— Qu'est-ce qu'on cherche à leur faire dire, au fond ? demanda Retancourt.
Ils avaient déjeuné à l'Auberge du Creux, ouverte en ce 1er mai, et prévenu les frères Masfauré de leur arrivée. Sans surtout évoquer leur voyage en Islande. Au téléphone, Victor, ignorant des motifs de cette nouvelle visite, était déjà sur le qui-vive. Car Adamsberg avait demandé qu'ils se retrouvent dans un des pavillons d'entrée, hors de portée de Céleste.
— Tout d'abord, on cherche à finir, dit Adamsberg avec une pensée pour Lucio. Ensuite, on cherche à intensifier le mouvement.
— Victor ne parlera pas du tueur, dit Veyrenc.
— On ne peut pas enfoncer une porte d'un seul coup d'épaule. Aujourd'hui, nous l'ébranlons.
Et Retancourt s'abstint de demander à quoi servait tout cela.
À présent, installés dans le pavillon d'Amédée, les deux frères les regardaient sans mot dire, campés sur leurs gardes.
— Nous sommes rentrés tous trois d'Islande hier soir, dit Adamsberg. Plus exactement de l'île de Grimsey, et plus précisément encore de l'île tiède. L'île du Renard. Rude combat, dit Adamsberg en désignant la jambe de Veyrenc, à la hauteur des informations rapportées. Informations qui, contrairement à la dernière fois, ne vous apprendront rien.
— Je ne vois pas, dit Victor à mi-voix. Je ne vois pas ce que vous avez pu « rapporter ». Il n'y a rien sur l'île du Renard.
— Il y a des trous de piquet. À l'endroit même de votre ancien campement. Vous étiez bien installés tout en haut de la plage, un peu abrités par les bases des deux cônes ?
Victor acquiesça.
— Ces trous, vous n'avez pas pu les voir car à l'époque de votre expédition, ils étaient enfouis sous la neige. Et puis, Victor, la neige a fondu. Et puis, les débris qui la jonchaient s'y sont enfoncés. Bien à l'abri des vents glaciaires.
— Ça n'a pas de sens, dit Victor. Vous êtes allés jusque là-bas pour fouiller dans des trous de piquet ? Dont vous ne connaissiez même pas l'existence ?
— C'est juste.
— Pour chercher quoi ?
— De la graisse de phoque, pourquoi pas ?
— Et vous en avez trouvé ?
— Non. Du charbon, mais pas de graisse. Je suis désolé, réellement désolé. Suis-moi dehors, Victor.
Adamsberg s'adossa au mur du pavillon, se protégeant de la pluie qui commençait à tomber. Il sortit de sa veste la boîte de pastilles pour la toux et fit glisser les cinq petits os dans le creux de sa main.
— Mensonge après mensonge, nous sommes presque au bout de la route. Ce sont des os humains, des os du poignet. Appartenant à une femme et un homme adultes. Découpés, cuits, et consommés. Regarde les traces de feu et les entailles de couteau.
Adamsberg replaça les ossements dans la boîte et la glissa dans sa poche.
— L'analyse de ton ADN, ou de celui d'Amédée, prouvera que trois de ces vestiges appartiennent bien à Adélaïde Masfauré. Et celui de la sœur d'Éric Courtelin montrera que l'autre corps est bien celui du « légionnaire ». C'est bien ce qu'Alice Gauthier a confié à Amédée ? Qu'ils ont été dévorés ? Il sait ?
— Oui, dit Victor d'une voix rauque. Cette ordure de Gauthier. Il ne devait pas l'apprendre, jamais.
— Il tient le coup ?
— Mal. Il est sous traitement. Je dors dans sa chambre depuis qu'il est revenu de chez elle. Il crie dans ses rêves, je le réveille, je le calme.
Adamsberg revint dans la pièce et s'assit face à Amédée.
— Elle t'a donc tout dit, Alice Gauthier ? demanda-t-il.
— Pour le repos de son âme, oui, dit Amédée entre ses dents.
— Et quoi d'autre ? Qu'ils étaient morts de froid ou qu'on les avait tués ?
— Qu'il les avait tués.
— Par accident, lors d'affrontements ? Ou sciemment, pour les… consommer ?
— Volontairement, pour les consommer, murmura Amédée. C'est ce qu'ils ont tous compris, après.
— Compris comment ?
— Celui qu'ils appelaient le « Doc », il a recraché un petit os. Du légionnaire. Lors du troisième dîner. Le doc a tout dit. C'était trop tard, ils l'avaient déjà entièrement…
— Consommé, l'aida Adamsberg.
— Et un matin, ils ont retrouvé ma mère morte.
— Poignardée ?
— Non, étouffée dans la neige, sans doute, a dit Gauthier, peu avant l'aube.
— Ce qui fait que quelques jours après, quand le tueur leur apporte, disons, de quoi survivre, soi-disant un jeune phoque, tout le monde a compris. Qu'il leur proposait de recommencer.
— Oui.
— Ça suffit, ordonna Victor, laissez-le. Oui, on a compris. Tous.
— Et vous l'avez fait quand même ? Consciemment cette fois ?
— Oui. Tous sauf moi. Moi, je savais qu'elle était ma mère.
Vrai ou faux, pensa Adamsberg.
— C'est la vérité, dit Amédée. Alice Gauthier a dit que « le jeune homme n'avait pas mangé ».
— Et comment as-tu survécu, Victor ?
— Je ne sais pas. J'étais le plus jeune.
— Et pourquoi ne t'es-tu pas dressé, opposé ?
— Ils étaient neuf contre moi. Neuf, tous d'accord pour le faire.
— Dont Henri Masfauré ?
— Oui, — Victor prit une inspiration — il était assis à côté de moi. Très faible, grelottant de froid. Je l'ai supplié de ne pas le faire. Il m'a dit qu'elle serait à jamais en lui. Et il l'a fait.
— Et maintenant, dit Adamsberg, on comprend, enfin, la gravité du silence qui vous a été imposé. La menace qui pèse sur chacun de vous. Et pourquoi vous avez été si dociles. C'était indicible. Mais pas quand approche la mort. C'est ce qu'a fait si égoïstement Alice Gauthier. C'est ce que peut faire n'importe lequel d'entre vous, dans un moment de grande défaillance, de remords, dépression, conversion, maladie, désespoir. Et je crois, je suis certain, continua Adamsberg en se levant, allant et venant dans la petite salle à manger, qu'il vous surveille, qu'il vous scrute, qu'il vous convoque. Que vous vous voyez, tous, et que lui vous passe régulièrement au crible.
— Non, cria Victor. On se tait et il le sait. Il n'a pas besoin de nous voir ni de nous « scruter ».
— Vous vous rencontrez, insista Adamsberg, élevant la voix. Et tu sais qui il est. Tu ne connais sûrement pas son nom, mais au moins son visage. Décris-le moi, aide-moi à le trouver.
— Non. Je ne sais pas.
— Tu n'es pas seul en danger, Victor. Amédée l'est aussi. À présent il sait, comme les autres.
— Je le protège. Amédée ne parlera pas.
— Non, confirma Amédée, fébrile et languissant.
— Et les autres ? Tu t'en fous ?
— Oui.
— Parce qu'ils ont consommé ta mère ?
— Oui.
Adamsberg fit signe à ses adjoints. Ils levaient le camp.
— Mesure, Victor, les conséquences de ton silence.
— C'est tout mesuré.
Ils quittèrent les deux frères en silence, Amédée le front posé sur ses mains, Victor rigide et résolu.
— Il ne craquera pas, dit Veyrenc alors qu'ils remontaient en voiture.
— Amédée peut-être, dit Retancourt.
— Mais Amédée ne connaît pas le visage du tueur.
Ils rentrèrent sous la pluie, qui frappait violemment les vitres.
— Tu as bien fait de ne pas montrer les ossements à Amédée, dit Veyrenc.
— Moindre des choses, dit Adamsberg avec un frisson.
Soit effet de sa veste mouillée, soit de la rapide image d'une main d'homme qui lui montrerait les os de sa mère dévorée.
— Je vous dépose à la brigade, dit-il. Mais je n'y entre pas.
— Vous laissez le champ libre, commissaire ? demanda Retancourt en s'ébrouant.
— À quoi bon les provoquer ? L'échec les exténue, la défaite les contracte. Que pensez-vous de Danglard ? ajouta-t-il en souriant. Croyez-vous qu'il convoite cette place ?
— Danglard n'est pas comme à son habitude, assura Veyrenc. Quelque chose le trouble.
— Et je pense que c'est Robespierre, dit Adamsberg.
Zerk se déplaçait en silence. Son père s'était endormi sans dîner, les pieds calés dans la cheminée. Il savait ce qu'il s'était passé en Islande et il veillait sur son sommeil. Que Violette l'ait sauvé de l'afturganga, comme elle avait sauvé le pigeon, avait encore accru son admiration pour elle. La sonnerie du téléphone, à 22 h 10, l'exaspéra. Adamsberg ouvrit les yeux et décrocha.
— Commissaire, annonça Froissy, il y en a eu un autre.