son doigt, dit Veyrenc.
— C'est certain.
— Encore que ce serait pratique. Savoir si elle est à point, ou brûlée, desséchée, ratée, bonne à jeter.
— Celle-là n'est pas une enquête, dit Adamsberg. Nous sommes hors piste, comme me l'a âprement signifié Retancourt. Nous n'avons rien à faire dans cette histoire, et quoi qu'il se soit passé sur l'île tiède, c'est prescrit c'est fini, cela ne nous regarde pas.
— Alors qu'est-ce qu'on est venus faire ici ? demanda Danglard.
— Savoir, et libérer les fantômes.
— Ce n'est pas notre boulot.
— Mais on l'a fait, dit Veyrenc. Réussi, c'est autre chose. A-t-on libéré les fantômes, Jean-Baptiste ?
— Cela, oui, on l'a fait et bien fait. Toujours ça qui n'ira pas pleurer dans la tour maudite des désespérés. Il est plus ardu de savoir si on a appris quoi que ce soit de vrai.
— Vous ne croyez pas Victor ?
— Il était convaincant, estima Veyrenc. Il a été aussi loin que possible. Il a osé avouer devant son frère son intention de tuer la mère. Plus que courageux, c'était cinglé.
— Le porto rend cinglé, énonça Danglard d'un ton docte. Son besoin d'avouer a été plus fulgurant que sa peur, il a fracassé les barrières.
— Barrières déjà bien disloquées par le porto, ajouta Veyrenc.
— C'est ce que je disais. L'alcool sucré monte au cerveau avec la célérité d'un acrobate sur un fil.
— Mais tout compte fait, reprit Adamsberg, un miracle a sauvé son « âme » : le tueur l'a précédé et a commis le « geste atroce » à sa place. Victor en ressort blanc comme neige d'Islande.
— In vino veritas, dit Danglard.
— Non, Danglard. Je n'ai jamais cru que l'alcool accouchait de la vérité. Des douleurs, sans aucun doute.
— En ce cas pourquoi l'avez-vous poussé à boire ?
— Pour qu'il lève les freins et dévale aussi loin que possible sur la route. Ce qui ne veut pas dire qu'il a été jusqu'au bout. Même abruti, même les barrières fracassées, l'inconscient veille sur ses biens les plus précieux, tel Marc protégeant Céleste. On n'en saura pas plus. J'attendais les résultats de ce flux de sentiments et de semi-vérités pour prendre une décision. J'en ai touché un mot à Retancourt à midi. Elle est violemment contre.
— Contre quoi ? demanda Danglard.
— Elle dit que ce ne sont pas nos affaires, voilà tout.
— Elle a raison.
— Oui. Donc elle ne viendra pas. J'avais pensé à elle, et à toi, Louis, pour m'accompagner.
Ni Veyrenc ni Danglard ne demanda : « Où ? » Il se fit un silence, de ces silences épais au point que le simple bruit des couverts indispose. Veyrenc posa les siens sur la table. Il saisissait les cheminements d'Adamsberg plus vite qu'un autre. Peut-être parce qu'il était du même coin de montagne.
— Quand part-on ? demanda-t-il enfin.
— Mardi. J'ai trois billets pour Reykjavik, quelle que soit la manière dont cela se prononce. Trois heures et demie de vol. Puis quarante minutes jusqu'à…
Adamsberg tira son carnet de sa poche intérieure.
— Jusqu'à Akureyri, lut-il lentement. De là, un saut en avion à la petite île de Grimsey. En face du port, au bout de la jetée, l'île tiède. À cette période, la banquise sera largement disloquée, il faudra trouver un pêcheur qui nous y emmène. Ce ne sera pas facile, avec la superstition qui pèse sur l'îlot. Ou bien qui accepte de nous louer son canot.
— Pour trouver quoi ? dit Danglard. Du rocher ? Des lambeaux de neige ? À moins que vous ne vouliez vous étendre sur la pierre tiède pour vivre éternellement ?
— Non, pas la pierre.
— Alors trouver quoi ?
— Comment voulez-vous que je le sache, Danglard, puisque je n'ai pas encore cherché ?
Danglard lâcha ses couverts à son tour.
— C'est vous qui l'avez dit. Ce n'est pas une enquête et ce ne sont pas nos affaires.
— Je l'ai dit.
— Et vous risquez d'être limogé.
— Retancourt m'a déjà mis en garde. Elle m'a presque menacé de s'en ouvrir au divisionnaire.
— Retancourt n'est pas une balance, dit Veyrenc.
— Mais elle est hors d'elle, et elle ferait n'importe quoi pour m'empêcher d'y aller.
— C'est la raison même, dit Danglard très fermement.
— Quand comptes-tu partir ? demanda Veyrenc.
— Tu en es ?
— Bien sûr, dit Veyrenc, avec le calme immobile qui lui était propre.
« Romain », avait dit Château.
— Comment cela, « Bien sûr » ? s'écria Danglard, se retrouvant brusquement isolé face à ses deux collègues.
— Il y va, j'y vais, dit Veyrenc. Cela m'intéresse aussi. Je suis d'accord avec Jean-Baptiste, Victor n'a pas fini son chemin. Il ment, et très bien. C'est presque indécelable.
— Alors comment pouvez-vous le déceler ?
— En regardant le visage d'Amédée. Il s'est passé quelque chose en Islande. Ce serait intéressant de savoir quoi.
— Intéressant ! Mais tout est intéressant ! s'enflamma cette fois Danglard. J'aimerais visiter toutes les églises romanes du pays, ce serait « intéressant », et est-ce que je le fais ? Est-ce que j'en ai jamais le temps ? J'aimerais aller voir mon amie à Londres, car elle va me larguer. Est-ce que j'en ai le temps ? Avec quatre meurtres sur les bras et les autres à venir ?
— Vous ne me l'aviez pas dit, cela, Danglard, observa Adamsberg. Pour votre amie aux lunettes rouges.
— Et en quoi cela vous regarde ? dit Danglard, agressif. Mais vous, pendant ce temps, vous filez en Islande, illégalement, hors de toute mission ! Et pourquoi ? Parce que c'est « intéressant » !
— Très, confirma Adamsberg.
— Vous dites cela, commandant, parce que vous nous enviez, dit Veyrenc en souriant, de ce sourire qui ne séduisait que les femmes et dont Danglard n'avait rien à faire. Vous nous enviez mais vous avez trop peur pour venir avec nous. Le voyage, le froid, la brume qui menace, les lugubres roches volcaniques. Mais vous regrettez en même temps de ne pouvoir entrer dans cette petite auberge face à l'île tiède, et d'y goûter un verre de brennivín.
— Foutaises, Veyrenc ! Et sachez que je connais le brennivín, et qu'on l'appelle aussi la « mort noire ». Vous partez sans enjeu, sans logique, sans le moindre élément rationnel.
— C'est assez juste, dit Adamsberg. Mais n'est-ce pas vous, Danglard, qui disiez il y a peu qu'il était toujours bon d'ajouter quelque chose au moulin de la connaissance ?
— En nous laissant tout le désastre robespierriste sur le dos ?
— Justement, Danglard, c'est le moment le mieux choisi pour partir. Le désastre robespierriste est au point mort, et tous nos pions sont parfaitement placés sur l'échiquier. Mais rien ne bouge. Vous m'entendez ? Pas un pion ne se déplace. Pouvez-vous me rappeler qui a dit « Les animaux bougent » ?
— Aristote, gronda Danglard.
— Qui était un ancien savant, non ?
— Un philosophe grec.
— Vous l'admirez, non ?
— Mais qu'est-ce que vient foutre Aristote là-dedans ?
— Nous aider de sa sagesse. Rien ne reste jamais en place. L'échiquier Robespierre demeure pourtant anormalement immobile. Anormalement, Danglard. Une pièce fera mouvement, tôt ou tard. Et il faudra le percevoir. Mais il est trop tôt. C'est donc le bon moment pour partir. De toute façon, je n'ai pas le choix.
— Pourquoi ?
— Parce que cela me gratte.
— Selon Lucio ?
— Oui.
— Avez-vous oublié, commissaire, dit Danglard, furieux, que sur cet échiquier, nous jouons un coup lundi soir, à la prochaine séance de l'assemblée ? Repérer les descendants du guillotiné Desmoulins et du bourreau Sanson ?
— Mais j'y serai, Danglard, tout comme vous, ainsi que les huit agents en charge du suivi. Ce pourquoi je ne pars que mardi.
— Ce sera l'émeute à la brigade. La mutinerie.
— C'est possible. Je vous charge de la contenir.
— Certainement pas.
— Ce sera votre choix, commandant. Après tout, c'est vous qui serez aux commandes.
Danglard se leva, à bout d'exaspération, et quitta la table.
— Il va nous attendre dans la voiture, dit Veyrenc.
— Oui. Prépare ton bagage ce week-end. Vêtements chauds, flasque d'alcool, fric, boussole, GPS.
— Je ne pense pas qu'il y ait du réseau sur l'île tiède.
— Moi non plus. Peut-être la brume nous enfermera-t-elle là-bas, peut-être crèverons-nous de froid et de faim. Tu sais appâter un phoque ?
— Non.
— Moi non plus. Qui penses-tu bon d'emmener avec nous ?
Veyrenc réfléchit un moment, faisant tourner son verre sur la table.
— Retancourt, dit-il.
— Je te l'ai dit, elle est contre. Et quand Violette est contre, tu ne peux pas la faire plus bouger qu'un pilier de béton. Tant pis, nous irons seuls.
— Elle viendra, dit Veyrenc.